Frère
Philippe
et
les frères des écoles chrétiennes
dans la Loire
***
Frère
Philippe (1792-1874)
instituteur des Frères des écoles chrétiennes
Mathieu Bransiet (1792-1874) fait
partie de ces Foréziens du XIXe siècle qui ont passé
presque toute leur vie hors de leur région natale mais qui y
ont laissé leur marque. L'homme s'était totalement effacé
derrière sa fonction, celle de supérieur général
de la plus importante congrégation enseignante de France. En
son temps, et plus encore aujourd'hui, il n'est connu que sous son nom
de religieux, Frère Philippe.
On a peu écrit à son sujet. Après sa mort, sa notice
nécrologique a été complétée par
des travaux émanant de membres de sa congrégation. Ils
traitaient surtout de son rôle de supérieur général.
Le Frère Philippe y était décrit bien plus que
Mathieu Bransiet. Sa dimension forézienne n'a été
que récemment mise en relief, notamment grâce à
l'utilisation des archives familiales des Bransiet qui comportent de
nombreuses lettres de sa main.
Il est intéressant de rappeler aujourd'hui son parcours, de cerner
sa personnalité, de tenter de faire un bilan de son action et
d'essayer d'évaluer l'influence qu'il a pu avoir sur le plan
régional et national.
I
- D'Apinac à Paris et à Rome :
le parcours d'un petit paysan du haut Forez
De Gachat à Lyon
Mathieu Bransiet est le second des six
enfants d'une modeste famille de paysans du hameau de Gachat, commune
d'Apinac, dans le haut Forez. Il naît, pendant la Révolution,
le 1er novembre 1790, dans une famille imprégnée de traditions
patriarcales : piété sincère, profond respect pour
l'autorité, amour passionné du travail. Cette circonstance
sera fondamentale. D'esprit et de cur, il reste toute sa vie un
homme d'avant la " grande Révolution ".
Enfant, il fréquente l'école du hameau de Chaturange tenue
par deux anciens Frères des écoles chrétiennes,
les frères Galet. Après la suppression de l'Institut ,
ils ont quitté leur communauté de Marseille et se sont
retirés à Saint-Pal-en-Chalancon, leur village natal.
Ils enseignent aux petits paysans du voisinage la lecture et le catéchisme.
Studieux, sensible et intelligent, le petit Mathieu est profondément
marqué par cette première éducation.
En 1806, l'un des frères Galet quitte Chaturange pour rejoindre,
à Lyon, d'autres frères au sein de l'Institut reconstitué.
Tout naturellement le petit Bransiet désire suivre son maître.
En 1809, à 17 ans, il entre au noviciat du Petit-Collège
à Lyon. Il revêt l'habit religieux le 7 décembre
de la même année. Désormais il sera toujours, sauf
lors de brèves visites, hors du Forez.
De Lyon à Paris
Le jeune religieux plein de zèle
et de talents connaît une ascension rapide dans la hiérarchie
de sa congrégation. Après son noviciat, il devient, à
18 ans, maître d'école dans la paroisse Saint-Bonaventure
sous le nom de Frère Boniface. Il rejoint ensuite Auray, dans
le Morbihan, où il est chargé d'une classe spéciale
de cabotage. Curieuse affectation pour un jeune Forézien né
si loin de la mer ! En 1812, en Bretagne, il prononce ses vux
triennaux.
Ses supérieurs lui confient vite des tâches de direction
dans les écoles qui se créent un peu partout dans le pays.
Son rôle consiste surtout à organiser l'établissement,
à lui donner son élan. Ensuite il est appelé à
d'autres fonctions. Ainsi, il est successivement frère directeur
à Rethel (1816), à Reims (1818), à Metz. En 1823,
il dirige l'importante école de Saint-Nicolas-des-Champs à
Paris. Il cumule ce rôle avec les fonctions de " Visiteur
" - c'est-à-dire d'inspecteur - des écoles de Paris
et de l'Ile-de-France.
En 1830 il devient "Assistant ", adjoint au Frère
Anaclet, supérieur général. La période est
troublée. La révolution de 1830 est ressentie comme une
commotion par la congrégation. Les Frères simplement tolérés
par le premier Empire ont été comblés de faveurs
par la Restauration. Avec la monarchie de Juillet, ils doivent s'adapter
à une situation moins favorable. Frère Philippe prend
alors, déjà, une grande place dans la direction de l'Institut.
Il conduit pour les Frères la plupart des négociations
qui ont lieu au ministère.
