Pierre Dupont, jeune poète
Le poète et chansonnier populaire
PIERRE
DUPONT
(1821-1870)
auteur
de la
Chanson des bufs
1 - A l'Argentière,
l'écolier docile
aux leçons de la Muse antique
Orphelin à quatre ans
Pierre-Antoine Dupont est né à Lyon,
au 79 quai de l'Hôpital, le 23 avril 1821,
dans un foyer d'artisan. Son père, Jean-Baptiste Dupont, d'une
famille originaire de Provins, exerce le métier d'éperonnier-quincaillier.
Il forge, à la demande, des éperons pour les cavaliers
et des mors pour les montures. Ses qualités professionnelles
lui ont valu le titre de "fournisseur de
l'armée".
Sa mère, Marie Françon, est issue d'une famille paysanne
du Bugey. C'était une femme intelligente
et pieuse qui inspirait à ses enfants les sentiments d'honneur
et de religion dont elle était animée nous
dit l'un de ses biographes. Le poète lui-même raconte
comme elle lui apprenait à lire la Bible :
Il fallait voir la mère, indiquant à
ses yeux
L'image de Jésus et celle de Marie
Faire éclore leurs noms sur sa lèvre fleurie ;
Et dans la vieille Bible aux feuillets illustrés
Ces noms furent aussi les premiers qu'il sut lire.
(Pierre Dupont, Les deux Anges)
Il a très tôt le malheur de perdre cette bonne mère.
Alors que le petit Pierre vient d'atteindre l'âge de quatre ans,
Marie Françon est victime d'un grave accident domestique. Un
soir, au logis, elle tombe dans une cave par une trappe restée
malencontreusement ouverte. Elle meurt quelques mois plus tard des suites
de cette chute. Marie Françon laisse trois jeunes enfants : deux
garçons et une fille.
A Rochetaillée, chez le cousin
curé
Son éducation est alors confiée à
un cousin qui est aussi son parrain, l'abbé Laurent, curé
de Rochetaillée, un village du canton
de Neuville-sur-Saône. Ce digne ecclésiastique
avait dû quitter son diocèse de Sens au moment de la Terreur.
Il s'était réfugié dans le Beaujolais. Après
le Concordat, les habitants de Rochetaillée l'avait gardé
comme curé. L'enfance du futur poète, se déroule
donc au presbytère du village, sereine et libre :
Après avoir servi la messe, Pierre étudiait
jusqu'à midi ; puis le reste du temps, il courait à travers
champs et sous les bois. Les spectacles qu'il contemplait chaque jour
dans ce coin riant de la riche vallée de la Saône laissèrent
dans son âme une empreinte indélébile et décidèrent
de sa vocation : c'étaient des moissonneurs au milieu des gerbes,
des faneuses dans les prés, des vignerons taillant les ceps,
des ruisseaux murmurants, des arbres chargés de fleurs ou de
fruits, en un mot, la nature dans son éblouissante splendeur...
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
Pierre Dupont gardera de cette période un souvenir lumineux.
Il chantera son village d'adoption et le bon curé Laurent :
Gentil village,
Riante plage ;
Rochetaillée, ô doux pays,
Où s'est écoulé mon jeune âge,
Pour toi, je quitterais Paris.
Tu ne m'as pas donné naissance,
L'amour de la vérité.
Je vois encore flotter l'image
Du bon pasteur, de mon mentor,
Dans les peupliers du rivage,
J'entends toujours ses conseils d'or."
(Pierre Dupont, poème Rochetaillée)
Au séminaire de l'Argentière
Le prêtre le place, dès qu'il a l'âge
de neuf ans, au petit séminaire de l'Argentière , dans
les monts du Lyonnais. Il a du mal, au début, à supporter
la discipline du pensionnat lui, le gamin libre, l'infatigable coureur
des champs.
Cependant, dans cet établissement où se retrouvent beaucoup
de fils de famille lyonnais, il effectue de très bonnes études
classiques, sanctionnées par plusieurs prix d'excellence et de
diligence. Elève agréable selon ses maîtres, il
mérite pourtant, une seule fois, en classe de cinquième,
l'appréciation "conduite : laissant à désirer".
Mais, suivant les souvenirs d'un de ses condisciples, c'était
un enfant dont le visage, arrondi et gracieux, semblait toujours prêt
à sourire.
Admirateur passionné de la nature, il apprécie sans doute
beaucoup la longue promenade hebdomadaire imposée aux collégiens
de l'Argentière. Il vit alors ses premières émois
de poète :
C'est là qu'il a vu des bergeronnettes se poser sur la corne
noire des grands boeufs ; là aussi, presque sûrement, dans
quelque excursion botanique avec le bon abbé Chirat et son condisciple,
le futur abbé Cariot, qu'il a éprouvé cette profonde
émotion d'enfance à laquelle nous devons la merveilleuse
chanson des Sapins.
(André Leistenschneider, L'Argentière)
En classe de rhétorique, il a comme maître l'abbé
Bourbon, digne ecclésiastique qui a la plume facile et se pique
d'être quelque peu poète. Suivant les annales du petit
séminaire, c'est à l'Argentière, après un
cours de physique, que Pierre Dupont compose sa première poésie.
Il prend pitié d'un malheureux rat victime d'une expérience
que les élèves viennent de réaliser avec l'appareil
à faire le vide. Il compose alors une fable intitulée
"Le Rat et la Machine pneumatique".
Une autre pièce, d'un tout autre genre, "Le
nid et la Sainte-Vierge" révèle mieux
encore, sinon ses talents, du moins ses goûts poétiques.
Selon le témoignage d'un ancien élève,
il fait preuve d'une piété sincère et participe aux
exercices de la congrégation des Saints-Anges dont il assure même
les fonctions de secrétaire.. Plus tard, des biographes lyriques
l'ont dépeint comme égaré
dans un séminaire, laissant la chapelle et ses condisciples agenouillés
pour fuir, à la dérobée, vers une sorte de bocage
sacré où il priait à la façon d'un adolescent
de la Grèce païenne. Ainsi, selon eux, l'écolier,
docile aux leçons de la Muse antique, ne rêvait que courses
vagabondes dans les bois peuplés de dryades. Il n'y
avait, certes, nulle trace de vocation ecclésiastique
dans ses gambades de petit faune en folie.
Premier amour
Pierre Dupont ne rentrera pas donc dans les ordres comme
la plupart de ses condisciples de l'Argentière : Il
aimait trop l'indépendance ; il avait l'humeur trop vagabonde
pour se plier à la vie du prêtre, toute d'austérité,
de privations, de recueillement et de silence.
