Patois vivant



Le battage au fléau
à Saint-Bonnet-le-Courreau


Souvenirs de Jean Chambon

 

Lo grando paillè

(Le battage au fléau)


Jean Chambon

(patois de Saint-Bonnet-le-Courreau)

enregistré en 1979 au cours d'une veillée du groupe Patois Vivant
au Centre social de Montbrison, rue de Clercs

pour écouter cliquer ci-dessous

(10 min 52 s)

Le battage au fléau


En automne, deux mois après les moissons, en octobre, il faut battre les gerbes s'il fait beau temps, et les rentrer au gerbier, dans la grange.

Le paysan et sa femme, si c'est une petite propriété, pendant que les enfants dorment, l'après-midi, attellent les vaches au char à quatre roues. Si c'est une grosse exploitation, c'est le patron et le valet qui attellent les bœufs et les voilà partis sur les chemins et qui prennent le passage (le trapon) qui va à la terre où il y a deux ou trois cuchons, si c'est dans le bas de la commune. Si c'est dans le haut, à la place des cuchons on fait des cacalons.

Quelle différence y a-t-il ? Les cacalons sont plus petits, ils ont à peu près cent gerbes. On les bâtit en restant par terre tandis que les cuchons sont plus gros. Ils ont plus de deux cents gerbes et il faut être deux pour les bâtir, un qui donne les gerbes à la fourche et l'autre qui les empile comme une poire bien ronde. Et la cime est pointue. Pour mettre la dernière gerbe celui qui bâtit quitte ses sabots et se cramponne comme il peut en passant le gros orteil dans le lien de la gerbe, de peur de glisser.

Je disais donc qu'ils rentraient les gerbes qui étaient le plus souvent du blé - le blé c'est le seigle de Saint-Bonnet - avec les vaches ou les bœufs. Si c'était un peu en pente dans la terre, ils creusaient deux trous avec une jaille (1) pour y faire passer les deux roues du côté d'en haut afin que ce soit plus plat pour faire un beau chargement qui ne se renverse (2) pas en chemin.

Pour sortir de la terre, si c'était en pente, il y en a un qui appuyait du côté d'en bas avec la fourche pour empêcher le chargement de se renverser.

Une fois sorti de la terre, en arrivant au chemin, on donne un autre tour de la bille (3) pour serrer la perche, les gerbes s'étant un peu tassées.

En rentrant à la grange, il faut faire bien attention de ne pas manquer les portes qui, parfois, ne sont pas trop larges si le blé se trouve un peu long. Pendant que l'homme desserre le chargement, la femme va vite voir si les enfants sont réveillés. S'ils dorment encore, ils déchargent vite le char, s'ils sont réveillés, elle les porte à la grange, sur une couverture, dans un coin.

Le gerbier se trouve toujours en face de la fenière. Si le foin est à droite, les gerbes sont à gauche et empilées à plat, toujours l'épi au-dessus [surélevé]. Du côté de la grange, il faut faire de jolis rangs bien droits et qui puissent se compter.

Quand la grange n'est pas très grande, on met l'avoine et l'orge sur des perches, entre les poutres du toit, en laissant un trou pour envoyer les gerbes.

Comme à Saint-Bonnet c'est en pente, la grange se trouve presque toujours au-dessus de l'étable des vaches et du côté d'en haut. L'entrée se situe de plain-pied. Si c'est plat on fait une rampe d'accès avec du remblai.

Pour la Croix (4), le 14 septembre, on en avait rentré une charrée, du plus joli blé, pour battre et faire de la semence.

Quand toutes les gerbes sont rentrées, on les laisse jusqu'à Noël. Quand il fait mauvais dehors, on se met à battre au fléau.

En hiver, ceux qui ne battent pas à la machine donnent parfois leur récolte à battre, à prix fait, pour vingt sous le bichet (5).

Donc, ils se mettent quatre jeunes, bien courageux et qui s'entendent bien. Ca leur fait de l'argent pour passer les dimanches.

La paille de blé [de seigle] battue au fléau se vend bien plus cher que celle battue à la machine et le blé est plus joli parce qu'il est moins cassé.

Les quatre hommes partent travailler à la pointe du jour et ils restent jusqu'à ce qu'il fasse nuit noire. Ils emportent leur écousso (6). Il faut deux droitiers et deux gauchers.

Le fléau se compose d'un manche en frêne ou en noyer - parce que c'est plus flexible - de la longueur d'un homme, à peu près. Au bout du manche il y a un nerf de bœuf qui est serti dans deux rainures et qui tourne autour du manche. Après il y a le battant (7) qui est toujours fait avec du bois dur, de l'alisier ou du chêne et qui se termine toujours par un nœud pour l'empêcher de fendre. De l'autre côté, vers le manche, le battant se termine par une boucle (8), en bois, généralement du genêt, en forme de "U", qui est fixée au battant par une bague et deux pointes pour la retenir. La boucle du battant et le nerf de bœuf sont reliés par une lanière en cuir blanc bien souple.