Le Très Honoré Frère
Philippe
Enfin le 21 novembre 1838, le 17e chapitre
général réuni à Paris l'élit supérieur
général. Il devient le Très Honoré Frère
Philippe, titre que porte traditionnellement le plus haut responsable
de l'Institut. Il reste en fonction pendant 35 ans, jusqu'à sa
mort qui survient le 7 janvier 1874. Au cours de ce long généralat,
il doit gérer sa congrégation pendant plusieurs périodes
difficiles : la révolution de 1848, la guerre franco-prussienne,
la Commune de Paris.
Comment expliquer cette ascension rapide qui l'amène à
exercer les plus hautes responsabilités au sein de l'Institut
? Ses qualités personnelles rentrent certainement en ligne de
compte. Il est doué d'une vive intelligence, d'une excellente
mémoire. A cela s'ajoute un bon sens paysan, de la ténacité,
une grande capacité d'adaptation et un total désintéressement.
Il fait aussi preuve de beaucoup de courage. Ainsi, pendant la Commune,
le samedi 8 avril 1871, les Frères sont avertis confidentiellement
que Frère Philippe figure sur une liste d'otages. On le presse
instamment de quitter Paris, ce qu'il fait le lundi 10, mais "sans
quitter l'habit religieux". Le 11 avril la maison-mère est
cernée. Le supérieur étant absent, un autre religieux,
le Frère Calixte, est arrêté. Aussitôt qu'il
connaît la nouvelle, Frère Philippe se remet en route pour
se livrer. Mais aux portes de Paris, il apprend la libération
de Frère Calixte et il retourne en province.
Il jouit globalement d'une bonne santé malgré quelques
problèmes sérieux : une ophtalmie en 1816, une pneumonie
en 1872. C'est surtout un homme infatigable, sur le plan intellectuel
et sur le plan physique. Le 24 avril 1836, évoquant sa santé,
Frère Philippe écrit à sa sur :
Je suis cependant
encore bien leste, et je vous réponds que je fais payer cher
l'honneur de m'accompagner lorsque je prends un Frère avec moi
pour courir dans Paris, il y en a peu qui n'aient besoin de changer
de chemise en arrivant ! Je ne crois cependant pas que je pourrais,
comme autrefois, faire jusqu'à 22 lieues par jour .
Enfin il arrive au bon moment.
La congrégation qui vient d'être reconstituée a
un grand besoin d'hommes. Quand Mathieu Bransiet devient religieux,
il ne reste qu'une poignée de vieux frères, des rescapés
ayant traversé l'époque révolutionnaire. La génération
d'avant la Révolution a presque totalement disparu. Pendant une
quinzaine d'années il n'y a eu aucun recrutement. Or l'Institut
se développe rapidement. Par nécessité, il faut
donner des responsabilités aux jeunes frères
Frère
Philippe, qui ne cherche ni le pouvoir ni les honneurs, est poussé
en avant. Il accepte par devoir ces charges de plus en plus lourdes.
Il meurt à 81 ans le 7 janvier 1874 à la suite d'une courte
maladie. Il a travaillé jusqu'au dernier jour. Ses funérailles
se déroulent le 10 janvier en l'église Saint-Sulpice.
A cette occasion la presse évoque la popularité dont jouissait
" l'instituteur des pauvres " :
Toutes les classes de la société
étaient représentées à cette cérémonie,
que son caractère de simplicité rendait encore plus imposante
; dans la foule des notabilités de l'enseignement, du clergé
et de la magistrature, on pouvait voir de nombreux ouvriers que la charité
du Frère Philippe avait, au jour du chômage ou de la maladie,
sauvés de la ruine et de la misère.
II - Un homme simple et réservé
mais avec une forte personnalité
La personnalité de Frère
Philippe recèle de forts contrastes. Issu d'un milieu modeste,
il fait des études courtes, reçoit une instruction de
type primaire supérieur, n'a aucun diplôme. Cependant,
esprit curieux, il assimile constamment de nouvelles connaissances.
Cet autodidacte devient l'auteur de manuels scolaires dont la qualité
est reconnue par les autorités académiques. En 1874, un
inspecteur général porte une flatteuse appréciation
sur ces ouvrages :
Ces livres, tous remaniés à différentes reprises
[
] sous la direction de Frère Philippe, ont été
l'objet d'améliorations et de perfectionnements successifs, afin
d'être constamment mis en rapport avec les progrès de l'enseignement.
Il y a là beaucoup de différences
avec son maître et modèle, Jean-Baptiste de la Salle, le
fondateur de l'Institut qui était un théologien distingué
issu de la noblesse.
Homme réservé, simple et modeste, Frère Philippe
devient pourtant, malgré lui, un homme de pouvoir : directeur
d'école, inspecteur, provincial, enfin supérieur général.
