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Pour compléter
cette page de

la vie d'autrefois
voir aussi :

Pierre Dupont
célébré à Montbrison :


J'ai deux
grands boeufs

par un autre poète :


Jules Troccon

et la page :


Boeufs
et bouviers

 

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*    *

Chants et Chansons



Les boeufs

pour écouter cliquer ci-dessous

(4 min 28 s)

1
[J'ai deux grands boeufs
dans mon étable,
]


Deux grands boeufs blancs,
marqués de roux ;

La charrue
est en bois d'érable,

L'aiguillon en branche
de houx ;

C'est par leurs soins
qu'on voit la plaine

Verte l'hiver,
jaune l'été ;

Ils gagnent
dans une semaine

Plus d'argent
qu'ils n'en ont coûté.

Refrain

S'il me fallait
les vendre,

J'aimerais mieux
me pendre ;

J'aime Jeanne ma femme, eh bien ! j'aimerais mieux

La voir mourir,
que voir mourir mes boeufs

2

Les voyez-vous,
les belles bêtes

Creuser profond
et tracer droit,

Bravant la pluie
et les tempêtes,

Qu'il fasse chaud,
qu'il fasse froid.

Lorsque je fais halte
pour boire,

Un brouillard sort
de leurs naseaux,

Et je vois
sur leur corne noire

Se poser
les petits oiseaux.

3

Ils sont forts
comme un pressoir d'huile

Ils sont doux
comme des moutons.

Tous les ans
on vient de la ville

Les marchander dans nos cantons

Pour les mener
aux Tuileries,

Au Mardi-Gras
devant le roi,

Et puis les vendre
aux boucheries ;

Je ne veux pas,
ils sont à moi.

4

Quand notre fille
sera grande,

Si le fils
de notre Régent

En mariage
la demande,

Je lui promets
tout mon argent ;

Mais si pour dot
il veut qu'on donne

Les grands boeufs blancs
marqués de roux,

Ma fille, laissons
la couronne,

Et ramenons les boeufs
chez nous.

 

 

*

*     *

Les sapins

(extraits)

pour écouter cliquer ci-dessous

(1 min 31 s)

J'allais cueillir des fleurs
dans la vallée,

Insouciant
comme un papillon bleu,

A l'âge où l'âme
à peine révélée

Se cherche encore
et ne sait rien de Dieu.

Je composais
avec amour ma gerbe,

Quand au détour
du coteau l'aspect noir

De sapins verts couvrant
un sol sans herbe

Me fit prier ainsi
sans le savoir :

Refrain

Dieu d'harmonie
et de beauté !

Par qui le sapin
fut planté,

Par qui
la bruyère est bénie,

J'adore
ton génie

Dans sa simplicité.

 

*

*     *

Mère Jeanne

(extraits)

pour écouter cliquer ci-dessous

(2 min 23 s)

Je suis la mère Jeanne

Et j'aime
tous mes nourrissons,

Mon cochon, mon taureau,
mon âne,

Vaches, poulets,
filles, garçons,

Dindons, et j'aime
leurs chansons,

Comme, étant
jeune paysanne,

J'aimais la voix
de mes pinsons.

*

* *

 

La chanson du pain

(extraits)

pour écouter cliquer ci-dessous

(1 min 56 s)

Quand dans l'air
et sur la rivière

Des moulins
se tait le tic-tac ;

Lorsque l'âne
de la meunière

Broute et ne porte plus
le sac :

La famine,
comme une louve,

Entre en plein jour
dans la maison ;

Dans les airs
un orage couve,

Un grand cri
monte à l'horizon

Refrain

On n'arrête pas
le murmure

Du peuple,
quand il dit : J'ai faim !

Car c'est le cri
de la nature :

Il faut du pain !

 

*

*     *

 

Le chant des ouvriers

pour écouter cliquer ci-dessous

(1 min 51 s)

1

Nous dont la lampe,
le matin

Au clairon du coq
se rallume ;

Nous tous
qu'un salaire incertain

Ramène avant l'aube
à l'enclume ;

Nous qui des bras,
de pieds, des mains,

De tout le corps
luttons sans cesse,

Sans abriter
nos lendemains

Contre le froid
de la vieillesse,

Refrain

Aimons-nous,
et quand nous pouvons

Nous unir
pour boire à la ronde,

Que le canon
se taise ou gronde,

Buvons

A l'indépendance
du monde !

2

Nos bras,
sans relâche tendus,

Aux flots jaloux,
au sol avare,

Ravissent
leurs trésors perdus,

Ce qui nourrit
et ce qui pare :

Perles, diamants
et métaux,

Fruit du coteau,
grain de la plaine.

Pauvres moutons,
quels bons manteaux

Il se tisse
avec votre laine !

3

Quel fruit tirons-nous
des labeurs

Qui courbent
nos maigres échines ?

Où vont les flots
de nos sueurs ?

Nous ne sommes que
des machines.

Nos Babels montent
jusqu'au ciel,

La terre nous
doit ses merveilles :

Dès qu'elles ont fini
le miel,

Le maître chasse
les abeilles.

4

Au fils chétif
d'un étranger

Nos femmes tendent
leurs mamelles,

Et lui, plus tard,
croit déroger

En daignant s'asseoir
auprès d'elles ;

De nos jours,
le droit du seigneur

Pèse sur nous
plus despotique :

Nos filles vendent
leur honneur

Aux derniers courtauds
de boutique.

5

Mal vêtus, logés
dans des trous,

Sous les combles,
dans les décombres

Nous vivons
avec les hiboux

Et les larrons
amis des ombres ;

Cependant
notre sang vermeil

Coule impétueux
dans nos veines ;

Nous nous plairions
au grand soleil

Et sous les rameaux verts
des chênes.

6

A chaque fois
que par torrents

Notre sang coule
sur le monde,

C'est toujours
pour quelques tyrans

Que cette rosée
est féconde ;

Ménageons-le
dorénavant,

L'amour est plus fort
que la guerre.

En attendant
qu'un meilleur vent

Souffle du ciel
ou de la terre,


Aimons-nous,
et quand nous pouvons

Nous unir
pour boire à la ronde,

Que le canon
se taise ou gronde,

Buvons

A l'indépendance
du monde !

 

*

*     *

 

Prière des enfants

(extraits)

pour écouter cliquer ci-dessous

(1 min 25 s)

Dieu ! le petit enfant

Sur ta gloire infinie

En sait autant

Que le savant,

Que le plus grand génie.


Le plus petit oiseau

S'évertue à te plaire ;

L'humble roseau,

La terre et l'eau

Te chantent leur prière.


Répands à pleines mains

Tes dons sur la nature :

Les fruits, les grains,

Les doux raisins ;

Que tous aient leur pâture !

Fais que les ennemis

Oubliant leurs querelles,

Vivent unis

Et soient épris

Des beautés éternelles !

Dieu de bonté, répands

Des trésors de tendresse

Sur nos parents :

Que leurs enfants

Honorent leur vieillesse !

 

*

*     *

 

 

 

Bibliographie sommaire

Article "Pierre Dupont"
Grande encyclopédie,
inventaire raisonné des sciences,
des lettres et des arts

en 21 volumes,
sous la dir. de M. Berthelot,
membre de l'Institut,
Paris, Lamirault et Cie,
1885-1902.

Dictionnaire universel
des noms propres
,
Paris, Robert, 1986.

Dictionnaire biographique
du mouvement ouvrier français
,
sous la dir. de Jean Maitron,
Les éditions ouvrières,
Paris, 1965.

