J'ai
l'habitude de raconter des histoires mais ce que je vais raconter
aujourd'hui, c'est vrai. Je l'ai vécu. Il y a 65 ans. Mécanicien
pour les batteuses en 1940.
Ce matin, je me suis réveillé de bonne heure. J'ai
décidé d'expliquer comment ça s'est passé
pour la seconde saison de batteuse, de suite après les
combats de l'année 1940.
Le
père, il avait une petite ferme de huit vaches, un cheval,
deux truies et il fallait aller travailler chez les autres. J'avais
juste 18 ans.
Paul
Farge, de Feurs, m'a embauché comme machiniste pour 350
francs par mois. Le premier mécanicien, il avait, lui,
450. J'ai commencé chez Gacon à Bonlieu, Sainte-Agathe-la-Bouteresse.
C'est d'accord ! Bon. C. Georges était le premier, c'était
le frère de Jean qui a été maire de Jas et
mon copain du STO en Autriche. Un autre jeune était le
second et moi j'étais le "minot". Assez grand
mais pas bien fort.
Le
propriétaire de la ferme était Granetias, le fabricant
de chocolat à cette époque. Farge nous avait mis
un joli tracteur Deutz qui marchait à l'huile lourde
mélangée à la vidange des autos. On avait
perdu la guerre et le carburant était rare. Tracteur bien
moderne avec les pneus pleins, une banquette à deux places.
C'était la fierté de Paul Farge. Avec ce tracteur
on traînait la batteuse, la presse haute densité
et le brequïn - le brequïn,
c'est le lieur. On avait passé la semaine dans la commune.
Je me rappelle que, le dimanche matin, on avait battu
[dans]
une petite ferme de deux ou trois heures [de
battage]
; ça se faisait bien....
Allons,
passons par derrière
[André Berger retourne la feuille qu'il tient en main].
L'après-midi, on a déplacé tout le bazar
sur la route de Feurs jusqu'à la Petite-Motte de Chambéon,
contre la Loire, bien sûr. Voyez donc, un convoi de presque
trente mètres de long, un après-midi de l'an 2000
qui circule sur une route, oh ! la la !
Encore
gamin, j'ai demandé à Georges, Georges C. de me
laisser conduire un peu. "Je te donnerai le volant quand
on aura quitté la route" qu'il m'a répondu.
En effet, j'ai fini le voyage. Et pour entrer sur l'aire de chez
Paradis à la Petite-Motte, je me suis bien porté
sur la droite pour tourner sur la gauche mais la manette d'embrayage
du lieur qui dépassait un peu a arraché la palissade
du jardin. Oh ! la la ! Je me suis ramassé une engueulade,
et ce n'était pas le paradis, croyez-moi. C'est bien !
Quand il a eu assez gueulé il s'est calmé.
Comme
tous les jeunes, on se couchait tard le dimanche soir et le lundi
matin, vers quatre heures, le Joannès, le vieux, il faisait
péter le manche du balai sur le plancher pour me réveiller.
"Dédé, lève-toi
et viens vite." Il faut faire le trajet à vélo
et ne pas arriver en retard pour allumer la loco[mobile]
et la chauffer pour que ça marche au soleil levant.
-
Va-t-en boire le café,
qu'il m'a dit Paradis, Paradis, le frère de Paradis, du
Bruchet. Bien sûr.
- Une
gnôle, Berger ?
- Non, merci.
- Tu ne bois pas de gnôle ! T'es donc en colère
[parce que] que je t'ai engueulé hier après-midi.
Allez ! C'est bon. Je l'ai remise, la palissade. N'en parlons
plus.
Mardi
matin, une autre histoire, abominable ! On avait changé
de maison. On était chez Ducreux, une grosse ferme de deux
journées [de
battage]. Dans cette ferme, c'est le Georges qui en prit une
engueulade ! C'était grave et le patron Farge était
en furie. Je m'explique. La récolte avait des chardons
et les [plumets ?] volaient de tous les côtés. Le
radiateur du tracteur s'est bouché et il a chauffé.
Mais on a battu jusqu'à la nuit quand même.
Mais
le mercredi matin un joint avait claqué et il y avait de
l'eau dans la culasse. C'était la grosse panne. Et ce joli
tracteur n'a plus jamais marché ! Les Boches nous
avaient vaincus et allez chercher un joint de culasse chez les
Frigolins au mois d'août 40 !