L'abbé Laurent, un peu déçu dans ses espérances,
cherche alors une place pour son filleul. Comme les oncles de Pierre
sont dans le commerce de la soierie, il est mis en apprentissage chez
un canut. Certains ont voulu voir là une punition de la part
du prêtre. Il semble qu'il n'en soit rien car Pierre Dupont a
toujours conservé, nous l'avons dit, beaucoup de respect et d'affection
pour son tuteur qu'il appelait son oncle. Le jeune homme reste peu de
temps dans ce premier emploi qui lui inspirera plus tard la
Chanson de la Soie :
Que de métiers ! que de bobines !
Que de travaux et d'oeuvres d'art !
Quel essor donnent aux machines
Vaucanson et l'humble Jacquard !
Quand l'insecte a fini sa tâche
Des milliers de doigts sont en jeu !
Les fils sont croisés sans relâche
L'homme achève l'oeuvre de Dieu.
Il travaille ensuite quelques mois comme "saute-ruisseau"
dans une étude où il ne rencontre
que de mauvais exemples et de mauvais camarades. Il devient
ensuite employé de banque dans la maison Balleydier, une des plus
réputées de Lyon. Le banquier, M. Balleydier fait preuve
de beaucoup d'indulgence envers ce jeune commis qui a surtout du goût
pour couvrir de vers les grandes feuilles de
papier à lignes rouges des bilans comptables.
Douze métiers, treize misères ! Une seule chose lui plaît
vraiment : la poésie. Alors qu'il travaille à la banque
Balleydier, Pierre Dupont fait la connaissance de la famille de
Senneville qui habite Saint-Romain-au-Mont-d'Or,
le village voisin de Rochetaillée.
Il est ébloui par la jeune et belle demoiselle de Senneville, Louise,
qui est bonne musicienne et chante admirablement. L'employé de
banque est tout juste au sortir de l'adolescence et, bien sûr, il
devient amoureux éperdu de la belle :
Son talent et ses charmes firent une impression
profonde sur le coeur de Pierre : tout son avenir s'en ressentit. Mlle
de Senneville fut pour Dupont ce qu'avait été Laure pour
Pétrarque et Béatrice pour Dante : l'inspiratrice de sa
muse.
La grande Rachel à Lyon
Peu après, la jeune mais déjà glorieuse
tragédienne Rachel (Elisabeth Félix,
dite mademoiselle Rachel) vient donner quelques représentations
à Lyon. Pierre Dupont y assiste et, enthousiasmé par le
talent de l'actrice, lui adresse un long compliment pour lui dire sa
fervente admiration. La municipalité de Lyon décide d'octroyer
une couronne d'or à Rachel. Pierre Dupont, remarqué par
cette missive enflammée, a le grand honneur d'être invité
au souper qui suit la cérémonie et c'est en écoutant
Rachel parler des tragédies de Corneille qu'il prend la résolution
de tout quitter pour tenter la difficile carrière de poète.
Jusque là il n'est parvenu qu'à faire publier quelques
poèmes dans La Gazette de France
et La Quotidienne. Ces vers affichent
clairement ses sentiments royalistes. Mais Dupont travaille fiévreusement
à une oeuvre plus importante qu'il avait commencée : son
poème des Deux Anges.
*
* *
2 - A Paris, le jeune
poète
qui court sa chance
Vous n'êtes
pas riche...
Alors pourquoi, diable, écrivez-vous ?
Poussé irrésistiblement par sa vocation,
en avril 1841, il "monte" à Paris avec la ferme conviction
qu'il va s'y faire un nom. On le retrouve donc à l'hôtel
Fricaud, près du Pont-Neuf, un jour de l'an 1842 :
un jeune gaillard d'une vingtaine d'années,
à l'aspect plus proche du rural que du citadin, aux cheveux blonds
et au visage mat, est attablé. Son allure atteste de la modicité
de sa condition que confirme son modeste repas, à 32 sous et
sans vin...
(Gérard Chauvy, Serge-Alex Blanchon, Histoire
des Lyonnais)
Il croit à sa chance. Il faut dire que
la période est propice aux romantiques. Dans le cabaret de la
rue Guénégaud où il plante ses quartiers, Pierre
Dupont rencontre Gérard de Nerval, Gautier et Baudelaire. Il
a soif de décrire les moeurs populaires...
Il sollicite, mais en vain, divers patronages :
Berryer, Lamartine, le chimiste
Thénard. Il présente, sans
succès, ses productions poétiques aux journaux parisiens
puis à divers éditeurs.
Ces démarches infructueuses lui font vite perdre ses dernières
illusions :
Tous ces messieurs lui tinrent le même
langage :
- Avez-vous déjà publié
quelques volumes ?
- Pas un seul.
- C'est fâcheux. Faites-vous connaître, nous verrons à
traiter ensuite.
- Mais si l'on ne publie rien, comment voulez-vous que je me fasse connaître
?
- Oh ! quant à cela, rien de plus facile ; on publie cinq ou
six ouvrages à ses frais.
- Je ne suis pas riche, balbutiait Dupont.
- Vous n'êtes pas riche... Alors pourquoi, diable, écrivez-vous
?
(J.M.J. Bouillat,
Les Contemporains)
A bout de ressources, Pierre Dupont trouve un petit
emploi dans une banque mais n'y reste guère. Au bout de huit
mois il rentre comme professeur dans un pensionnat. Rétribution
trop faible, manque d'intérêt pour l'enseignement ou tout
simplement goût du changement, on ne sait pour quelle raison le
jeune Lyonnais quitte bien vite la maison d'éducation. Il va
ensuite à Provins se refugier chez son grand-père.
Supplique à
Victor Hugo
Avant de quitter Paris, il rend visite à Victor
Hugo qui vient d'être admis à l'Académie française.
Malheureusement, le maître est absent. Pierre Dupont écrit
sur sa carte les vers suivants qui sont un appel à l'aide sans
doute longuement médité :
Si tu voyais une anémone,
Languissante et près de périr,
Te demander, comme une aumône,
Une goutte d'eau pour fleurir ;
Si tu voyais une hirondelle,
Un jour d'hiver, te supplier,
A ta vitre battre de l'aile,
Demander place à ton foyer ;
L'hirondelle aurait sa retraite,
L'anémone sa goutte d'eau :
Pour toi, que ne suis-je, ô poète !
Ou l'humble fleur, ou l'humble oiseau ?
(cité par J.M.J.