Dictionnaire des littératures
de langue française
,
J.P. de Beaumarchais,
Daniel Couty,
Alain Rey,
article Pierre DUPONT
de G. Gengembre,
Bordas, Paris, 1987.

Maurice Agulhon,
la Seconde République
,
"Histoire de France",
sous la dir. de Georges Duby,
tome 2, chapitre X.

Gérard Chauvy, Serge-Alex, Blanchon
Histoire des Lyonnais,
Paris, Nathan, 1981.

André Leistenschneider,
L'Argentière, un petit séminaire
du diocèse de Lyon
,
Lyon, Emmanuel Vitte, 1905.

J.-F. Gonon,
Histoire de la chanson stéphanoise
et forézienne,

Roanne, Horvath,
1906/1979.

Félix Benoît,
Humour lyonnais,
Horvath, Roanne, 1981.

Maxime Leroy,
Histoire des idées sociales en France,
tome 3, Gallimard, Paris, 1954.

J. M. J. Bouillat,
Pierre Dupont, chansonnier
(1821-1870),
"Les Contemporains",
15 décembre 1901, Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Conception : David Barou

gestion : Joseph Barou
questions, remarques ou suggestions
s'adresser :

 

 



Pierre Dupont, jeune poète

 

Le poète et chansonnier populaire

PIERRE DUPONT
(1821-1870)

auteur de la Chanson des bœufs

 

1 - A l'Argentière, l'écolier docile
aux leçons de la Muse antique

Orphelin à quatre ans

Pierre-Antoine Dupont est né à Lyon, au 79 quai de l'Hôpital, le 23 avril 1821, dans un foyer d'artisan. Son père, Jean-Baptiste Dupont, d'une famille originaire de Provins, exerce le métier d'éperonnier-quincaillier. Il forge, à la demande, des éperons pour les cavaliers et des mors pour les montures. Ses qualités professionnelles lui ont valu le titre de "fournisseur de l'armée".

Sa mère, Marie Françon, est issue d'une famille paysanne du Bugey. C'était une femme intelligente et pieuse qui inspirait à ses enfants les sentiments d'honneur et de religion dont elle était animée nous dit l'un de ses biographes. Le poète lui-même raconte comme elle lui apprenait à lire la Bible :

Il fallait voir la mère, indiquant à ses yeux
L'image de Jésus et celle de Marie
Faire éclore leurs noms sur sa lèvre fleurie ;
Et dans la vieille Bible aux feuillets illustrés
Ces noms furent aussi les premiers qu'il sut lire.


(Pierre Dupont, Les deux Anges)

Il a très tôt le malheur de perdre cette bonne mère. Alors que le petit Pierre vient d'atteindre l'âge de quatre ans, Marie Françon est victime d'un grave accident domestique. Un soir, au logis, elle tombe dans une cave par une trappe restée malencontreusement ouverte. Elle meurt quelques mois plus tard des suites de cette chute. Marie Françon laisse trois jeunes enfants : deux garçons et une fille.

A Rochetaillée, chez le cousin curé

Son éducation est alors confiée à un cousin qui est aussi son parrain, l'abbé Laurent, curé de Rochetaillée, un village du canton de Neuville-sur-Saône. Ce digne ecclésiastique avait dû quitter son diocèse de Sens au moment de la Terreur. Il s'était réfugié dans le Beaujolais. Après le Concordat, les habitants de Rochetaillée l'avait gardé comme curé. L'enfance du futur poète, se déroule donc au presbytère du village, sereine et libre :

Après avoir servi la messe, Pierre étudiait jusqu'à midi ; puis le reste du temps, il courait à travers champs et sous les bois. Les spectacles qu'il contemplait chaque jour dans ce coin riant de la riche vallée de la Saône laissèrent dans son âme une empreinte indélébile et décidèrent de sa vocation : c'étaient des moissonneurs au milieu des gerbes, des faneuses dans les prés, des vignerons taillant les ceps, des ruisseaux murmurants, des arbres chargés de fleurs ou de fruits, en un mot, la nature dans son éblouissante splendeur...


(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

Pierre Dupont gardera de cette période un souvenir lumineux. Il chantera son village d'adoption et le bon curé Laurent :

Gentil village,
Riante plage ;
Rochetaillée, ô doux pays,
Où s'est écoulé mon jeune âge,
Pour toi, je quitterais Paris.
Tu ne m'as pas donné naissance,
L'amour de la vérité.
Je vois encore flotter l'image
Du bon pasteur, de mon mentor,
Dans les peupliers du rivage,
J'entends toujours ses conseils d'or."

(Pierre Dupont, poème Rochetaillée)

Au séminaire de l'Argentière

Le prêtre le place, dès qu'il a l'âge de neuf ans, au petit séminaire de l'Argentière , dans les monts du Lyonnais. Il a du mal, au début, à supporter la discipline du pensionnat lui, le gamin libre, l'infatigable coureur des champs.

Cependant, dans cet établissement où se retrouvent beaucoup de fils de famille lyonnais, il effectue de très bonnes études classiques, sanctionnées par plusieurs prix d'excellence et de diligence. Elève agréable selon ses maîtres, il mérite pourtant, une seule fois, en classe de cinquième, l'appréciation "conduite : laissant à désirer". Mais, suivant les souvenirs d'un de ses condisciples, c'était un enfant dont le visage, arrondi et gracieux, semblait toujours prêt à sourire.

Admirateur passionné de la nature, il apprécie sans doute beaucoup la longue promenade hebdomadaire imposée aux collégiens de l'Argentière. Il vit alors ses premières émois de poète :

C'est là qu'il a vu des bergeronnettes se poser sur la corne noire des grands boeufs ; là aussi, presque sûrement, dans quelque excursion botanique avec le bon abbé Chirat et son condisciple, le futur abbé Cariot, qu'il a éprouvé cette profonde émotion d'enfance à laquelle nous devons la merveilleuse chanson des Sapins
.
(André Leistenschneider, L'Argentière)


En classe de rhétorique, il a comme maître l'abbé Bourbon, digne ecclésiastique qui a la plume facile et se pique d'être quelque peu poète. Suivant les annales du petit séminaire, c'est à l'Argentière, après un cours de physique, que Pierre Dupont compose sa première poésie. Il prend pitié d'un malheureux rat victime d'une expérience que les élèves viennent de réaliser avec l'appareil à faire le vide. Il compose alors une fable intitulée "Le Rat et la Machine pneumatique". Une autre pièce, d'un tout autre genre, "Le nid et la Sainte-Vierge" révèle mieux encore, sinon ses talents, du moins ses goûts poétiques.

Selon le témoignage d'un ancien élève, il fait preuve d'une piété sincère et participe aux exercices de la congrégation des Saints-Anges dont il assure même les fonctions de secrétaire.. Plus tard, des biographes lyriques l'ont dépeint comme égaré dans un séminaire, laissant la chapelle et ses condisciples agenouillés pour fuir, à la dérobée, vers une sorte de bocage sacré où il priait à la façon d'un adolescent de la Grèce païenne. Ainsi, selon eux, l'écolier, docile aux leçons de la Muse antique, ne rêvait que courses vagabondes dans les bois peuplés de dryades. Il n'y avait, certes, nulle trace de vocation ecclésiastique dans ses gambades de petit faune en folie.

