Jean Démariaux,
né le 5 octobre 1895 à Moingt,
fils d'André Démariaux et de Marguerite Ladret a 19 ans
quand éclate la Grande Guerre. D'abord
ajourné en 1914 et 1915, il est reconnu apte au service armé
en 1916 et incorporé au 16e régiment
d'infanterie de Montbrison à compter du 8 août 1916.
Après quelques mois d'instruction, il participe aux combats du
13 mars 1917 au mois de mai 1918 dans divers corps. Lors de la grande
offensive allemande du 28 mai 1918, il est fait prisonnier à
Fismes au sud-est de Soissons.
Sa captivité, en Belgique occupée, dure six mois. Il est
rapatrié le 8 décembre 1918 et démobilisé
le 13 septembre 1919.
Bénéficiant d'une bonne instruction - il est employé
chez un notaire (1) -, à son retour il a la bonne idée
de rédiger ses Mémoires de captivité.
Ce récit comportant seulement quatre pages manuscrites se révèle
d'un grand intérêt. Simple et précis, il a été
rédigé sans apprêts. Son auteur y résume,
outre les faits marquants de la période qu'il a vécue,
l'ambiance du moment, son état d'esprit, ses sentiments et ceux
de ses compagnons. Bien sûr, aujourd'hui, ce précieux souvenir
d'une époque difficile est pieusement conservé dans sa
famille.
Quatre grands thèmes reviennent en permanence au cours du récit
: le sentiment patriotique, la famille, la subsistance, l'amitié
rencontrée.
Un patriotisme, et même un nationalisme
exacerbé, transparaissent toujours. Comme tous les Français
de cette époque, Jean Démariaux nomme l'Allemand le Boche.
Il rappelle la brutalité des ennemis, les vols commis. Selon
lui les Allemands font volontairement traverser aux prisonniers les
anciennes zones de batailles du Chemin des Dames où les cadavres
sont noirs, jaunes, verts et où flottent encore des restes de
gaz de combat. Il suspecte même l'infirmier qui a fait un bon
pansement et donné à boire à un blessé.
Pourtant il parlait un peu le français et se disait Alsacien.
En regard, il insiste sur la "gaieté française"
qui permet de sourire quand il n'y a plus rien à manger. Et aussi
de se moquer des gardiens en les affublant de surnoms. Au moment de
la libération, on entonne la Marseillaise et la Brabançonne
à tout propos
Donner de ses nouvelles, écrire
à la famille est une préoccupation essentielle. Pour cela,
la pauvre carte postale portant les mentions : "bonne santé",
"blessé", "malade à rayer" ne suffit
pas. Il faut ruser pour faire savoir que l'on a retrouvé un copain.
Et ensuite, quand les jours et les semaines passent, organiser une filière
avec la complicité de la population belge.
Subsister : voilà ce qui est vital. Et d'abord se nourrir.
Jean note avec soin les menus de famine des prisonniers. Et aussi les
astuces pour ajouter quelque chose à ces rations pitoyables :
vol d'un colis, chapardage de grains de maïs... Il rend un hommage
appuyé aux civils belges qui, organisés en comités,
rendent de grands services aux prisonniers français. Sa reconnaissance
va tout spécialement à sa marraine de guerre, une jeune
fille belge de la bonne société à qui il doit,
écrit-il, d'avoir conservé sa santé. Les marches
interminables, le travail pénible, les poux, les cales humides
du cargo qui les abritent à Anvers font aussi partie du lot des
misères quotidiennes du prisonnier.
Mais quelques rencontres inopinées mettent beaucoup d'humanité
dans ce sombre tableau. C'est d'abord le soldat qui pose la main sur
l'épaule de Jean en lui demandant s'il n'est pas de la Loire.
C'est Tony Beaudou (2), vieux camarade
de classe
. Et, affirme Jean, à partir de ce matin-là
les souffrances furent moins cruelles
Il y a aussi l'ange, la
mystérieuse bienfaitrice du prisonnier de Moingt, Mlle
Ghislaine Van Biernliet, sa marraine belge. Il la voit une fois,
un instant. Elle dit un mot : "Démariaux". Il répond
"oui" et explique-t-il : le gardien ne s'était aperçu
de rien, j'étais content.