Bouillat, Les Contemporains)
La supplique de Pierre Dupont ne semble pas avoir beaucoup ému
Victor Hugo. Le fait est qu'il ne fit rien pour lui.
Le patronage de Pierre Lebrun
A Provins, il a la chance de rencontrer un poète
et auteur dramatique membre de l'Académie, Pierre
Lebrun (1785-1873) qui possède une maison de campagne
proche de l'habitation de son grand-père. Il lui montre son poème
des "Deux Anges". Discernant
un certain talent chez le jeune homme, l'académicien s'intéresse
à lui.
Mais arrive le temps de la conscription. Ayant tiré un mauvais
numéro, Pierre Dupont, désolé, doit partir pour
Huningue en Alsace
afin de rejoindre un régiment de chasseurs. Sa famille n'a pas
de ressources suffisantes pour lui payer un remplaçant. Sept
ans de service vont briser à tout coup une vocation poétique.
En fait, il ne reste que six semaines sous les drapeaux. Son ami
Emile Genisson fait publier, à ses
frais, son poème des "Deux Anges".
Deux souscriptions sont organisées, l'une à Provins
et, surtout, l'autre à Paris sous
le haut patronage de Pierre Lebrun. Les bénéfices réalisés
- cinq mille francs - permettent de payer un remplaçant. Il sera
ainsi dispensé d'un interminable service militaire. Qui plus
est, sur la recommandation de Pierre Lebrun, les "Deux
Anges" sont présentés au concours de 1842
de l'Académie française et reçoivent un prix.
Ce premier - et modeste - succès ne lui suffit pas pour subsister.
De 1842 à 1848, il est dans la gêne et il gagne sa vie,
très prosaïquement, en travaillant, en qualité "d'aide
aux travaux", à la rédaction du Dictionnaire de l'Académie.
Il conservera ces fonctions pendant six ans, jusqu'en 1848. Comme il
commence alors à écrire des chansons politiquement plus
engagées, il se croit moralement tenu d'offrir sa démission.
Gounod, Dupont : les deux amis
Pendant cette période, Pierre
Dupont se lie d'une vive amitié avec le compositeur Charles
Gounod. Les deux hommes ont des points communs : tous deux ont
été orphelins très tôt, tous deux sont nourris
de littérature classique, tous deux ont l'âme lyrique et
romantique. Le concours du musicien est d'ailleurs
très utile à Pierre Dupont car, s'il versifie allègrement,
il est ignare en ce qui concerne le solfège et tout à fait
incapable de noter les airs qu'il invente pourtant avec facilité
pour accompagner ses poèmes.
C'est le temps où le jeune poète balance encore entre la
vie de bohème et le conformisme bourgeois :
Quelquefois, Dupont s'égarait dans les
cabarets soi-disant artistiques... mais ce genre braillard et débraillé
l'attirait peu ; il détestait la prose, l'esprit superficiel et
cherché ; en un mot, la bohème ne l'attirait pas ; s'il
y tomba lui-même plus tard, ce fut sans parti pris, par suite des
circonstances et par la nature des relations que lui créèrent
certaines de ses productions... Au point de vue mondain, il était
suffisamment correct, fréquentait le Cercle catholique où
ses vers étaient goûtés, pratiquait Ozanam et discutait
avec Lacordaire.
(E. Flotard, la Revue du siècle, "Causeries d'antan",
tome 13, 1899).
En effet, grâce à Charles Gounod, qui est alors l'organiste
de la chapelle des Missions étrangères, il a rencontré
le père Lacordaire. Influencés par le grand prédicateur,
les deux amis suivent ses conférences à Notre-Dame de Paris
(1841). Pierre Dupont choisit, pendant quelque temps, le dominicain comme
directeur spirituel. Ils échangent des lettres. Ainsi le 18 janvier
1844, Lacordaire lui écrit de Paris :
Mon enfant... Continuez à prier, à
faire de bonnes lectures, à pratiquer quelques pénitences.
Je vous dégage de celles que je vous avais imposées, afin
que vous soyez plus libre, et que vous ne commettiez pas de péché
en les abandonnant.
C'est le 29 que je quitterai Paris ; j'aurais été bien content
de vous embrasser encore une fois avant mon départ. Si je ne le
peux, Gounod le fera pour moi, à votre retour. Il vous indiquera
quelqu'un pour me remplacer. Adieu, mon cher ami, que Dieu soit avec vous
et vous soutienne.
(cité par André Leistenschneider, L'Argentière)
Comme Gounod, il aurait même, un moment, voulu entrer dans l'ordre
des Frères Prêcheurs . Pierre Dupont cherche encore sa voie,
il la cherchera toujours.
*
* *
3 - Le chantre naïf
de la vie rurale
La chanson des Boeufs
C'est une simple chanson qui va apporter une soudaine
et grande popularité à Pierre Dupont. Un jour de 1846,
le jeune poète, avant de se rendre à l'Institut effectue,
selon son habitude, une promenade hors de Paris. Il y retrouve un des
spectacles bucoliques qui avaient enchanté son enfance : "Sur
la route de Poissy, il aperçut un troupeau de magnifiques boeufs
normands que l'on conduisait à l'abattoir.
O Parisiens voraces, pensa-t-il,
pourquoi ne laissez-vous pas ces braves animaux à leur charrue
? Ce ne sont pas nos paysans du Lyonnais qui voudraient ainsi livrer
à votre gloutonnerie les rois majestueux du labourage ! Et
il se mit à fredonner tristement :
J'ai deux grands boeufs dans mon étable
Deux grands boeufs blancs marqués de roux.
L'inspiration vint. Bientôt une rime en amena une autre, et en
peu de temps tout fut trouvé, l'air et les couplets."
Pierre Dupont, rentré à l'Institut, recopie hâtivement
ses vers et court chez son ami Gounod qui se met aussitôt au piano
pour noter l'air. Il paraît que le musicien fut ému jusqu'aux
larmes, admirant particulièrement le second couplet :
Les voyez-vous, les belles bêtes,
Creuser profond et tracer droit,
Bravant la pluie et les tempêtes,
Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid ?
Lorsque je fais halte pour boire,
Un brouillard sort de leurs naseaux,
Et je vois sur leur corne noire
Se poser les petits oiseaux.
Le soir même, Gounod conduisait son ami
au café des Variétés. Devant un auditoire composé
d'artistes, d'acteurs et de gens de lettres, Dupont redit sa chanson
qui fut applaudie frénétiquement. "Bravo s'écriait
Théophile Gautier, tout est parfait, vers et musique." Deux
jours plus tard, "les Boeufs" étaient chantés
au théâtre des Variétés par Hoffmann , costumé
en laboureur normand. La salle trépigna d'aise. Ce fut un succès
auquel firent écho tous les pianos de la capitale...