Premier amour

Pierre Dupont ne rentrera pas donc dans les ordres comme la plupart de ses condisciples de l'Argentière : Il aimait trop l'indépendance ; il avait l'humeur trop vagabonde pour se plier à la vie du prêtre, toute d'austérité, de privations, de recueillement et de silence.

L'abbé Laurent, un peu déçu dans ses espérances, cherche alors une place pour son filleul. Comme les oncles de Pierre sont dans le commerce de la soierie, il est mis en apprentissage chez un canut. Certains ont voulu voir là une punition de la part du prêtre. Il semble qu'il n'en soit rien car Pierre Dupont a toujours conservé, nous l'avons dit, beaucoup de respect et d'affection pour son tuteur qu'il appelait son oncle. Le jeune homme reste peu de temps dans ce premier emploi qui lui inspirera plus tard la Chanson de la Soie :

Que de métiers ! que de bobines !
Que de travaux et d'oeuvres d'art !
Quel essor donnent aux machines
Vaucanson et l'humble Jacquard !
Quand l'insecte a fini sa tâche
Des milliers de doigts sont en jeu !
Les fils sont croisés sans relâche
L'homme achève l'oeuvre de Dieu.

Il travaille ensuite quelques mois comme "saute-ruisseau" dans une étude où il ne rencontre que de mauvais exemples et de mauvais camarades. Il devient ensuite employé de banque dans la maison Balleydier, une des plus réputées de Lyon. Le banquier, M. Balleydier fait preuve de beaucoup d'indulgence envers ce jeune commis qui a surtout du goût pour couvrir de vers les grandes feuilles de papier à lignes rouges des bilans comptables.

Douze métiers, treize misères ! Une seule chose lui plaît vraiment : la poésie. Alors qu'il travaille à la banque Balleydier, Pierre Dupont fait la connaissance de la famille de Senneville qui habite Saint-Romain-au-Mont-d'Or, le village voisin de Rochetaillée. Il est ébloui par la jeune et belle demoiselle de Senneville, Louise, qui est bonne musicienne et chante admirablement. L'employé de banque est tout juste au sortir de l'adolescence et, bien sûr, il devient amoureux éperdu de la belle :

Son talent et ses charmes firent une impression profonde sur le coeur de Pierre : tout son avenir s'en ressentit. Mlle de Senneville fut pour Dupont ce qu'avait été Laure pour Pétrarque et Béatrice pour Dante : l'inspiratrice de sa muse.

La grande Rachel à Lyon

Peu après, la jeune mais déjà glorieuse tragédienne Rachel (Elisabeth Félix, dite mademoiselle Rachel) vient donner quelques représentations à Lyon. Pierre Dupont y assiste et, enthousiasmé par le talent de l'actrice, lui adresse un long compliment pour lui dire sa fervente admiration. La municipalité de Lyon décide d'octroyer une couronne d'or à Rachel. Pierre Dupont, remarqué par cette missive enflammée, a le grand honneur d'être invité au souper qui suit la cérémonie et c'est en écoutant Rachel parler des tragédies de Corneille qu'il prend la résolution de tout quitter pour tenter la difficile carrière de poète.

Jusque là il n'est parvenu qu'à faire publier quelques poèmes dans La Gazette de France et La Quotidienne. Ces vers affichent clairement ses sentiments royalistes. Mais Dupont travaille fiévreusement à une oeuvre plus importante qu'il avait commencée : son poème des Deux Anges.

*

*    *

2 - A Paris, le jeune poète
qui court sa chance

Vous n'êtes pas riche...
Alors pourquoi, diable, écrivez-vous ?

Poussé irrésistiblement par sa vocation, en avril 1841, il "monte" à Paris avec la ferme conviction qu'il va s'y faire un nom. On le retrouve donc à l'hôtel Fricaud, près du Pont-Neuf, un jour de l'an 1842 :

un jeune gaillard d'une vingtaine d'années, à l'aspect plus proche du rural que du citadin, aux cheveux blonds et au visage mat, est attablé. Son allure atteste de la modicité de sa condition que confirme son modeste repas, à 32 sous et sans vin...
(Gérard Chauvy, Serge-Alex Blanchon, Histoire des Lyonnais)

Il croit à sa chance. Il faut dire que la période est propice aux romantiques. Dans le cabaret de la rue Guénégaud où il plante ses quartiers, Pierre Dupont rencontre Gérard de Nerval, Gautier et Baudelaire. Il a soif de décrire les moeurs populaires...

Il sollicite, mais en vain, divers patronages : Berryer, Lamartine, le chimiste Thénard. Il présente, sans succès, ses productions poétiques aux journaux parisiens puis à divers éditeurs.

Ces démarches infructueuses lui font vite perdre ses dernières illusions :
Tous ces messieurs lui tinrent le même langage :
- Avez-vous déjà publié quelques volumes ?
- Pas un seul.
- C'est fâcheux. Faites-vous connaître, nous verrons à traiter ensuite.
- Mais si l'on ne publie rien, comment voulez-vous que je me fasse connaître ?
- Oh ! quant à cela, rien de plus facile ; on publie cinq ou six ouvrages à ses frais.
- Je ne suis pas riche, balbutiait Dupont.
- Vous n'êtes pas riche... Alors pourquoi, diable, écrivez-vous ?
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

A bout de ressources, Pierre Dupont trouve un petit emploi dans une banque mais n'y reste guère. Au bout de huit mois il rentre comme professeur dans un pensionnat. Rétribution trop faible, manque d'intérêt pour l'enseignement ou tout simplement goût du changement, on ne sait pour quelle raison le jeune Lyonnais quitte bien vite la maison d'éducation. Il va ensuite à Provins se refugier chez son grand-père.

Supplique à Victor Hugo

Avant de quitter Paris, il rend visite à Victor Hugo qui vient d'être admis à l'Académie française. Malheureusement, le maître est absent. Pierre Dupont écrit sur sa carte les vers suivants qui sont un appel à l'aide sans doute longuement médité :

Si tu voyais une anémone,
Languissante et près de périr,
Te demander, comme une aumône,
Une goutte d'eau pour fleurir ;
Si tu voyais une hirondelle,
Un jour d'hiver, te supplier,
A ta vitre battre de l'aile,
Demander place à ton foyer ;
L'hirondelle aurait sa retraite,
L'anémone sa goutte d'eau :
Pour toi, que ne suis-je, ô poète !
Ou l'humble fleur, ou l'humble oiseau ?

(cité par J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

La supplique de Pierre Dupont ne semble pas avoir beaucoup ému Victor Hugo. Le fait est qu'il ne fit rien pour lui.

Le patronage de Pierre Lebrun

A Provins, il a la chance de rencontrer un poète et auteur dramatique membre de l'Académie, Pierre Lebrun (1785-1873) qui possède une maison de campagne proche de l'habitation de son grand-père. Il lui montre son poème des "Deux Anges". Discernant un certain talent chez le jeune homme, l'académicien s'intéresse à lui.

Mais arrive le temps de la conscription. Ayant tiré un mauvais numéro, Pierre Dupont, désolé, doit partir pour Huningue en Alsace afin de rejoindre un régiment de chasseurs. Sa famille n'a pas de ressources suffisantes pour lui payer un remplaçant. Sept ans de service vont briser à tout coup une vocation poétique. En fait, il ne reste que six semaines sous les drapeaux. Son ami Emile Genisson fait publier, à ses frais, son poème des "Deux Anges".