Jean Démariaux rentre au pays avec ses souvenirs, bons et mauvais,
et une santé délabrée. Il éprouve le besoin
de consigner l'expérience vécue. Son témoignage,
dans sa simplicité et sa concision a beaucoup de force. Il était
fait pour les siens afin que l'on n'oublie pas trop vite. Ce récit
complété par les notes de son fils Georges
Démariaux constitue aujourd'hui une pierre pour construire
la grande Histoire, celle qui est notre patrimoine commun .
J. Barou
Mémoires de
captivité
28 mai 1918 - 14 novembre 1918
Fait prisonnier le 28 mai 1918, vers 8 h du matin, les
Boches nous invitèrent à prendre la direction de l'arrière,
nous ayant au préalable demandé les troupes et l'artillerie
qui se trouvaient devant eux. Avec les camarades nous ne pûmes
leur donner aucun renseignement prenant comme prétexte que nous
étions en première ligne et ne pas savoir ce qui se trouvait
derrière.
Avec Fallot nous emportions un autre camarade dont le nom m'échappe.
Le malheureux était blessé au bas-ventre et ne pouvait
faire un pas. Peu après avoir quitté le camp d'aviation
où nous avions fait "Kamarad" nous fûmes obligés
de nous abriter dans un chemin creux pour nous protéger du tir
de nos 55. Au bout d'un quart d'heure nous nous décidions à
repartir, notre camarade avait besoin d'être soigné et
le maigre pansement fait sur le champ de bataille était insuffisant.
Au passage à niveau de la ligne Reims-Soissons,
un infirmier boche était dans la maison du garde-barrière.
Il parlait un peu français et se disant Alsacien il nous invita
à rentrer, fit un bon pansement à notre camarade et nous
donna à boire. Plus loin d'autres Boches faisaient bonne chair
avec des poules et des lapins volés et les bonnes bouteilles
de nos coopératives. Un d'entre eux parlant bien français
nous donna une de ces bonnes bouteilles qui fut pour nous bienvenue
mais n'ayant pas mangé et n'ayant rien, le vin nous monta à
la tête. Ayant fait une civière avec deux grandes branches
et une couverture, nous pûmes coucher notre camarade. Peu après
il fallut se séparer. On nous obligea à le laisser dans
un poste de secours. Le malheur a voulu qu'il soit fait prisonnier.
Il devait partir en permission exceptionnelle le soir même pour
la naissance de son bébé.
Le lendemain les prisonniers valides étaient rassemblés
et à 7 h en route. Nous vîmes alors ce qu'avait dû
être la bataille de la veille au Chemin des Dames : le terrain
labouré, tranchées démolies, des cadavres de partout
les uns noirs, jaunes, verts. Les gaz n'étant pas entièrement
dissipés nous eûmes à en souffrir un peu et nous
n'avions pas de masques aussi les Boches en profitèrent-ils pour
nous faire passer dans ces mauvais endroits.
Après une étape de 30 km au moins, nous arrivons enfin
dans un village presque tout entouré de barbelés. Nous
voyons des territoriaux qui sont là depuis la veille. Avec Fallot
et Pech, deux anciens du 370, avec qui je suis content d'être,
nous n'avons mangé qu'une boîte de singe et un peu de pain
qui nous restait. J'ai dans ma musette encore une boîte que nous
devons manger une fois dans le camp. En passant la grille, on nous fouille
et je vois ma boîte de singe disparaître. Oh ! le misérable
Boche ! Bien sûr qu'ils n'en avaient pas eux aussi. Il n'a pas
manqué son coup. Alors tous trois nous tenons conseil : "tu
n'as rien à manger ? - non ; et toi ? - non. Alors Fallot un
vrai camelot nous dit : "Messieurs la séance est levée,
allons nous coucher". C'est triste mais le rire et la gaieté
française emportent.
Point de paillasse, point d'abri alors comme tout le monde, et s'en
aller plus loin, nous nous couchions sur place, nos capotes comme couvertures.