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
Bientôt la chanson fut connue dans la France entière. "Les
boeufs" ont été - et sont sans doute encore - chantés
dans la plupart des banquets campagnards. La chanson appartient aujourd'hui
à notre folklore national.
Bien que les sentiments soient d'une extrême naïveté,
Pierre Dupont a su peindre avec noblesse et simplicité une scène
essentielle de la vie paysanne, le labour avec son triptyque : le boeuf,
la charrue, le bouvier. Le boeuf, c'est la lenteur mais aussi la ténacité
et la force. La charrue c'est, à l'opposé de l'épée,
le symbole de la paix et de la prospérité... et un paysan
conduit l'attelage ! Il n'est pas surprenant que toute la France des
villages ait repris le refrain de Pierre Dupont :
J'ai deux grands boeufs dans mon étable
Deux grands boeufs blancs marqués de roux,
La charrue est en bois d'érable,
L'aiguillon en branche de houx ;
C'est par leur soin qu'on
voit la plaine
Verte l'hiver, jaune l'été ;
Ils gagnent dans une semaine,
Plus d'argent qu'ils n'en ont coûté.
S'il me fallait les vendre,
J'aimerais mieux me pendre ;
J'aime Jeanne ma femme,
eh bien ! j'aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.
La veine rustique
Pierre Dupont exploite cette veine rustique. Il y réussit
bien, comme l'avait prédit son ami Gounod après avoir
écouté "les Boeufs" :
Mon cher, je te félicite de tout coeur
: c'est un chef-d'oeuvre que tu as trouvé là. Marche dans
la route où tu viens d'entrer ; désormais ne la quitte
plus. Là est ton génie, là sera ta gloire.
La chanson des "Boeufs" est suivie de cinq nouvelles pièces
publiées sous le titre : "les Paysans".
Il s'agit de : "la Fête au village",
"le Braconnier", "les
Louis d'or", "la Musette
neuve" et "le chien de
berger". Elles ont du succès particulièrement
quand Dupont les chante lui-même avec une force et une simplicité
rustique :
Nul mieux que lui n'a chanté ses chansons,
dit un critique. Il les chantait avec sa grande voix robuste qui avait
la superbe ignorance des tonalités et des gammes possibles ;
mais il les chantait avec une incomparable intelligence de la couleur,
avec un sentiment énergique du rythme et une admirable divination
de l'harmonie.
C'était le sens de la force et quand les brillantes vocalises
s'éteignaient comme les gerbes d'un feu d'artifice, c'était
une basse austère qui accentuait la mélopée. Il
réalisait à merveille l'idée qu'on se fait d'un
"vates" antique ou d'un barde, et si l'on se représente
son port fier, mais sans poses, sa tête régulière,
sa longue et épaisse chevelure châtain foncé qui
lui retombait sur les épaules et lui donnait un air de prophète
inspiré, sa physionomie mâle et douce à la fois,
ses yeux limpides, purs et naïfs comme ceux d'une jeune fille,
et qui se fixaient longuement sur les objets, comme pour les scruter
et les pénétrer, son front haut et large, un front de
penseur et de poète, on comprend qu'il devait être singulièrement
beau à voir et à entendre.
(Cité par Oeschimann,
sans nom d'auteur, Le Passe-temps du 17 février 1901)
Viennent ensuite d'autres chansons : "la
mère Jeanne", "ma
Vigne", "le Tonneau",
"le Cochon", "la
Vache blanche", "le Chant
du blé", "la Chanson
de la Soie", "la Chanson
du pain", "le Noël
des paysans", "le Tisserand"...
Les paysages de son adolescence sont pour lui une source inépuisable
d'inspiration. Ce sont souvent des sites des monts
du Lyonnais, du Beaujolais ou du
Pilat qu'il chante.
Les Sapins
Ainsi "les Sapins"
seraient, nous l'avons dit, directement inspirés d'une promenade
qu'il avait effectuée alors qu'il était à l'Argentière
:
La première strophe
de ce chant n'est pas un récit de fantaisie, elle rappelle un
souvenir vrai. L'auteur, à l'âge de onze ou douze ans,
suivait une leçon de botanique dans un vallon étroit,
verdoyant et légèrement accidenté quand, au détour
du chemin, il aperçut devant lui, pour la première fois
de sa vie, une forêt de sapins qui lui parut noire tant elle était
sombre, sur la pente d'une haute montagne. Ce contraste produisit sur
lui un grand effet d'admiration qu'il a essayé de traduire plus
de vingt ans après, dans cette prière...
(Préface de l'édition en quatre
volumes des oeuvres de Pierre Dupont, lib. Alexandre Housseau, Paris,
1854)
A ces lointaines réminiscences se mêlèrent sans
doute de nouvelles et fortes impressions car, pour d'autres, la chanson
des "Sapins" aurait été écrite en septembre
1847, après une excursion dans le massif du Pilat quand Pierre
Dupont passa un jour au village de Saint-Genest-Malifaux :
En traversant le grand bois, il fut tellement
impressionné par la beauté du paysage et la majesté
des sapins qui couvrent ce coin de terre fortuné, qu'au courant
de la plume il écrivit la prière "les Sapins",
l'un de ses chefs-d'oeuvre :
J'allais cueillir des fleurs
dans la vallée,
Insouciant comme un papillon bleu ;
A l'âge où l'âme à peine révélée
Se cherche encore et ne sait rien de Dieu.
Je composais avec amour ma gerbe,
Quand, au détour du coteau, l'aspect noir
Des sapins verts couvrant un sol sans herbe
Me fit prier sans le savoir
Dieu d'harmonie et de beauté !
Par qui le sapin fut planté
Par qui la bruyère est bénie,
J'adore ton génie
Dans sa simplicité.
(cité par J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
De même les arbres qu'il apercevait de la fenêtre du dortoir
de l'Argentière lui ont, bien longtemps après, inspiré
le poème qui commence par ce vers :
Oh ! quand les peupliers, long rideau du dortoir...
(Pierre Dupont, chanson des Peupliers)
Chez Lamartine
On connaît encore, assez précisément,
l'origine de plusieurs de ses chansons. Ainsi, en mai 1846, Pierre Dupont
effectue une excursion à Saint-Point, en Saône-et-Loire.