Deux souscriptions sont organisées, l'une à Provins et, surtout, l'autre à Paris sous le haut patronage de Pierre Lebrun. Les bénéfices réalisés - cinq mille francs - permettent de payer un remplaçant. Il sera ainsi dispensé d'un interminable service militaire. Qui plus est, sur la recommandation de Pierre Lebrun, les "Deux Anges" sont présentés au concours de 1842 de l'Académie française et reçoivent un prix.

Ce premier - et modeste - succès ne lui suffit pas pour subsister. De 1842 à 1848, il est dans la gêne et il gagne sa vie, très prosaïquement, en travaillant, en qualité "d'aide aux travaux", à la rédaction du Dictionnaire de l'Académie. Il conservera ces fonctions pendant six ans, jusqu'en 1848. Comme il commence alors à écrire des chansons politiquement plus engagées, il se croit moralement tenu d'offrir sa démission.


Gounod, Dupont : les deux amis

Pendant cette période, Pierre Dupont se lie d'une vive amitié avec le compositeur Charles Gounod. Les deux hommes ont des points communs : tous deux ont été orphelins très tôt, tous deux sont nourris de littérature classique, tous deux ont l'âme lyrique et romantique. Le concours du musicien est d'ailleurs très utile à Pierre Dupont car, s'il versifie allègrement, il est ignare en ce qui concerne le solfège et tout à fait incapable de noter les airs qu'il invente pourtant avec facilité pour accompagner ses poèmes.

C'est le temps où le jeune poète balance encore entre la vie de bohème et le conformisme bourgeois :

Quelquefois, Dupont s'égarait dans les cabarets soi-disant artistiques... mais ce genre braillard et débraillé l'attirait peu ; il détestait la prose, l'esprit superficiel et cherché ; en un mot, la bohème ne l'attirait pas ; s'il y tomba lui-même plus tard, ce fut sans parti pris, par suite des circonstances et par la nature des relations que lui créèrent certaines de ses productions... Au point de vue mondain, il était suffisamment correct, fréquentait le Cercle catholique où ses vers étaient goûtés, pratiquait Ozanam et discutait avec Lacordaire.
(E. Flotard, la Revue du siècle, "Causeries d'antan", tome 13, 1899).

En effet, grâce à Charles Gounod, qui est alors l'organiste de la chapelle des Missions étrangères, il a rencontré le père Lacordaire. Influencés par le grand prédicateur, les deux amis suivent ses conférences à Notre-Dame de Paris (1841). Pierre Dupont choisit, pendant quelque temps, le dominicain comme directeur spirituel. Ils échangent des lettres. Ainsi le 18 janvier 1844, Lacordaire lui écrit de Paris :

Mon enfant... Continuez à prier, à faire de bonnes lectures, à pratiquer quelques pénitences. Je vous dégage de celles que je vous avais imposées, afin que vous soyez plus libre, et que vous ne commettiez pas de péché en les abandonnant.
C'est le 29 que je quitterai Paris ; j'aurais été bien content de vous embrasser encore une fois avant mon départ. Si je ne le peux, Gounod le fera pour moi, à votre retour. Il vous indiquera quelqu'un pour me remplacer. Adieu, mon cher ami, que Dieu soit avec vous et vous soutienne
.
(cité par André Leistenschneider, L'Argentière)

Comme Gounod, il aurait même, un moment, voulu entrer dans l'ordre des Frères Prêcheurs . Pierre Dupont cherche encore sa voie, il la cherchera toujours.

*

*    *


3 - Le chantre naïf
de la vie rurale

La chanson des Boeufs

C'est une simple chanson qui va apporter une soudaine et grande popularité à Pierre Dupont. Un jour de 1846, le jeune poète, avant de se rendre à l'Institut effectue, selon son habitude, une promenade hors de Paris. Il y retrouve un des spectacles bucoliques qui avaient enchanté son enfance : "Sur la route de Poissy, il aperçut un troupeau de magnifiques boeufs normands que l'on conduisait à l'abattoir.

O Parisiens voraces, pensa-t-il, pourquoi ne laissez-vous pas ces braves animaux à leur charrue ? Ce ne sont pas nos paysans du Lyonnais qui voudraient ainsi livrer à votre gloutonnerie les rois majestueux du labourage ! Et il se mit à fredonner tristement :

J'ai deux grands boeufs dans mon étable
Deux grands boeufs blancs marqués de roux.

L'inspiration vint. Bientôt une rime en amena une autre, et en peu de temps tout fut trouvé, l'air et les couplets
."

Pierre Dupont, rentré à l'Institut, recopie hâtivement ses vers et court chez son ami Gounod qui se met aussitôt au piano pour noter l'air. Il paraît que le musicien fut ému jusqu'aux larmes, admirant particulièrement le second couplet :

Les voyez-vous, les belles bêtes,
Creuser profond et tracer droit,
Bravant la pluie et les tempêtes,
Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid ?
Lorsque je fais halte pour boire,
Un brouillard sort de leurs naseaux,
Et je vois sur leur corne noire
Se poser les petits oiseaux.


Le soir même, Gounod conduisait son ami au café des Variétés. Devant un auditoire composé d'artistes, d'acteurs et de gens de lettres, Dupont redit sa chanson qui fut applaudie frénétiquement. "Bravo s'écriait Théophile Gautier, tout est parfait, vers et musique." Deux jours plus tard, "les Boeufs" étaient chantés au théâtre des Variétés par Hoffmann , costumé en laboureur normand. La salle trépigna d'aise. Ce fut un succès auquel firent écho tous les pianos de la capitale...
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

Bientôt la chanson fut connue dans la France entière. "Les boeufs" ont été - et sont sans doute encore - chantés dans la plupart des banquets campagnards. La chanson appartient aujourd'hui à notre folklore national.


Bien que les sentiments soient d'une extrême naïveté, Pierre Dupont a su peindre avec noblesse et simplicité une scène essentielle de la vie paysanne, le labour avec son triptyque : le boeuf, la charrue, le bouvier. Le boeuf, c'est la lenteur mais aussi la ténacité et la force. La charrue c'est, à l'opposé de l'épée, le symbole de la paix et de la prospérité... et un paysan conduit l'attelage ! Il n'est pas surprenant que toute la France des villages ait repris le refrain de Pierre Dupont :

J'ai deux grands boeufs dans mon étable
Deux grands boeufs blancs marqués de roux,
La charrue est en bois d'érable,
L'aiguillon en branche de houx ;

C'est par leur soin qu'on voit la plaine
Verte l'hiver, jaune l'été ;
Ils gagnent dans une semaine,
Plus d'argent qu'ils n'en ont coûté.
S'il me fallait les vendre,
J'aimerais mieux me pendre ;

J'aime Jeanne ma femme, eh bien ! j'aimerais mieux
La voir mourir, que voir mourir mes boeufs.

La veine rustique

Pierre Dupont exploite cette veine rustique. Il y réussit bien, comme l'avait prédit son ami Gounod après avoir écouté "les Boeufs" :

Mon cher, je te félicite de tout coeur : c'est un chef-d'oeuvre que tu as trouvé là. Marche dans la route où tu viens d'entrer ; désormais ne la quitte plus. Là est ton génie, là sera ta gloire.

La chanson des "Boeufs" est suivie de cinq nouvelles pièces publiées sous le titre : "les Paysans". Il s'agit de : "la Fête au village", "le Braconnier", "les Louis d'or", "la Musette neuve" et "le chien de berger". Elles ont du succès particulièrement quand Dupont les chante lui-même avec une force et une simplicité rustique :

Nul mieux que lui n'a chanté ses chansons, dit un critique. Il les chantait avec sa grande voix robuste qui avait la superbe ignorance des tonalités et des gammes possibles ; mais il les chantait avec une incomparable intelligence de la couleur, avec un sentiment énergique du rythme et une admirable divination de l'harmonie.

