Autrefois, à la campagne,
les reptiles, quels qu'ils soient, étaient très redoutés.
Et donc chassés et tués sans pitié. L'inoffensive
couleuvre et le charmant orvet ont souvent fait les frais de cette
phobie.
La vipère exerçait
tout à la fois, pour beaucoup, une vive répulsion et,
pour quelques-uns, une vraie fascination.
Certains considéraient même le reptile
comme un animal familier. Dans les années soixante-dix Jean
Vernet, un fameux chasseur de vipères de Vallensanges à
Lézigneux, racontait à
propos des vipères qu'il avait capturées :
"Sorties de leur
caisse, quand elles sont dans la maison, je les attrape à la
main, comme ça. Elles ne me piquent pas, mais il faut pas les
brusquer. Et même, j'en ai mis sur le buffet. Certaines y sont
restées quinze jours, trois semaines. Elles ne cherchaient
pas à me mordre, je les mettais même sur la table quand
je mangeais
"
Pourtant les accidents pouvaient être graves
pour les travailleurs des champs. Le Journal
de Montbrison du 30 mars 1884
en relate deux aux conséquences fâcheuses.
Mordu pendant la
sieste
Au début du mois, un certain
Thué, ouvrier agricole de Montbrison,
faisait un petit somme, en plein champ, après le repas de midi,
comme c'est la coutume. Il est brusquement réveillé
de son "praniéron" par une vive douleur.
Une vipère l'a mordu à la main. Notre
homme aperçoit l'animal, le tue avec un caillou. Et, tout aussitôt,
quitte son travail et s'en va avec le cadavre à la pharmacie
Dupuy pour se faire soigner. Il fait
bien : son bras et sa main sont déjà très enflés.
Il est admis à l'hôpital.
Pour le deuxième, c'est la stupidité
qui triomphe. Le 26 mars 1884, Jean
Molle travaille avec des compagnons dans une vigne au lieu-dit
Martel, près de Montaud,
entre Montbrison et Champdieu.
Voilà qu'il découvre sous une pierre une vipère
encore tout engourdie.
Il saisit l'animal à la main malgré
les hauts cris de ses camarades. Et il commence à s'amuser.
Il place la vipère sur son bras nu, sur sa poitrine et même
sous sa chemise. "Vipère au poing"
en quelque sorte ! Aux avertissements des spectateurs, il se contente
de rire. Jean n'est pourtant pas un gamin. C'est un journalier âgé
de 54 ans mais plus fanfaron que futé. Enfin il abandonne provisoirement
la bête et reprend son ouvrage.
Peu d'espoir de
guérison
Le soir, il rentre
à Montbrison avec la vipère
dans sa musette. Devant quelques voisins de la place
Saint-Pierre où il habite, il reprend ses tours. On
lui crie de faire attention. Il n'en tient pas compte. Au contraire,
pour épater son monde, il affirme : "Je
n'ai pas peur, je mettrais bien sa tête dans ma bouche".
Et il joint le geste à la parole.
C'est trop. La vipère a eu le temps de se réchauffer.
Elle mord Jean Molle. Sa langue se tuméfie
aussitôt. L'homme prêt d'étouffer souffre beaucoup.
Pour les premiers soins, on l'emmène à la pharmacie
Dupuy. Il est ensuite admis d'urgence
à l'hôpital. Le chroniqueur du "Journal
de Montbrison" conclut : "Malgré
les soins qui lui ont été prodigués, on a peu
d'espoir de guérison". Il a raison, six jours
après, le 3 avril, il meurt à
l'hospice des malades de la ville. Jean Molle
était né à Prétieux,
il laisse une veuve : Jeanne Marie Laurent.
Aujourd'hui les vipères sont protégées. Mais
il convient toujours de les laisser aller leur petit bonhomme de chemin.
Joseph Barou
[La
Gazette du 1er février 2008]