C'est un dimanche. Il observe des paysans au repos se promenant dans
la campagne. Il rend visite à Lamartine qui le retient aimablement
plusieurs jours dans son château :
A peine rentré à Lyon, Dupont
écrivit et envoya aussitôt à celui qui venait de
lui accorder une si gravieuse hospitalité "le Rêve
du Paysan", poème beau comme un tableau de Millet :
Pendant le repos du dimanche
Le paysan va voir son champ ;
Son front vers la terre se penche,
Illuminé par le couchant.
Le temps qui marque son passage
De rides et de cheveux gris,
Sur son grand et vaillant visage
N'a pas éteint le coloris.
Rêve, paysan, rêve...
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
En fait, le chansonnier a surtout une vision pittoresque et romantique
du monde rural qu'il connaît seulement de l'extérieur,
tel un décor. N'est-il pas surtout le fils d'un petit artisan
de la ville ?
Elisa
Il en est de même sur le plan conjugal. Pierre
Dupont est bien loin des réalités ; il ne rendra pas son
épouse heureuse. Dans la capitale, il s'éprend d'Elisa,
une jeune ouvrière parisienne qu'il a rencontrée dans
un cabaret et qui chante à merveille plusieurs de ses chansons
:
Maigre, fine, élancée, pas jolie,
mais agréable, les traits mobiles, la physionomie éveillée,
spirituelle. Elisa était bien le type de la petite Parisienne
rieuse et insouciante. Un filet de voix juste, dont elle savait bien
se servir, lui permettait d'interpréter avec finesse et agrément
certaines chansons de Dupont.
(E. Flottard, Revue du siècle, 1896)
Elle chante particulièrement bien "la
Mère Jeanne" :
... Elle le disait si bien, ce chant devenu
populaire, que le nom lui en était resté. On la connaissait
bien plus dans le quartier sous le nom de la Mère Jeanne que
sous celui de Mme Dupont.
C'était un charme de lui entendre moduler cette poésie,
elle animait tout ce monde rustique, elle faisait grouiller tout ce
bétail autour de la brave et rude paysanne. Puis sa voix s'adoucissait
à la fin de la strophe, la jeune fille souriait au chant de ses
pinsons ; la poésie succédait à la prose de la
basse-cour, le chant des oiseaux au grognement des porcs ; la jeune
femme était alors vraiment jolie et séduisante. Il n'en
fallait pas tant pour ravir et entraîner Dupont... A la satisfaction
de tous les intéressés et avec l'acquiescement de la famille
du poète, la jeune Mère Jeanne devint Mme Pierre Dupont.
Hélas, bien qu'il soit plein de bons sentiments, le poète
est un homme faible. Il n'apporte pas le bonheur à sa jeune épouse
:
Appelé souvent dans
des réunions artistiques, politiques, ou soi-disant telles, il
ne savait pas résister... Il allait, chantait, buvait et s'oubliait
quelquefois jusqu'à disparaître de chez lui pendant un
temps très prolongé. La pauvre Elisa s'inquiétait
de ces absences, se mettait à la recherche de son mari et finissait
par le ramener au logis.
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
La chanson du Pain
Le couple vit au jour le jour et la misère s'installe
dans le ménage. Dupont raconte lui-même, avec des accents mélodramatiques,
l'origine de sa fameuse chanson du "Pain"
:
C'était en hiver, il faisait un froid
de loup, la neige couvrait la ville. Le pain était très
cher, à sept sous la livre, mes ressources étaient épuisées,
je regardais machinalement par la fenêtre le jardin tout blanc
de neige, lorsqu'Elisa, s'approchant de moi, me dit en souriant tristement : "J'ai bien faim ! - C'est bien, lui dis-je, le temps de faire
une petite course et je rapporterai ce qu'il faut."
Je sortis, je franchis la grille du Luxembourg et j'errai machinalement
par les allées, sans même me demander quel parti je pourrais
prendre. Tout à coup l'horreur de notre situation m'apparut :
Pas de pain ! me dis-je, pas de pain ! Mourir de faim faute d'un morceau
de pain ! Mais c'est horrible, c'est impossible ! Je marchais à
grands pas, je tremblais de froid, et je répétais : du
pain, du pain, il faut du pain...
Ma chanson naissait naturellement dans ma tête et sur mes lèvres
:
On n'arrête pas le murmure
Du peuple lorsqu'il dit : j'ai faim.
Car c'est le cri de la nature,
Il faut du pain, il faut du pain...
Mon chant était fait ; je courus chez
mon éditeur qui m'avança une petite somme, grâce
à laquelle nous avons pu déjeuner et de quel appétit
!
(cité par J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
*
* *
4 - L'auteur
de la Marseillaise du peuple
Dans les clubs et les estaminets
Et que sait-il du monde ouvrier ? Sans doute fort
peu de choses. Certes, il a travaillé quelques mois chez un canut
mais pratiquement toute son enfance s'est déroulée au
presbytère et au petit séminaire, bien loin du monde du
travail. Arrive la révolution de Février, un grand remuement
d'idées qui agite toutes les couches sociales.
Un chansonnier tel Pierre Dupont ne peut se désintéresser
d'un tel mouvement, de ce frisson démocratique. Ses chansons
sont alors, selon le mot d'Alphonse Daudet, toutes
frémissantes des beaux rêves de 1848, toutes résonnantes
des mille bruits des métiers de la Croix-Rousse, tout embaumées
des mille parfums des vallées lyonnaises. Les chansons
politiques sont écrites de 1846 à 1851 : Le "Chant
des ouvriers", la "Chanson
du Pain", le "Chant des Nations",
la "Chanson du Vote",
le "Chant des Transportés",
le "Cuirassier de Waterloo"...
Le poète chevelu et barbu chante alors les nouveaux idéaux
: la démocratie, le pacifisme et le socialisme naissant. Vient
l'heure des chansons politiques qu'il interprète lui-même
dans les clubs. Après la conquête des campagnes arrive
celle des faubourgs ouvriers.
Charles Baudelaire préfaçant un de ses recueils de chansons
s'enthousiasme : Tous les malheurs et toutes
les espérances de la Révolution firent écho dans
la poésie de Pierre Dupont... Ce sera l'éternel honneur
de Pierre Dupont d'avoir le premier enfoncé la porte. La hache
à la main, il a coupé les chaînes de la forteresse
; maintenant la poésie populaire peut passer. Va donc à
l'avenir en chantant, poëte providentiel, tes chants sont le décalque
lumineux des espérances et des convictions populaires !
Il est alors adepte d'un utopisme confus
et beaucoup de ses chansons sont politiquement très marquées.