C'était le sens de la force et quand les brillantes vocalises s'éteignaient comme les gerbes d'un feu d'artifice, c'était une basse austère qui accentuait la mélopée. Il réalisait à merveille l'idée qu'on se fait d'un "vates" antique ou d'un barde, et si l'on se représente son port fier, mais sans poses, sa tête régulière, sa longue et épaisse chevelure châtain foncé qui lui retombait sur les épaules et lui donnait un air de prophète inspiré, sa physionomie mâle et douce à la fois, ses yeux limpides, purs et naïfs comme ceux d'une jeune fille, et qui se fixaient longuement sur les objets, comme pour les scruter et les pénétrer, son front haut et large, un front de penseur et de poète, on comprend qu'il devait être singulièrement beau à voir et à entendre.
(Cité par Oeschimann, sans nom d'auteur, Le Passe-temps du 17 février 1901)

Viennent ensuite d'autres chansons : "la mère Jeanne", "ma Vigne", "le Tonneau", "le Cochon", "la Vache blanche", "le Chant du blé", "la Chanson de la Soie", "la Chanson du pain", "le Noël des paysans", "le Tisserand"... Les paysages de son adolescence sont pour lui une source inépuisable d'inspiration. Ce sont souvent des sites des monts du Lyonnais, du Beaujolais ou du Pilat qu'il chante.

Les Sapins

Ainsi "les Sapins" seraient, nous l'avons dit, directement inspirés d'une promenade qu'il avait effectuée alors qu'il était à l'Argentière :

La première strophe de ce chant n'est pas un récit de fantaisie, elle rappelle un souvenir vrai. L'auteur, à l'âge de onze ou douze ans, suivait une leçon de botanique dans un vallon étroit, verdoyant et légèrement accidenté quand, au détour du chemin, il aperçut devant lui, pour la première fois de sa vie, une forêt de sapins qui lui parut noire tant elle était sombre, sur la pente d'une haute montagne. Ce contraste produisit sur lui un grand effet d'admiration qu'il a essayé de traduire plus de vingt ans après, dans cette prière...
(Préface de l'édition en quatre volumes des oeuvres de Pierre Dupont, lib. Alexandre Housseau, Paris, 1854)

A ces lointaines réminiscences se mêlèrent sans doute de nouvelles et fortes impressions car, pour d'autres, la chanson des "Sapins" aurait été écrite en septembre 1847, après une excursion dans le massif du Pilat quand Pierre Dupont passa un jour au village de Saint-Genest-Malifaux :

En traversant le grand bois, il fut tellement impressionné par la beauté du paysage et la majesté des sapins qui couvrent ce coin de terre fortuné, qu'au courant de la plume il écrivit la prière "les Sapins", l'un de ses chefs-d'oeuvre :

J'allais cueillir des fleurs dans la vallée,
Insouciant comme un papillon bleu ;
A l'âge où l'âme à peine révélée
Se cherche encore et ne sait rien de Dieu.
Je composais avec amour ma gerbe,
Quand, au détour du coteau, l'aspect noir
Des sapins verts couvrant un sol sans herbe

Me fit prier sans le savoir
Dieu d'harmonie et de beauté !
Par qui le sapin fut planté
Par qui la bruyère est bénie,

J'adore ton génie
Dans sa simplicité.

(cité par J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

De même les arbres qu'il apercevait de la fenêtre du dortoir de l'Argentière lui ont, bien longtemps après, inspiré le poème qui commence par ce vers :

Oh ! quand les peupliers, long rideau du dortoir...
(Pierre Dupont, chanson des Peupliers)

Chez Lamartine

On connaît encore, assez précisément, l'origine de plusieurs de ses chansons. Ainsi, en mai 1846, Pierre Dupont effectue une excursion à Saint-Point, en Saône-et-Loire. C'est un dimanche. Il observe des paysans au repos se promenant dans la campagne. Il rend visite à Lamartine qui le retient aimablement plusieurs jours dans son château :

A peine rentré à Lyon, Dupont écrivit et envoya aussitôt à celui qui venait de lui accorder une si gravieuse hospitalité "le Rêve du Paysan", poème beau comme un tableau de Millet :

Pendant le repos du dimanche
Le paysan va voir son champ ;
Son front vers la terre se penche,
Illuminé par le couchant.
Le temps qui marque son passage
De rides et de cheveux gris,
Sur son grand et vaillant visage
N'a pas éteint le coloris.
Rêve, paysan, rêve...

(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

En fait, le chansonnier a surtout une vision pittoresque et romantique du monde rural qu'il connaît seulement de l'extérieur, tel un décor. N'est-il pas surtout le fils d'un petit artisan de la ville ?

Elisa

Il en est de même sur le plan conjugal. Pierre Dupont est bien loin des réalités ; il ne rendra pas son épouse heureuse. Dans la capitale, il s'éprend d'Elisa, une jeune ouvrière parisienne qu'il a rencontrée dans un cabaret et qui chante à merveille plusieurs de ses chansons :

Maigre, fine, élancée, pas jolie, mais agréable, les traits mobiles, la physionomie éveillée, spirituelle. Elisa était bien le type de la petite Parisienne rieuse et insouciante. Un filet de voix juste, dont elle savait bien se servir, lui permettait d'interpréter avec finesse et agrément certaines chansons de Dupont.
(E. Flottard, Revue du siècle, 1896)

Elle chante particulièrement bien "la Mère Jeanne" :

... Elle le disait si bien, ce chant devenu populaire, que le nom lui en était resté. On la connaissait bien plus dans le quartier sous le nom de la Mère Jeanne que sous celui de
Mme Dupont.

C'était un charme de lui entendre moduler cette poésie, elle animait tout ce monde rustique, elle faisait grouiller tout ce bétail autour de la brave et rude paysanne. Puis sa voix s'adoucissait à la fin de la strophe, la jeune fille souriait au chant de ses pinsons ; la poésie succédait à la prose de la basse-cour, le chant des oiseaux au grognement des porcs ; la jeune femme était alors vraiment jolie et séduisante. Il n'en fallait pas tant pour ravir et entraîner Dupont... A la satisfaction de tous les intéressés et avec l'acquiescement de la famille du poète, la jeune Mère Jeanne devint Mme Pierre Dupont.


Hélas, bien qu'il soit plein de bons sentiments, le poète est un homme faible. Il n'apporte pas le bonheur à sa jeune épouse :

Appelé souvent dans des réunions artistiques, politiques, ou soi-disant telles, il ne savait pas résister... Il allait, chantait, buvait et s'oubliait quelquefois jusqu'à disparaître de chez lui pendant un temps très prolongé. La pauvre Elisa s'inquiétait de ces absences, se mettait à la recherche de son mari et finissait par le ramener au logis.
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

La chanson du Pain

Le couple vit au jour le jour et la misère s'installe dans le ménage. Dupont raconte lui-même, avec des accents mélodramatiques, l'origine de sa fameuse chanson du "Pain" :

C'était en hiver, il faisait un froid de loup, la neige couvrait la ville. Le pain était très cher, à sept sous la livre, mes ressources étaient épuisées, je regardais machinalement par la fenêtre le jardin tout blanc de neige, lorsqu'Elisa, s'approchant de moi, me dit en souriant tristement : "J'ai bien faim ! - C'est bien, lui dis-je, le temps de faire une petite course et je rapporterai ce qu'il faut."