La faim nous réveilla de bonne heure. Il n'était que minuit
et nous ne devions pas avoir à manger avant 6 heures du matin.
Enfin on [se] rassemble, à chacun un ½ litre de café,
du pain, une boule pour cinq, et en route. Où allons-nous ? Tout
le monde l'ignore, dans la poussière nous marchons toujours.
Nous apercevons bientôt l'ancien pont. Jusqu'au soir à
4 heures, on nous occupe à ramener les obus qui se trouvaient
aux emplacements de batteries sur les bords de la route. A 6 ou 7 heures
nous arrivions au camp. En rentrant un ½ de soupe, de betteraves,
d'orties et quelquefois de l'orge. Ceci se passait à Ramecourt.
Je garderai longtemps le souvenir des jours pénibles que j'y
ai passés. Pendant 8 jours, ce fut le même travail soit
aux obus ou alors faire des routes ou des voies de chemin de fer. Un
jour on dut me ramener par le train. Après ces 8 jours on nous
changea de camp. Ce fut le même travail et même nourriture.
Il faut que quelque chose de surnaturel nous gardât car il n'était
pas possible que la nourriture que l'on distribuait puisse nous tenir.
Après une semaine passée dans ce nouveau camp on nous
ramena dans le premier et là j'ai eu un des plus grands plaisirs
de ma captivité. Un matin, au café, je tendais ma boîte
en fer qui me servait également pour manger lorsque quelqu'un
me tapa sur l'épaule. Mais étant plus pressé encore
de recevoir le précieux liquide, je répondais simplement
: "oui". Aussitôt je m'entendais dire : "Tu n'es
pas de la Loire, toi ?" A ces paroles je retirai ma boîte,
le mot Loire valait mieux. Peut-être allais-je trouver un ami
? Hélas, depuis 15 jours j'avais bien regardé parmi tous
les prisonniers mais je n'avais reconnu personne. Me retournant alors
je me retrouvais avec ce vieux Tony Beaudou, vieux camarade de classe
qui allait être maintenant celui de captivité. Lui ne m'avait
pas reconnu et moi à peine, tellement nous étions changés,
pas lavés de 8 jours, l'eau étant très rare, pas
rasés et les joues bien creuses. A partir de ce matin-là
les souffrances furent moins cruelles, les tiraillements d'estomac nous
faisaient certainement penser à la faim, mais nous n'étions
pas seuls au front. Je fus bien content de trouver un Montbrisonnais
que je connaissais bien, mais en captivité on peut dire que c'est
autre chose.
Le 22 juin nous quittions ce camp pour aller à Laon. Tout le
monde était joyeux et l'on entendait dire à tous les groupes
: "peut-être allons-nous embarquer pour l'Allemagne et nous
allons pouvoir écrire". Hélas ! Quel désir
nous avions d'écrire car on se doutait que là-bas, au
foyer, nos parents attendaient. A Laon on nous logea à la citadelle.
Le lendemain on demande des volontaires pour travailler. Avec Beaudou
nous y allons. Peut-être trouverons-nous à manger ? En
effet on nous mène à la gare de ravitaillement et sans
être vu des Boches nous avons mangé tout ce que nous avons
trouvé. Personne ne put se retenir et le lendemain beaucoup étaient
malades, j'étais de ceux-là. J'avais emporté mes
poches pleines de maïs. Ce maïs que j'avais déjà
mangé au début de ma captivité car il n'est pas
un grain qui ne restait sur la route lorsque les prisonniers y passaient.
C'était à qui marcherait premier pour le ramasser. Ce
jour-là en arrivant du travail nous vîmes nos camarades
écrire. Vite nous nous renseignons pour avoir des cartes mais
il est trop tard. Aussi le lendemain nous avons couru tout le camp,
demandé à tous les interprètes. Enfin en voici
chacun une. Mais nous ne pouvons rien dire. Il faut mettre son nom,
le régiment et suivant le cas : "bonne santé",
"blessé" ou "malade". Impossible de faire
savoir que nous sommes ensemble. Nous avons cependant réussi
à avoir une troisième carte. Comment ? Je ne m'en souviens
pas, sûrement en disant que nous n'en avions pas eu. Celle-là
a été envoyée à M. Jeannin le curé,
nous avions ainsi mentionné nos deux noms Démariaux -
Beaudou. En la recevant, il savait bien ce qu'il avait à faire.