Ce qui va le mieux pour battre, c'est à trois, parce qu'à quatre il faut être adroit et vif, et ne pas laisser le fléau sur la paille. A deux, ça se fait bien aussi. Les petites fermes, où il n'y a qu'un homme, prennent un manœuvre, quatre francs par jour, nourri. Le plus pénible pour battre, c'est quand on est seul. On appelle ça : "battre la passion".

Pour le battage, il y en a un qui grimpe sur le gerbier et qui jette dix gerbes sur le sio (9) si c'est un petit sio et douze si c'est un grand sio. Ce plancher est fait de gros plateaux de deux pouces et demi d'épaisseur [sept centimètres environ] et qui ne sont pas bouvetés. Avant le battage, il faut bien regarder si les plateaux sont bien joints après avoir bien balayé. Si par hasard il y a des jours, il faut y bourrer du papier ou un vieux chiffon avec la pointe d'un couteau.

On met donc cinq (ou six gerbes) de chaque côté de l'aire, sans les délier. Et les voici qui commencent à marteler ces gerbes. Le grain voltige de tous côtés. Après, avec le manche du fléau, ils tournent les gerbes d'un demi-tour, ensuite ils recommencent à marteler. Après, il y en a un qui détache les liens en gardant l'attache dans la main, l'épi près du pouce, et quand les gerbes sont déliées, il tape l'épi sur la pointe de ses sabots pour en faire sortir le grain.

Pendant ce temps, un autre écharpe les gerbes avec la pointe du râteau et étale la paille bien régulièrement. A ce moment-là, la paille occupe toute l'aire, et voici nos batteurs qui recommencent à marteler cette paille de plus belle. Ca va mieux, le battant porte mieux que sur les gerbes non déliées. Plus ça tape vite, plus la paille est secouée.

Quand ils ont fait une allée d'un côté et un retour de l'autre, il fait retourner la paille. Pour faire cela il passe le manche du fléau sous la paille, au milieu, ils rabattent le battant par-dessus. Le bras qui est dessus et qui tient le battant complète la longueur du manche. D'une enjambée ils passent de l'autre côté et jettent le fléau devant. En écartant la paille ils l'égalisent bien régulièrement avec le manche et ils font un dernier passage.

Ensuite chacun fait un lien avec deux poignées de paille qui s'ajoutent du côté de l'épi en faisant bien attention de ne pas faire le nœud cornard (10). Ils l'appuient contre le gerbier et l'aire, et, avec le bâton qui est planté dans le gerbier, ils amassent la paille en la faisant monter le long de leurs genoux et en la secouant pour bien faire tomber le grain qui pourrait rester dans la paille.

De ces douze gerbes, je crois qu'on en fait six bottes de paille qu'on met sur le foin s'il y a de la place. Autrement on en fait un tas devant la grange pour en construire une meule à côté.

Au bout de trois ou quatre "paillées", on ramasse le grain. Ils râtellent bien pour enlever les épis, ils remuent bien avec le râteau et ensuite avec une aile [une branche] de genêt bien souple ils balayent le dessus du grain pour enlever les barbes et les épis qui peuvent rester. Ensuite avec une pelle en bois il entasse le grain le long du gerbier et quand il y en a un bon tas, il le passe au vento (11).

Quand la paille n'est pas très propre et qu'il y a de l'herbe dedans, le bourdji, ils en font des rations pour donner au bétail.

Quand il y a beaucoup de grain, il faut compter douze grosses gerbes pour faire un décalitre de blé.
Les batteurs qui battent à prix fait mangent beaucoup de lard et de gore (12) qui a été saignée à l'automne et qu'on a fait saler dans le saloir. Et quand elle a bien pris le sel, on fait sécher les morceaux au plafond de la cuisine, et comme le fourneau fume beaucoup, ça fait de la vache fumée.

Le plus difficile à battre c'est certainement l'orge. Il faut marteler plus longtemps pour obtenir le grain, et quand il y en a un bon tas, il faut l'écorner. Sur l'aire, on étend tout le grain, sur une épaisseur d'un pouce et ensuite il faut continuer à battre pour enlever la barbe qui se trouve au bout du grain.

Jean Chambon
(Patois Vivant, n° 11, novembre 1982)

 

(1) Jaille ; taille-pré, pioche pour faire les rigoles
(2) Un chargement que ne débouillése pè, qui ne s'écroule pas.
Bille : tour, à l'arrière d'un char, pour serrer une charge de foin ou de gerbes à l'aide de la perche et de la corde perchère.
(4) 14 septembre, fête de la sainte Croix, importante foire à Saint-Anthème.
(5) Un double décalitre.
(6) Fléau.
(7) Le battant : vorjè en patois.
(8) La meyano, en patois.
(9) Le sio : le plancher de la grange servant d'aire.
(10) Nœud cornard : un nœud qui se défait quand on cherche à le serrer ; on dit aussi nœud du diable.
(11) Le tarare.
(12) Viande de vieille vache.



Qui était Jean Chambon ?
Jean Chambon (1915-1994)



Le bon vieux vento


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:



battages

et sur le même sujet :

Jean Chassagneux :


Allons battre les gerbes, Olin ékour lo poilla (2 min 24 s)

et Xavier Marcoux :

Le fléau, L'écoussou (1 min 28 s)

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mise à jour le 24 février 2010