Je sortis, je franchis la grille du Luxembourg et j'errai machinalement par les allées, sans même me demander quel parti je pourrais prendre. Tout à coup l'horreur de notre situation m'apparut : Pas de pain ! me dis-je, pas de pain ! Mourir de faim faute d'un morceau de pain ! Mais c'est horrible, c'est impossible ! Je marchais à grands pas, je tremblais de froid, et je répétais : du pain, du pain, il faut du pain...
Ma chanson naissait naturellement dans ma tête et sur mes lèvres :

On n'arrête pas le murmure
Du peuple lorsqu'il dit : j'ai faim.
Car c'est le cri de la nature,
Il faut du pain, il faut du pain...


Mon chant était fait ; je courus chez mon éditeur qui m'avança une petite somme, grâce à laquelle nous avons pu déjeuner et de quel appétit !
(cité par J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

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*    *

4 - L'auteur
de la Marseillaise du peuple


Dans les clubs et les estaminets

Et que sait-il du monde ouvrier ? Sans doute fort peu de choses. Certes, il a travaillé quelques mois chez un canut mais pratiquement toute son enfance s'est déroulée au presbytère et au petit séminaire, bien loin du monde du travail. Arrive la révolution de Février, un grand remuement d'idées qui agite toutes les couches sociales.

Un chansonnier tel Pierre Dupont ne peut se désintéresser d'un tel mouvement, de ce frisson démocratique. Ses chansons sont alors, selon le mot d'Alphonse Daudet, toutes frémissantes des beaux rêves de 1848, toutes résonnantes des mille bruits des métiers de la Croix-Rousse, tout embaumées des mille parfums des vallées lyonnaises. Les chansons politiques sont écrites de 1846 à 1851 : Le "Chant des ouvriers", la "Chanson du Pain", le "Chant des Nations", la "Chanson du Vote", le "Chant des Transportés", le "Cuirassier de Waterloo"...

Le poète chevelu et barbu chante alors les nouveaux idéaux : la démocratie, le pacifisme et le socialisme naissant. Vient l'heure des chansons politiques qu'il interprète lui-même dans les clubs. Après la conquête des campagnes arrive celle des faubourgs ouvriers.

Charles Baudelaire préfaçant un de ses recueils de chansons s'enthousiasme : Tous les malheurs et toutes les espérances de la Révolution firent écho dans la poésie de Pierre Dupont... Ce sera l'éternel honneur de Pierre Dupont d'avoir le premier enfoncé la porte. La hache à la main, il a coupé les chaînes de la forteresse ; maintenant la poésie populaire peut passer. Va donc à l'avenir en chantant, poëte providentiel, tes chants sont le décalque lumineux des espérances et des convictions populaires !

Il est alors adepte d'un utopisme confus et beaucoup de ses chansons sont politiquement très marquées. Avec le "Chant des soldats", le "Chant des étudiants", "la Républicaine", le "Chant des Nations", le "Chant des Transportés" il fut, selon l'expression de Maurice Agulhon, le véritable "écho sonore" de la Seconde République.

Qu'on se rappelle quelques vers :

Aux armes ! Courons aux frontières,
Qu'on mette au bout de nos fusils
Les oppresseurs de tous pays
Les poitrines des Radetzkis !
Les Peuples sont pour nous des frères,
Et les tyrans des ennemis.


ou encore :

Le socialisme a deux ailes :
L'étudiant et l'ouvrier".

Le Chant des ouvriers

Son "Chant des ouvriers", composé en 1846, a été considéré comme le véritable hymne de la révolution de 1848. "Quand j'entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie, je fus ébloui..." écrira Baudelaire .

Cette Marseillaise du peuple véhicule les thèmes essentiels des idéologies de l'époque, chant militant dont les couplets énoncent le lamento de la condition ouvrière : misère et inhumanité du travail ; exploitation des hommes-machines, prolétariat écrasé et saigné par les tyrans...
(G. Gengembre, Dictionnaire des littératures de langue française)

Le "Chant des Ouvriers" est publié en 1848, sous le forme d'un petit in-quarto de quatre pages dont une de musique notée. On peut alors se le procurer pour deux sous, chez l'auteur, au 17, rue de l'Est, à Paris.

"Quarante-huit" est tout entier dans le "Chant des ouvriers". Ses couplets dénoncent la misère et l'exploitation de la classe ouvrière :

Nous dont la lampe, le matin,
Au clairon du coq, se rallume,
Nous tous qu'un salaire incertain
Amène avant l'aube à l'enclume,
Nous qui, des bras, des pieds et des mains
De tout corps luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid et la vieillesse...


Pourtant le dernier couplet est d'un autre ton. Il désavoue les violences politiques et attend le triomphe de l'amour, l'avènement d'un pacifisme universel :

A chaque fois que, par torrents,
Notre sang coule sur le monde,
C'est toujours pour quelque tyran
Que cette rosée est féconde.
Ménageons-le dorénavant,
L'amour est plus fort que la guerre
En attendant qu'un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre...


Le refrain a, de plus, des relents bachiques. Il faut boire, boire, boire semble dire le poète, sans doute pour oublier tout ce qu'a d'utopique ce grand rêve de liberté et de fraternité universelles :

Aimons-nous, et quand nous pouvons
Nous unir pour boire à la ronde,
Que le canon se taise ou gronde,
Buvons, buvons, buvons
A l'indépendance du monde.


Pierre Dupont se laisse, avant tout, porter par la vague. Les émeutes des journées de juin 1848 le troublent. Comme beaucoup d'autres, il ne sait quel parti prendre. Il se tourne finalement du côté de la force et de l'ordre et, toujours excessif, n'hésite pas à rendre hommage au canon !

Ce n'est pas sans avoir saigné
Que notre capitale est sauvée ;
Grâce au canon, l'ordre a régné.
On a traqué la bête fauve.


Cependant il continue à fréquenter des cercles de gauche et paie toujours de sa personne. Il fait partie, en 1849, du "Comité central de Résistance" dirigé par Greppo, Miot et Démosthène Ollivier. En 1850, il participe aux réunions du groupe des "instituteurs socialistes" chez Pauline Roland . En septembre 1851, il assiste à Rébréchien , dans le Loiret, à un banquet qui réunit des chefs démocrates socialistes. Jusqu'en octobre 1851, il habite au 29, rue de l'Est puis déménage pour aller loger au 22, boulevard Beaumarchais. Il affiche des opinions subversives au café des Variétés qu'il fréquente assidument.


Après le coup d'Etat

Après le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, il est poursuivi comme membre d'une société secrète et pour avoir participé à la réunion du 2 décembre où est décidée la construction d'une barricade au faubourg Saint-Antoine. Il était d'ailleurs présent sur les lieux le lendemain.

En fuite, il se réfugie en Savoie, province qui fait alors partie des Etats sardes. Il est donc condamné par défaut à sept ans de "transportation" à Lambessa (Algérie). Il se cache, quelque temps, chez son ami le peintre Gudin mais est découvert et arrêté. Il semble que compte aussi pour beaucoup dans cette condamnation, la publication en 1849 d'un "Chant des paysans" très hostile au Prince-Président :

Napoléon est sur son siège,
Non point l'ancien, mais un nouveau
Qui laisse les blés sous la neige
Et les loups manger son troupeau.
Quand l'aigle noir fond sur tes plaines,
Terre d'Arcole et de Lodi,
Il se tient coi... dedans ses veines,
Le sang du Corse est refroidi.