Mais ce bonheur
de vivre tous les deux ne devait pas durer. Deux jours après
on demanda l'artillerie, le génie et tous les hommes âgés
de 30 ans au moins. Personne ne savait pourquoi. Le soir j'appris qu'ils
étaient partis. Beaudou et Fallot en étaient. Je me trouvais
seul. Pech était resté à Ramecourt, car pour en
sortir il fallait dire que l'on était cultivateur et Pech s'était
dit seulement jardinier. En me disant cultivateur j'avais espoir d'aller
chez les paysans allemands. Après cette séparation je
fis la connaissance d'un autre chasseur comme moi. Pendant 8 à
10 jours nous avons travaillé à la gare de Laon pour le
service de la poste. Lorsqu'il nous était possible de mettre
un colis de côté nous le faisions bien. C'est là
que j'ai appris à manger les escargots crus. Tous les matins
je déjeunais avec ceux que je pouvais trouver. Il y avait une
cantine boche et nous y allions chercher les restes de soupe et les
croûtons de pain qui traînaient sous les tables.
Quelques jours après on annonce un convoi de 300 pour Gand. C'était
le matin vers 10 heures. J'arrivais de la visite et le docteur boche
m'avait fait rentrer à l'infirmerie. Lorsque je sus le départ
je faisais retirer ma musette et mon bidon par un camarade et sous prétexte
d'aller au W.C. je sortais avec lui. On m'avait mis à l'infirmerie
pour soigner une diarrhée dont j'étais atteint depuis
mon arrivée à Laon. Quarante-huit heures de chemin de
fer de Laon à Gand. Au départ de Laon une boule pour 4
et à Mons ½ litre de soupe de betterave. C'est toute la
nourriture que nous avons eue. En passant à Hirson où
nous avons resté deux heures un camarade put voir sa femme et
connaître son fils qui n'était pas né à la
mobilisation. Le 14 juillet à 4 heures du soir nous arrivons
à Gand.
Nous débarquons à la gare Saint-Pierre, les Boches nous
promènent dans les rues la population nous fait bon accueil et
nous demande des boutons en souvenir. Mais les pauvres gens ne sont
pas libres. Chacun jette ce qu'il peut. Après nous avoir bien
promenés les Boches nous font entrer à la caserne Léopold.
Aussitôt nous sommes entourés par des soldats. Là
un triste moment m'était réservé. Les soldats boches
nous demandaient des souvenirs et nous offraient en échange du
pain. Alors je vendais mes bandes molletières pour un morceau
de pain. On nous emmena ensuite dans une usine où nous couchions
par terre. Huit jours là dedans seraient été longs
si nous n'en étions pas sortis pour travailler. Et quel travail
! Nos ennemis nous occupaient à démolir toutes les machines,
casser la fonte et le fer. Le tout mis en wagons était expédié
à Hessen ou Dusseldorf. D'autres travaux nous étaient
réservés dans une usine où se centralisaient les
vols des Boches. Dans cette usine arrivaient les fers neufs pris en
Belgique et en pays envahis. Une autre équipe allait à
Port-Arthur, port situé à l'extrémité de
la ville de Gand et où arrivait par péniches toute la
vieille ferraille du front, laquelle était mise en wagon et expédiée
à la fonderie.