Avec le "Chant des soldats",
le "Chant des étudiants",
"la Républicaine",
le "Chant des Nations",
le "Chant des Transportés"
il fut, selon l'expression de Maurice Agulhon,
le véritable "écho sonore"
de la Seconde République.
Qu'on se rappelle quelques vers :
Aux armes ! Courons aux frontières,
Qu'on mette au bout de nos fusils
Les oppresseurs de tous pays
Les poitrines des Radetzkis !
Les Peuples sont pour nous des frères,
Et les tyrans des ennemis.
ou encore :
Le socialisme a deux ailes
:
L'étudiant et l'ouvrier".
Le Chant des ouvriers
Son "Chant des ouvriers",
composé en 1846, a été considéré
comme le véritable hymne de la révolution de 1848. "Quand
j'entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie, je
fus ébloui..." écrira Baudelaire .
Cette Marseillaise du peuple
véhicule les thèmes essentiels des idéologies de
l'époque, chant militant dont les couplets énoncent le
lamento de la condition ouvrière : misère et inhumanité
du travail ; exploitation des hommes-machines, prolétariat écrasé
et saigné par les tyrans...
(G. Gengembre, Dictionnaire des littératures
de langue française)
Le "Chant des Ouvriers"
est publié en 1848, sous le forme d'un petit in-quarto de quatre
pages dont une de musique notée. On peut alors se le procurer
pour deux sous, chez l'auteur, au 17, rue de l'Est, à Paris.
"Quarante-huit" est tout entier dans le "Chant
des ouvriers". Ses couplets dénoncent la misère
et l'exploitation de la classe ouvrière :
Nous dont la lampe, le matin,
Au clairon du coq, se rallume,
Nous tous qu'un salaire incertain
Amène avant l'aube à l'enclume,
Nous qui, des bras, des pieds et des mains
De tout corps luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid et la vieillesse...
Pourtant le dernier couplet est d'un autre ton. Il désavoue les
violences politiques et attend le triomphe de l'amour, l'avènement
d'un pacifisme universel :
A chaque fois que, par torrents,
Notre sang coule sur le monde,
C'est toujours pour quelque tyran
Que cette rosée est féconde.
Ménageons-le dorénavant,
L'amour est plus fort que la guerre
En attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre...
Le refrain a, de plus, des relents bachiques. Il faut boire,
boire, boire semble dire le poète, sans doute pour
oublier tout ce qu'a d'utopique ce grand rêve de liberté et de
fraternité universelles :
Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons, buvons, buvons
A l'indépendance du monde.
Pierre Dupont se laisse, avant tout, porter par la vague. Les émeutes
des journées de juin 1848 le troublent. Comme beaucoup d'autres,
il ne sait quel parti prendre. Il se tourne finalement du côté
de la force et de l'ordre et, toujours excessif, n'hésite pas
à rendre hommage au canon !
Ce n'est pas sans avoir saigné
Que notre capitale est sauvée ;
Grâce au canon, l'ordre a régné.
On a traqué la bête fauve.
Cependant il continue à fréquenter des cercles de gauche
et paie toujours de sa personne. Il fait partie, en 1849, du "Comité
central de Résistance" dirigé par Greppo,
Miot et Démosthène
Ollivier. En 1850, il participe
aux réunions du groupe des "instituteurs socialistes"
chez Pauline Roland . En septembre 1851,
il assiste à Rébréchien
, dans le Loiret, à un banquet qui réunit des chefs démocrates
socialistes. Jusqu'en octobre 1851, il habite au 29, rue de l'Est puis
déménage pour aller loger au 22, boulevard Beaumarchais.
Il affiche des opinions subversives au café des Variétés
qu'il fréquente assidument.
Après le coup d'Etat
Après le coup d'Etat de Louis-Napoléon
Bonaparte, il est poursuivi comme membre d'une société
secrète et pour avoir participé à la réunion
du 2 décembre où est décidée la construction
d'une barricade au faubourg Saint-Antoine. Il était d'ailleurs
présent sur les lieux le lendemain.
En fuite, il se réfugie en Savoie, province qui fait alors partie
des Etats sardes. Il est donc condamné par défaut à
sept ans de "transportation" à Lambessa (Algérie).
Il se cache, quelque temps, chez son ami le peintre Gudin
mais est découvert et arrêté. Il semble que compte
aussi pour beaucoup dans cette condamnation, la publication en 1849
d'un "Chant des paysans"
très hostile au Prince-Président :
Napoléon est sur son siège,
Non point l'ancien, mais un nouveau
Qui laisse les blés sous la neige
Et les loups manger son troupeau.
Quand l'aigle noir fond sur tes plaines,
Terre d'Arcole et de Lodi,
Il se tient coi... dedans ses veines,
Le sang du Corse est refroidi.
Mais Dupont n'a pas l'attitude courageuse de beaucoup
de républicains exilés. Il sollicite et obtient presque
aussitôt sa grâce du pouvoir impérial, des personnages
influents étant intervenus auprès de la princesse Mathilde.
Des biographes, peut-être un peu attristés par son attitude,
se montrent alors très sévères à son égard.
Il acquiert la réputation d'aimable
ivrogne. Et il est vrai que son état de chansonnier
l'entraînait souvent vers les cabarets. G. Gengembre dit qu'il
"sombre dans l'alcoolisme" et se voit abandonné par
ses derniers amis pour une dernière flagornerie à l'égard
de l'empereur. Il va jusqu'à glorifier les guerres impériales
:
La France est avec l'Angleterre ;
Le droit est avec nos canons...
Selon ce même auteur, le "Chant des
ouvriers" n'aurait été qu'un "éclair
de lucidité entre la pacotille de ses débuts et la navrante
dérive de celui qui fut le chantre de la dignité ouvrière". Le fait est, qu'en 1858, il "tomba" dans les bras de l'Empereur
lors d'une visite que celui-ci effectuait à Brest. Maxime de
Camp a, dans ses "Souvenirs littéraires", raconté
la scène :
Un grand garçon de chevelure et de barbe
blondes fendit la foule, s'approcha de la voiture (de
l'Empereur) et à très haute voix dit : "Sire,
donnez-moi une poignée de main." Napoléon hésita.
L'homme reprit : "J'en suis digne" et cria : "Vive l'empereur
!" C'était Pierre Dupont.