Mais Dupont n'a pas l'attitude courageuse de beaucoup de républicains exilés. Il sollicite et obtient presque aussitôt sa grâce du pouvoir impérial, des personnages influents étant intervenus auprès de la princesse Mathilde. Des biographes, peut-être un peu attristés par son attitude, se montrent alors très sévères à son égard. Il acquiert la réputation d'aimable ivrogne. Et il est vrai que son état de chansonnier l'entraînait souvent vers les cabarets. G. Gengembre dit qu'il "sombre dans l'alcoolisme" et se voit abandonné par ses derniers amis pour une dernière flagornerie à l'égard de l'empereur. Il va jusqu'à glorifier les guerres impériales :

La France est avec l'Angleterre ;
Le droit est avec nos canons...


Selon ce même auteur, le "Chant des ouvriers" n'aurait été qu'un "éclair de lucidité entre la pacotille de ses débuts et la navrante dérive de celui qui fut le chantre de la dignité ouvrière". Le fait est, qu'en 1858, il "tomba" dans les bras de l'Empereur lors d'une visite que celui-ci effectuait à Brest. Maxime de Camp a, dans ses "Souvenirs littéraires", raconté la scène :

Un grand garçon de chevelure et de barbe blondes fendit la foule, s'approcha de la voiture (de l'Empereur) et à très haute voix dit : "Sire, donnez-moi une poignée de main." Napoléon hésita. L'homme reprit : "J'en suis digne" et cria : "Vive l'empereur !" C'était Pierre Dupont.
(Cité par Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France)



Pierre Dupont, chansonnier
(gravure extraite des Contemporains, 1901)

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Pierre Dupont à la brasserie des Martyrs

Pierre Dupont, vieux à quarante-cinq ans, gras et voûté, et son bel oeil de boeuf de labour visible à peine sous des paupières alourdies, essayaient, coudes sur table, de chanter quelques-unes de ses chansons politiques ou rustiques au rythme d'or, toutes frémissantes des beaux rêves de 48, toutes résonnantes des mille bruits des métiers de la Croix-Rousse, toutes embaumées des mille parfums des vallées lyonnaises. La voix n'y était plus ; brûlée par l'alcool, elle ressemblait à un râle.

"Il te faut les champs, mon pauvre Pierre !" lui disait Gustave Mathieu, le chantre des Bons Vins, du Coq gaulois et des Hirondelles...

Alphonse Daudet

(extrait de Alphonse Daudet, 40 ans de Paris, éd. des Equateurs, 2013)

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Pierre Dupont peint par Fortuné Layraud (1861)
tableau actuellement au Smith College Museum of Art de Northampton (Massachusetts, USA)
Merci à M. Jean Catherine qui nous a aimablement signalé ce document

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5 - Le retour vers les paysages
de l'enfance

Aller avec "le Christ vers les humbles et les travailleurs"

Après 1852, il revient irrésistiblement vers son milieu d'origine, celui dans lequel est restée sa famille : la petite bourgeoisie conformiste. Renonçant à la politique - c'est-à-dire, en fait rallié au Second Empire - il partage son temps entre Paris, Lyon et Provins où, après la mort de son père qui survient en 1848, il séjourne quelque temps. Il décline l'offre de reprendre son poste de correcteur à l'Académie française, en tenant compte des appointements arriérés.

Il est probablement vrai que les convictions politiques de Pierre Dupont n'ont jamais été très assurées. Artiste, il est plus sensible à l'émotion qu'à la réflexion et beaucoup de ses vers, même s'ils sont sincères, sont dus aux circonstances. Il est soumis à de multiples influences contraires et se laisse porter par le courant le plus fort mais alors son adhésion manque de profondeur, elle est surtout extérieure et théâtrale.

Jeune poète, son premier protecteur, Pierre Lebrun, était un homme qui avait été adulé par tous les régimes. Dans le même laps de temps, il fréquente l'extrême gauche, devient franc-maçon et se lie d'amitié avec Gounod et le père Lacordaire. A sa famille qui lui reproche ses fréquentations politiques, suivant le témoignage de sa nièce, il répondait avec une sincérité naïve, mais profonde, qu'il suivait les préceptes de l'Evangile, allant avec le Christ vers les humbles et les travailleurs.

S'il s'était un temps éloigné de la pratique religieuse c'est, selon sa parente, qu'il se crut appelé à régénérer les idées populaires, et c'est pour parvenir à ce but, excellent en lui-même, qu'il se trouva entraîné à fréquenter des hommes que l'histoire appelle politiques, mais dont l'amour pour le peuple ne se traduit ordinairement que par l'habitude de boire à sa santé...

Ces réflexions marquent assez la désapprobation de son entourage familial. Cependant on est prêt à être indulgent car c'est un artiste et donc, un grand naïf. Dans son oeuvre ne transparaît d'ailleurs ni scepticisme ni anticléricalisme.

Il vit à l'écart dans une semi-retraite se consacrant à la réimpression de ses oeuvres : "Chants et chansons", une édition de luxe publiée en quatre volumes de 1851 à 1854, précédée d'une étude de Baudelaire et avec dessins de Tony Johannot et de Célestin Nanteuil, la "Muse juvénile", 1859 (études en vers et en prose), la "Légende du Juif-Errant" (1862), poème illustré par Gustave Doré...

En 1862, sa femme Elisa meurt de la tuberculose sans lui avoir donné d'enfant. Il quitte Suresnes où il habite alors pour revenir à Lyon chez son frère, Sébastien Dupont. Il continue d'écrire beaucoup de vers mais ne publie plus, sauf un ouvrage, "Dix Eglogues" (Lyon, 1864), d'un médiocre intérêt. Il a aussi en chantier un vaste poème intitulé "le Rhône" dont il porte toujours le manuscrit sur lui. Par malchance, ce document s'est égaré et n'a jamais été retrouvé.

En visite au vieux collège de l'Argentière

Pierre Dupont était resté fidèle à son vieux collège de l'Argentière. Nous le voyons participer au "congé de famille" de 1862. En cette occasion, il chante devant les anciens élèves, les professeurs et les séminaristes, deux de ses oeuvres : "le Rêve du Paysan" et la "Prière des petits enfants". Il aime particulièrement ce dernier morceau et, paraît-il, ne passe pas une journée sans l'avoir récité :

Dieu, le petit enfant,
Sur ta gloire infinie
En sait autant
Que le savant,
Que le plus grand génie.

L'année suivante, le 30 juin 1863, pour la même fête, il improvise trois strophes d'une haute élévation :

O ma belle antique forêt
Où nichent les merles, les grives !
Tu rouvres des blessures vives
Dans mon coeur plein d'un doux secret.

Charmante petite rivière
Que l'Azergue accueille en son sein,
Porte à la Saône ma prière,
Dis au vieux Rhône mon dessein !

Mon dessein ?... C'est que toute la France
Et tous les Pays d'alentour
N'aient qu'une devise - j'y pense -
La Foi, l'Espérance et l'Amour !"