J'oubliais qu'après les huit jours passés à l'usine
dont je parle plus haut, on nous emmena à l'école Saint-Pierre
qui nous servit de cantonnement jusqu'au 20 octobre jour où nous
avons quitté Gand pour Anvers. Je ne saurais trop exprimer mes
sympathies pour les habitants de Gand. Ils savaient qu'ils leur étaient
défendu de nous causer et nous donner à manger. Il était
bien rare qu'il se passe un jour sans qu'une femme soit prise emmenée
et punie, malgré cela rien ne les a arrêtés. Par
l'intermédiaire d'un camarade, j'eus une personne qui s'occupa
de moi : Mademoiselle Ghislaine Van Biernliet. Mes lettres ainsi que
celles d'autres amis étaient portées par lui à
la concierge d'une maison où il travaillait tous les jours, et
cette brave femme s'occupait de les faire parvenir. J'écrivais
à l'adresse suivante : Marie-Antoinette n° 52. Ainsi, tout
par des moyens cachés, nous pûmes correspondre et savoir
ce qui se passait au front, car les Belges étaient des gens bien
renseignés. Par cette demoiselle, qui a été ma
marraine, mes parents ont pu savoir bien avant mon retour que j'étais
vivant et en bonne santé.
Depuis quelques jours le canon s'entendait très distinctement
et nous savions que les alliés avançaient. Aussi nous
ont-ils fait prendre la direction d'Anvers. Trois jours de marche et
il fallait tirer six voitures. Sur les six, cinq étaient chargées
de sacs et ravitaillement des Boches, la sixième avait notre
ravitaillement. Je suis parti de Gand en ayant vu qu'une seule fois
la personne qui s'était intéressée à moi.
Les matins j'allais au travail et toujours par le même itinéraire.
Je donnais donc à ma marraine mon signalement et le lieu où
je pourrais la voir. Plusieurs jours se passèrent mais un matin
quelqu'un paraissait chercher. En me croisant elle dit près de
moi ce seul mot "Démariaux" de suite je répondis
: "oui" et c'était tout. Nous nous étions vus,
le gardien ne s'en était pas aperçu, j'étais content.
Deux fois par semaine un ouvrier belge m'apportait un colis que je dissimulais
un peu partout et jusque dans le fond de mon pantalon. De cette personne,
à qui je dois d'avoir conservé ma santé, je garde
un éternel souvenir et je suis très heureux de correspondre
avec elle.
A Anvers, on nous logea dans le bateau marchand "Anversoise"
amarré depuis le début de la guerre, nous ne fûmes
pas aussi heureux qu'à Gand. J'oubliais que le comité
de Gand nous apportait tous les jours de la soupe et lorsque les Boches
l'empêchaient de venir, un de ces dévoués allait
directement à la Kommandantur et avait souvent sa demande accueillie.
C'est aussi au comité et aux habitants que nous devons d'avoir
eu du linge. Malgré cela aucun n'a pu se défaire des poux
et des puces. En arrivant du travail, après la soupe naturellement,
tout le monde se mettait en chasse. Chemise, pantalon veste, plus on
en tuait plus il y en avait. Je reviens donc à Anvers, on nous
occupa à travailler au port et dans un autre atelier.
Mais notre vie était changée. Nous avions déjà
su la capitulation de la Bulgarie puis la Turquie et l'Autriche, nous
devinions que la quatrième ne tiendrait plus longtemps. En effet
un jour, par les policemen de la ville d'Anvers, quelques hommes en
corvée apprirent que les Boches avaient demandé l'armistice.
La nouvelle se répandit bientôt comme d'ailleurs toutes
celles que l'on apportait depuis quelque temps surtout. Aussitôt
qu'une corvée rentrait la première parole était
: "Alors quoi de neuf ?" Les deux jours qui précédèrent
l'armistice furent plutôt gais. Malgré nous nous chantions,
les Boches avaient beau crier, plus rien ne nous arrêtait. Enfin,
le lundi à 2 h de l'après-midi, les cloches d'Anvers sonnèrent
à toute volée. Les péniches du port et les cheminées
de la ville hissent de grands drapeaux belges et français. Cette
fois il n'y a plus de doute, l'armistice est signé. Alors c'est
le délire, on se serre la main, on s'embrasse, et comme chacun
a toujours un petit morceau de pain qu'il garde pour le soir, on casse
la croûte, on chante la Marseillaise.
Peu après le feldwebel nous fait réunir sur le pont. Il
est blanc comme neige. Il tient en main la proclamation du conseil des
soldats et un ordre pour nous libérer comme le demande l'armistice.