(Cité par Maxime Leroy, Histoire des
idées sociales en France)
Pierre Dupont, chansonnier
(gravure extraite des Contemporains, 1901)
*
* *
Pierre Dupont
à la brasserie des Martyrs
Pierre
Dupont, vieux à quarante-cinq ans, gras et voûté,
et son bel oeil de boeuf de labour visible à peine sous des paupières
alourdies, essayaient, coudes sur table, de chanter quelques-unes de
ses chansons politiques ou rustiques au rythme d'or, toutes frémissantes
des beaux rêves de 48, toutes résonnantes des mille bruits
des métiers de la Croix-Rousse, toutes embaumées des mille
parfums des vallées lyonnaises. La voix n'y était plus
; brûlée par l'alcool, elle ressemblait à un râle.
"Il
te faut les champs, mon pauvre Pierre !" lui disait Gustave Mathieu,
le chantre des Bons
Vins,
du Coq
gaulois
et des Hirondelles...
Alphonse
Daudet
(extrait de Alphonse
Daudet, 40 ans de Paris, éd. des Equateurs, 2013)
*
* *
Pierre Dupont peint par Fortuné Layraud (1861)
tableau actuellement au Smith College Museum of Art de Northampton (Massachusetts, USA)
Merci à M. Jean Catherine qui nous a aimablement signalé ce document
*
* *
5 - Le retour vers
les paysages
de l'enfance
Aller avec "le
Christ vers les humbles et les travailleurs"
Après 1852, il revient irrésistiblement
vers son milieu d'origine, celui dans lequel est restée sa famille
: la petite bourgeoisie conformiste. Renonçant à la politique
- c'est-à-dire, en fait rallié au Second Empire - il partage
son temps entre Paris, Lyon et Provins où, après la mort
de son père qui survient en 1848, il séjourne quelque
temps. Il décline l'offre de reprendre son poste de correcteur
à l'Académie française, en tenant compte des appointements
arriérés.
Il est probablement vrai que les convictions politiques de Pierre Dupont
n'ont jamais été très assurées. Artiste,
il est plus sensible à l'émotion qu'à la réflexion
et beaucoup de ses vers, même s'ils sont sincères, sont
dus aux circonstances. Il est soumis à de multiples influences
contraires et se laisse porter par le courant le plus fort mais alors
son adhésion manque de profondeur, elle est surtout extérieure
et théâtrale.
Jeune poète, son premier protecteur, Pierre Lebrun, était
un homme qui avait été adulé par tous les régimes.
Dans le même laps de temps, il fréquente l'extrême gauche,
devient franc-maçon et se lie d'amitié avec Gounod et
le père Lacordaire. A sa famille qui lui reproche ses fréquentations
politiques, suivant le témoignage de sa nièce,
il répondait avec une sincérité naïve, mais
profonde, qu'il suivait les préceptes de l'Evangile, allant avec
le Christ vers les humbles et les travailleurs.
S'il s'était un temps éloigné de la pratique religieuse
c'est, selon sa parente, qu'il se crut appelé
à régénérer les idées populaires,
et c'est pour parvenir à ce but, excellent en lui-même,
qu'il se trouva entraîné à fréquenter des
hommes que l'histoire appelle politiques, mais dont l'amour pour le
peuple ne se traduit ordinairement que par l'habitude de boire à
sa santé...
Ces réflexions marquent assez la désapprobation de son
entourage familial. Cependant on est prêt à être
indulgent car c'est un artiste et donc, un grand naïf. Dans son
oeuvre ne transparaît d'ailleurs ni scepticisme ni anticléricalisme.
Il vit à l'écart dans une semi-retraite se consacrant
à la réimpression de ses oeuvres : "Chants
et chansons", une édition de luxe publiée
en quatre volumes de 1851 à 1854, précédée
d'une étude de Baudelaire et avec
dessins de Tony Johannot et de Célestin Nanteuil, la "Muse juvénile",
1859 (études en vers et en prose), la "Légende
du Juif-Errant" (1862), poème illustré
par Gustave Doré...
En 1862, sa femme Elisa
meurt de la tuberculose sans lui avoir donné d'enfant. Il quitte
Suresnes où il habite alors pour
revenir à Lyon chez son frère, Sébastien
Dupont. Il continue d'écrire beaucoup de vers mais ne
publie plus, sauf un ouvrage, "Dix Eglogues"
(Lyon, 1864), d'un médiocre intérêt. Il a aussi
en chantier un vaste poème intitulé "le
Rhône" dont il porte toujours le manuscrit sur
lui. Par malchance, ce document s'est égaré et n'a jamais
été retrouvé.
En visite au vieux collège
de l'Argentière
Pierre Dupont était resté fidèle
à son vieux collège de l'Argentière.
Nous le voyons participer au "congé de famille" de
1862. En cette occasion, il chante devant les anciens élèves,
les professeurs et les séminaristes, deux de ses oeuvres : "le
Rêve du Paysan" et la "Prière
des petits enfants". Il aime particulièrement
ce dernier morceau et, paraît-il, ne passe pas une journée
sans l'avoir récité :
Dieu, le petit enfant,
Sur ta gloire infinie
En sait autant
Que le savant,
Que le plus grand génie.
L'année suivante, le 30 juin 1863, pour la
même fête, il improvise trois strophes d'une haute élévation
:
O ma belle antique forêt
Où nichent les merles, les grives !
Tu rouvres des blessures vives
Dans mon coeur plein d'un doux secret.
Charmante petite rivière
Que l'Azergue accueille en son sein,
Porte à la Saône ma prière,
Dis au vieux Rhône mon dessein !
Mon dessein ?... C'est que
toute la France
Et tous les Pays d'alentour
N'aient qu'une devise - j'y pense -
La Foi, l'Espérance et l'Amour !"
Suivant le témoignage d'un membre de sa famille, il
reprit alors la pratique fervente de la religion qu'il n'avait pas oubliée,
mais dont il avait négligé les marques extérieures...
Pendant les deux dernières années de sa vie, il récitait
presque chaque jour le bréviaire, jouissant comme chrétien
et comme poète des beautés des psaumes... Journellement
il disait le chapelet avec sa soeur.... (cité par
J.M.J. Bouillat, Les Contemporains).
Il renie maintenant la franc-maçonnerie à laquelle il
avait été affilié pendant son séjour parisien.