Que
faire pour continuer à battre ? Il nous a eus, le père
Farge. La maison Farge avait fait monter une chauffeuse sur un
châssis de camion Fiat. Non ? Personne ne se rappelle de
ça. Une abominable ferraille qu'on appelait la Micheline,
nous autres, les mécaniciens.
On est allé chercher cet engin, cours de Verdun, à
Feurs. Nous avions passé sur le pont de la Loire qui était
miné depuis le lundi 19 du mois de juin passé. Ils
nous ont laissés passer. Moi, je me souviens parce que
le lundi 19 du mois de juin mon copain Paul Collongeon avait une
enflure [à
la joue] comme
ça. Il est parti le lundi matin pour se faire arracher
une dent à Feurs. Ils ne l'ont pas laissé passer.
Il est allé faire le tour à Montrond pour se faire
arracher une dent. Et c'était les mineurs, des Mines, de
Saint-Etienne qui ont fait sauter le pont. Et c'était le
lundi 19 juin. Je crois qu'il y a un homme qui avait parlé
la veille, le 18 (1). Bon, je reviens à
mes...
Ce
fut, pour nous autres, un supplément de travail. il a fallu
que j'apprenne à chauffer la loco, je ne savais pas. Et
c'est pas bien commode le premier jour : entretenir la chaudière,
la pompe à injection de l'eau, et bien regarder le manomètre.
Le J... m'avait bien expliqué. Et surtout ne pas laisser
baisser la pression. Et savoir tenir le plein d'eau qui se transformerait
en vapeur, bien sûr.
La machine faisait les déplacements d'une ferme à
l'autre. Plus besoin des boeufs . Sur les chemins la Micheline
qui était chauffeuse, la batteuse, la presse et le petit
lieur par-derrière, tout ça était lourd et
on s'embourbait quelquefois. Il fallait deux paires de boeufs
pour tirer par-devant. Ils n'étaient pas à la noce
avec cette saleté de machine.
Après
Chambéon, nous nous sommes traînés à
Valeilles chez un mauvais paysan qui nous a fait coucher dans
la balle (2) - vous savez ce que c'est !
Et manger du jambon qui marchait tout seul. C'est comme ça
dans la Plaine : des bonnes maisons et d'autres moins bonnes.
Nous autres, les mâchurés (3)
comme on nous appelait, nous mangions souvent avec les patrons,
à la grande table dans la salle avec les frères,
les beaux-frères, les vieux qui sucraient les fraises :
ha, ha, ha ! On ne connaissait pas ce type qui s'appelle Alzheimer,
à ce moment-là. Et 65 ans se sont passés
jusqu'à notre temps. Allez, continue seulement...
On ne buvait pas le même vin, pas la même nourriture.
Les ouvriers, ils se tapaient le vin baptisé qui faisait
la limonade. Il y a un tonneau qui faisait la limonade, un autre
tonneau qui faisait le vinaigre. Le fromage vachard était
comme une semelle de soulier. Et c'était tout comme ça.
Et, nous autres, on mangeait le pâté de foie du lapin,
et il se racontait des histoires... qu'il y a des servantes qui
s'adressaient aux hommes :
- Ah ! les hommes, à la soupe !
Et quand on nous appelait nous autres :
- Messieurs les mécaniciens, vous venez manger ?
Nous étions bien vus. Et s'il y avait une petite pièce
d'étrenne, c'était pour faire sauter une demi-heure
du temps qu'on avait passé à battre.
Je
vais finir par une autre histoire qui est bien arrivée
à Feurs. Il avait plu toute la nuit. Le cul des gerbes
était mouillé. Le temps n'était pas solide.
On ne savait pas si on commençait, le matin, de bonne heure.
La servante qui était avec nous autres à regarder
le ciel et puis elle a dit :
- Ce matin, c'est bien bourru le tour !
(1) Allusion à l'appel du général
de Gaulle le 18 juin 1940.
(2) En patois, le blou (seigle et froment)ou la baloufe
(avoine).
(3) Mâchuré : sale, noirci en français
local.
Voir
aussi les pages sonorisées :
Jean
Chassagneux, Allons battre les gerbes,
Olin ékour lo poilla
Xaviers
Marcoux, Le fléau,
L'écoussou
Jean Chambon,
Battage au fléau
et
les textes en ligne :
Le
battage au fléau
(format
pdf)
Un
jour de battage à la machine
(format
pdf)
et
la page :
battages
Retour