En quelques paroles il nous annonce la signature et que le jeudi nous
serons remis au comité à Bruxelles. L'interprète,
un sergent, nous traduit et pour éviter toute histoire nous incite
au calme, mais impossible de rester tranquille. Mercredi soir, on nous
réunit à nouveau. Il fallait se tenir prêt pour
le jeudi matin, à 6 h. Cette nuit-là je crois personne
ne dormit, quelques-uns même ne se couchèrent pas, mais
il était prudent de se reposer, car le lendemain nous avions
45 km à faire avec un morceau de pain.
Le jeudi à cinq heures tout le monde était sur le pont.
Enfin à 7 heures nous partions. En traversant Anvers le sergent
boche bouscula encore des civils qui voulaient nous donner à
manger. Il en fut de même à Malines. Le voyage fut pénible
(3). J'avais remplacé les musettes par une caisse et avant d'arriver
j'ai dû m'arrêter. Enfin nous apercevons des lumières
mais elles sont loin. Le feldwebel nous annonce que dans une heure nous
serons libres. Ces paroles furent mieux accueillies qu'un bon repas.
Bientôt libre ! Je me levais et en route. Un peu plus loin des
civils nous encouragent et bientôt on entend comme une rumeur.
C'est la population de Vilvorde qui, avertie par des gens de Malines
qui nous ont devancés, vient à notre rencontre. Il y a
beaucoup de prisonniers alsaciens libérés et dans un enthousiasme
indescriptible la Marseillaise éclate puis la Brabançonne.
Pendant ce temps et sans nous dire adieu les Boches se défilent
à l'anglaise.
Je voudrais
un peu causer de notre séjour sur l'Anversoise, dans la cale
du bateau nous étions logés, ayant comme matelas des copeaux.
Comme ce n'était pas aéré ce beau matelas fut bientôt
humide et à tout moment des gouttes nous tombaient comme s'il
pleuvait. La buée ne pouvant sortir retombait en pluie. Nous
fîmes parvenir une lettre au consul d'Espagne qui vint quelques
jours après et obtint que l'on installât deux poêles
qui ne se sont jamais éteints jusqu'à notre départ
; le bois ne manquait pas sur le quai.
A Vilvorde
et à Bruxelles, on nous fit belle réception. A Vilvorde
nous couchions chez des civils, eux-mêmes venaient nous chercher
à la caserne où nous étions logés et nous
faisaient manger plus que nous pouvions. A Bruxelles, où nous
allions souvent par le tramway, c'était le même accueil.
Les femmes nous embrassaient et lorsque nous rentrions au café
tout le monde se levait et chantait la Marseillaise. Je ne pourrais
pas oublier la journée du 17 novembre à Bruxelles ; ce
fut une vraie fête. Depuis le vendredi, lendemain de notre libération,
nous regardions les Boches prendre la direction de Berlin.
Après un repos de 19 jours et attendre que les communications
fussent rétablies, nous trouvions le service sanitaire qui nous
changea de vêtements. Et après avoir fait halte au D.T.
1 de Moulins, j'arrivais le 8 décembre dans ma famille qui m'attendait
tous les jours depuis qu'elle avait reçu la lettre de ma marraine
de Gand (4).
[notes de la main de Jean Démariaux à la suite des Mémoires]
Menu de prisonnier :matin ½ litre café (5)
400 g pain KK '6) qui ne représentait pas plus de 200 g de pain
français
1 litre soupe betterave, choucroute, orties ou orge, un peu de cheval
soir ½ litre café [?]
1 cuillerée à café marmelade de betterave ou une
composition quelconque.Surnoms de quelques-uns de nos gardiens :Le feldwebel
et le sergent : Fantomas,
Puis aux gardiens : le bouc parce qu'il le portait,
Bouboule, rond comme une boule,
Fraise parce qu'il avait le nez rouge,
Binoclard parce qu'il avait des lunettes,
Dent en or parce qu'il avait un râtelier,
Entre nous nous remplaçons "attention" par 22.
Jean Démariaux
[Village
de Forez, n° 103, avril 2006]