Suivant le témoignage d'un membre de sa famille, il reprit alors la pratique fervente de la religion qu'il n'avait pas oubliée, mais dont il avait négligé les marques extérieures... Pendant les deux dernières années de sa vie, il récitait presque chaque jour le bréviaire, jouissant comme chrétien et comme poète des beautés des psaumes... Journellement il disait le chapelet avec sa soeur.... (cité par J.M.J. Bouillat, Les Contemporains). Il renie maintenant la franc-maçonnerie à laquelle il avait été affilié pendant son séjour parisien.
Si l'on en croit un autre témoin, le poète Armand Silvestre, vieilli et ridé Pierre Dupont a pourtant encore belle allure :

Il était pareil à ces beaux arbres des forêts qu'il aimait tant, qui prêtent encore leur ombre au bûcheron dont la cognée fait saigner leurs branches. Il y avait vraiment du Christ dans cette belle figure régulière de Pierre Dupont, un Christ ayant rêvé d'un Calvaire planté de vignes, dont le vin consolerait les dieux mourants. Ce fut ce qui me frappa tout d'abord quand il s'assit devant moi, me regardant avec ses yeux de buveur et de philosophe, mouillés, affectueux et où volontiers tremblait une larme. (cité par Alexandre Zévaès, "Pierre Dupont, chansonnier de 1848", La révolution de 1848, n° 136, mars-avril-mai 1931)

Le séminaire de l'Argentière, dans les monts du Lyonnais, 1880
(archives de la Diana)

Le poète vagabond

Ce retour, sincère n'en doutons pas, vers la pratique religieuse n'empêche nullement Pierre Dupont de poursuivre une vie de bohême et finalement de sombrer complètement dans l'alcoolisme. Sans sa famille, sans doute eût-il terminé sa vie tel un chemineau :

Bien qu'il eût chez son frère le vivre et le couvert, le chansonnier sortait souvent. Il errait dans la campagne lyonnaise, ne pouvant se rassasier du spectacle de la nature. Il avouait avoir couché onze nuits de suite dans une forêt de Saint-Germain-au-Mont-d'Or.
(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

Il aime rencontrer les gens du peuple, des campagnes et de la ville. Alors il n'est pas avare de "bonnes paroles". car il aime toujours beaucoup être écouté. Ce sont pour lui, malheureusement, de fréquentes occasions de boire :

Il chérissait les paysans, se plaisant à vivre au milieu d'eux et à partager leur frugal repas. Quand il les entendait se plaindre de la dureté et des difficultés de leur existence, il leur parlait de la moisson, de la vendange, des récoltes qui allaient récompenser leur travail et les encourageait de son mieux ; sa parole était inspirée, sa voix sincère et émue, et, quand il s'en allait, les paysans le remerciaient.

Pierre Dupont, qui était la bienveillance même, en usait de même avec les ouvriers, les canuts, les mariniers ; volontiers il "chopinait" et "trinquait" avec eux. Il chopinait même trop copieusement, et donna sur la fin de sa vie un spectacle lamentable.

(J.M.J. Bouillat, Les Contemporains)

Sur le pavé de Lyon

Le récit des douze dernières années est assez attristant :

Depuis 1858 que je fis sa connaissance, dit un témoin, Dupont n'a guère quitté le pavé de Lyon que pour aller mourir. Sans vous éloigner beaucoup du numéro 33 de la rue de la République, vous pourrez apprendre d'un témoin oculaire que le malheureux poète hantait surtout, vers ce temps-là, le café du théâtre des Célestins et certain cabaret borgne du passage Pazzi, où il se livrait, entre minuit et une heure du matin, à d'inénarrables dissertations philosophico-culinaires qui plongeaient l'hôtesse dans de longues rêveries.

Quant à chanter, il n'y songeait guère ; il y avait longtemps que cette puissante voix qui avait fait vibrer les murs des clubs et les âmes des prolétaires de 1848 s'était éteinte. En 1863, Pierre chantait un peu moins fort qu'on ne parle
" .

La mort et les funérailles du poète

Au début de 1870, la maladie d'estomac dont il souffre depuis longtemps s'aggrave beaucoup. Il est soigné chez son frère. Il demande et reçoit les derniers sacrements des mains de l'abbé Robert, vicaire de la paroisse Saint-Bruno-des-Chartreux. Il meurt le 25 juillet 1870 à l'âge de quarante-neuf ans.
Le "Progrès de Lyon", quotidien qui porte alors les idées de gauche, décrit, en date du 28 juillet 1870, ses funérailles :

"Un cortège qu'on peut évaluer à un millier de personnes, parmi lesquelles la démocratie était largement représentée, a accompagné hier matin le cercueil de Pierre Dupont au cimetière de la Croix-Rousse.

Avant la levée du corps, un bon nombre de personnes sympathiques sont allées visiter l'asile où est mort le poète populaire. C'est une modeste maison bourgeoise entourée d'un petit clos ombragé contigu au cloître des Chartreux ; la chambre où est mort Pierre Dupont est au rez-de-chaussée de cette maison, elle est tendue d'un simple papier peint gris à dessins verts. Le lit est une couchette de fer. La fenêtre de sa chambre ouvre sur un jardinet complanté d'arbres et d'arbustes. A ses derniers moments, le chantre de la nature a donc pu respirer les parfums agrestes et entendre le gazouillement des oiseaux.

Pierre Dupont n'a pas eu une mort violente, il s'est éteint doucement, possédant toute sa connaissance. Il laisse, dit-on, une grande quantité de manuscrits inédits, mais inachevés pour la plupart. Sa tombe est située tout à fait au fond du cimetière de la Croix-Rousse ; l'allée qui y conduit est bordée d'un rideau de jeunes peupliers... L'épitaphe inscrite sur la simple croix de bois noir placée sur sa tombe est ainsi conçue : "ci-gît Pierre-Antoine Dupont." Rien de plus. Deux couronnes, l'une d'immortelles et l'autre de feuillage, ont été déposées sur cette tombe.

M. Perrodet, de Saône-et-Loire, y a prononcé un discours dont nous avons retenu ces deux fragments excellents : "Ce que valait le coeur du poète que nous regrettons, son refrain favori : Aimons-nous..., le dit assez. Son idéal politique est résumé dans ces vers : Les peuples sont pour nous des frères.
[Cité par J.-F. Gonon, "Histoire de la chanson stéphanoise et forézienne", Horvath, Roanne, 1906/1979]

Le journal passe sous silence la cérémonie religieuse - il semble que la Libre-Pensée lyonnaise ait un moment espéré pour lui des funérailles civiles - mais donne déjà brièvement la plupart des éléments qui seront magnifiés par la légende dorée du poète qui vient de disparaître : le peuple qui forme l'assistance, la simplicité de son logis, son amour de la nature et de la poésie, le dépouillement de sa tombe, et comme idéal politique, la fraternité universelle :

Fais que les ennemis
Oubliant leurs querelles,
Vivent unis
Et soient épris
Des beautés éternelles !

Ame sensible, coeur généreux, Pierre-Antoine Dupont fut un idéaliste, à la fois passionné et sensible, généreux et faible. Au cours de sa vie, toute d'instabilité et d'élans souvent brisés, il a connu l'amour et l'amertume, le bonheur et les désillusions, la gloire et la misère : bel exemple du héros romantique.

(Conférence donnée à Feurs par Joseph Barou, le 13 juin 1997, dans le cadre de l'Université pour Tous)


Pierre Dupont vieillissant

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Le temps des études

au séminaire de l'Argentière





Chapelle



Réfectoire

Etude

photos extraites de :

André Leistenschneider, L'Argentière, un petit séminaire du diocèse de Lyon, Lyon, Emmanuel Vitte, 1905.

 


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