Si l'on en croit un autre témoin, le poète
Armand Silvestre, vieilli et ridé Pierre Dupont a pourtant encore
belle allure :
Il était pareil à
ces beaux arbres des forêts qu'il aimait tant, qui prêtent
encore leur ombre au bûcheron dont la cognée fait saigner
leurs branches. Il y avait vraiment du Christ dans cette belle figure
régulière de Pierre Dupont, un Christ ayant rêvé
d'un Calvaire planté de vignes, dont le vin consolerait les dieux
mourants. Ce fut ce qui me frappa tout d'abord quand il s'assit devant
moi, me regardant avec ses yeux de buveur et de philosophe, mouillés,
affectueux et où volontiers tremblait une larme. (cité
par Alexandre Zévaès, "Pierre Dupont, chansonnier
de 1848", La révolution de 1848, n° 136, mars-avril-mai
1931)
Le séminaire
de l'Argentière, dans les monts du Lyonnais, 1880
(archives de la Diana)
Le poète vagabond
Ce retour, sincère n'en doutons pas, vers la pratique
religieuse n'empêche nullement Pierre Dupont de poursuivre une
vie de bohême et finalement de sombrer complètement dans
l'alcoolisme. Sans sa famille, sans doute eût-il terminé
sa vie tel un chemineau :
Bien qu'il eût chez son frère
le vivre et le couvert, le chansonnier sortait souvent. Il errait dans
la campagne lyonnaise, ne pouvant se rassasier du spectacle de la nature.
Il avouait avoir couché onze nuits de suite dans une forêt
de Saint-Germain-au-Mont-d'Or.
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
Il aime rencontrer les gens du peuple, des campagnes et de la ville.
Alors il n'est pas avare de "bonnes paroles". car il aime
toujours beaucoup être écouté. Ce sont pour lui,
malheureusement, de fréquentes occasions de boire :
Il chérissait les paysans, se plaisant
à vivre au milieu d'eux et à partager leur frugal repas.
Quand il les entendait se plaindre de la dureté et des difficultés
de leur existence, il leur parlait de la moisson, de la vendange, des
récoltes qui allaient récompenser leur travail et les
encourageait de son mieux ; sa parole était inspirée,
sa voix sincère et émue, et, quand il s'en allait, les
paysans le remerciaient.
Pierre Dupont, qui était la bienveillance même, en usait
de même avec les ouvriers, les canuts, les mariniers ; volontiers
il "chopinait" et "trinquait" avec eux. Il chopinait
même trop copieusement, et donna sur la fin de sa vie un spectacle
lamentable.
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)
Sur le pavé de Lyon
Le récit des douze dernières années
est assez attristant :
Depuis 1858 que je fis sa connaissance, dit
un témoin, Dupont n'a guère
quitté le pavé de Lyon que pour aller mourir. Sans vous
éloigner beaucoup du numéro 33 de la rue de la République,
vous pourrez apprendre d'un témoin oculaire que le malheureux
poète hantait surtout, vers ce temps-là, le café
du théâtre des Célestins et certain cabaret borgne
du passage Pazzi, où il se livrait, entre minuit et une heure
du matin, à d'inénarrables dissertations philosophico-culinaires
qui plongeaient l'hôtesse dans de longues rêveries.
Quant à chanter, il n'y songeait guère ; il y avait longtemps
que cette puissante voix qui avait fait vibrer les murs des clubs et
les âmes des prolétaires de 1848 s'était éteinte. En 1863, Pierre chantait un peu moins fort qu'on ne parle"
.
La mort et les funérailles
du poète
Au début de 1870, la maladie d'estomac dont il
souffre depuis longtemps s'aggrave beaucoup. Il est soigné chez
son frère. Il demande et reçoit les derniers sacrements
des mains de l'abbé Robert, vicaire de la paroisse Saint-Bruno-des-Chartreux.
Il meurt le 25 juillet 1870 à l'âge de quarante-neuf ans.
Le "Progrès de Lyon",
quotidien qui porte alors les idées de gauche, décrit,
en date du 28 juillet 1870, ses funérailles :
"Un cortège qu'on peut évaluer
à un millier de personnes, parmi lesquelles la démocratie
était largement représentée, a accompagné
hier matin le cercueil de Pierre Dupont au cimetière de la Croix-Rousse.
Avant la levée du
corps, un bon nombre de personnes sympathiques sont allées visiter
l'asile où est mort le poète populaire. C'est une modeste
maison bourgeoise entourée d'un petit clos ombragé contigu
au cloître des Chartreux ; la chambre où est mort Pierre
Dupont est au rez-de-chaussée de cette maison, elle est tendue
d'un simple papier peint gris à dessins verts. Le lit est une
couchette de fer. La fenêtre de sa chambre ouvre sur un jardinet
complanté d'arbres et d'arbustes. A ses derniers moments, le
chantre de la nature a donc pu respirer les parfums agrestes et entendre
le gazouillement des oiseaux.
Pierre Dupont n'a pas eu une mort violente, il s'est éteint doucement,
possédant toute sa connaissance. Il laisse, dit-on, une grande
quantité de manuscrits inédits, mais inachevés
pour la plupart. Sa tombe est située tout à fait au fond
du cimetière de la Croix-Rousse ; l'allée qui y conduit
est bordée d'un rideau de jeunes peupliers... L'épitaphe
inscrite sur la simple croix de bois noir placée sur sa tombe
est ainsi conçue : "ci-gît Pierre-Antoine Dupont."
Rien de plus. Deux couronnes, l'une d'immortelles et l'autre de feuillage,
ont été déposées sur cette tombe.
M. Perrodet, de Saône-et-Loire, y a prononcé un discours
dont nous avons retenu ces deux fragments excellents : "Ce que
valait le coeur du poète que nous regrettons, son refrain favori : Aimons-nous..., le dit assez. Son idéal politique est résumé
dans ces vers : Les peuples sont pour nous des frères.
[Cité par J.-F. Gonon, "Histoire de la chanson stéphanoise
et forézienne", Horvath, Roanne, 1906/1979]
Le journal passe sous silence la cérémonie
religieuse - il semble que la Libre-Pensée lyonnaise ait un moment
espéré pour lui des funérailles civiles - mais
donne déjà brièvement la plupart des éléments
qui seront magnifiés par la légende dorée du poète
qui vient de disparaître : le peuple qui forme l'assistance, la
simplicité de son logis, son amour de la nature et de la poésie,
le dépouillement de sa tombe, et comme idéal politique,
la fraternité universelle :
Fais que les ennemis
Oubliant leurs querelles,
Vivent unis
Et soient épris
Des beautés éternelles !
Ame sensible, coeur généreux,
Pierre-Antoine Dupont fut un idéaliste, à la fois passionné
et sensible, généreux et faible. Au cours de sa vie, toute
d'instabilité et d'élans souvent brisés, il a connu
l'amour et l'amertume, le bonheur et les désillusions, la gloire
et la misère : bel exemple du héros romantique.
(Conférence donnée à
Feurs par Joseph Barou, le 13 juin 1997, dans le cadre de l'Université
pour Tous)