Il dirige alors la plus importante congrégation enseignante de
France qui réunit 10 000 religieux. Ses fonctions lui permettent
de fréquenter les plus grands personnages de l'État et
de l'Église. Il est souvent reçu au ministère.
D'aucuns le qualifient de " vice-ministre de l'Instruction publique.
Le jour de l'An, il se trouve avec les notabilités qui présentent
leurs vux à l'Empereur. Dans l'Église, il occupe
une place importante et effectue cinq visites à Rome. Le pape
s'entretient familièrement avec lui. Cependant, tout au long
de sa vie, il garde le style de vie d'un moine, participant fidèlement
aux exercices de sa communauté. Au réfectoire, à
la chapelle, il côtoie les plus humbles religieux. Il se retire
dans une chambre digne d'une cellule : des images de piété,
un petit lit de bois de sapin, deux ou trois chaises et une table.
En politique, Frère Philippe tient ses convictions personnelles
de sa première éducation dans un milieu familial traditionnel.
Bien qu'elles soient fortes, il ne les exprime pas. De Paris, il écrit
à sa famille après les journées révolutionnaires
des 26, 27 et 28 juillet 1830 :
Je n'ai pas besoin de vous déclarer
mon opinion à l'égard de toutes ces affaires, vous la
deviner sans doute ; mais il faut de la prudence et de la modération,
au reste j'aime à croire que soutenant les principes puisés
dans la maison paternelle nous ne nous occuperons les uns et les autres
que des affaires de l'éternité
".
Sur ce plan-là il ne semble pas
avoir varié tout au long de sa vie. Il est légitimiste,
mais en privé, au fond de son cur. En juin 1832, dans une
lettre adressée à sa mère, il rend compte, à
chaud, des événements dramatiques qui se sont déroulés
à Paris à l'occasion des funérailles du général
Lamarque, un chef du parti républicain. Les républicains
tentent alors de marcher sur le palais des Tuileries. Il faut deux jours
de combats pour que les restes de l'insurrection soient écrasés
autour du cloître Saint-Merry. Ses sentiments antirépublicains
y sont nettement exprimés :
Voilà déjà plus de 24
heures que la fusillade retentit à nos oreilles et glace le peuple
d'un juste tremblement d'effroi ! que de victimes ont payé le
tribut aux passions humaines et savoir combien il y en aura encore ?
Aujourd'hui 7 le calme est rétabli, chacun est rentré
dans l'ordre, le gouvernement triomphe complètement (la troupe
s'est comportée avec un très grand courage) ; mais il
y a un très grand nombre de morts... Ce trouble vint de ce que
les Républicains assistant à l'enterrement du général
Lamarque s'avisèrent de crier "Vive la République",
alors ils prirent des armes, tuèrent quelques soldats et s'emparèrent
de plusieurs portes, enfin s'attroupèrent au nombre de 20 à
30 mille, heureusement le gouvernement s'était précautionné,
et les pauvres Républicains ont été battus à
platte [sic] couture et nous voilà tranquilles, Dieu merci !
Ainsi soyez sans inquiétude à notre égard, il y
a apparence que les partis opposés au gouvernement n'oseront
faire des entreprises contre lui... .
Cependant les affaires de César
l'intéressent peu, pour lui importent seulement celles de Dieu
:
Quoi qu'il en soit, rapportant
le tout à Dieu ; attachons-nous de plus en plus à lui,
servons-le fidèlement
Laissons le monde et les biens de
ce monde, abandonnons la terre et son bonheur éphémère
à ceux qui veulent s'en contenter [...]. Ne nous mêlons
pas des choses du gouvernement, répondons à ceux qui voudraient
connaître notre sentiment que nous ne savons qu'obéir en
ce qui est juste et légitime mais que du reste nous n'entrons
dans aucun démêlé...
A ses Frères il demande
toujours la même réserve. Il faut, dit-il :
Ne se mêler, en aucune manière, des affaires politiques,
ne rien écrire, ne rien signer, ne rien dire, ne rien communiquer,
même à des amis, sur ce sujet.
Cet homme d'Ancien Régime - sa
petite enfance s'est déroulée pendant la Terreur - sait
pourtant s'adapter et innover quand il le faut. Ses qualités
de prudence, son sens de la diplomatie lui permettent de faire franchir
sans trop de difficultés plusieurs régimes politiques
à l'Institut.
Forézien, il est très attaché à son pays
natal. Il le montre concrètement par des réalisations.
A Gachat, le hameau de la famille Bransiet, une chapelle est édifiée
auprès de la maison de la Béate. En 1841, après
une intervention auprès du ministre de la Justice et des Cultes,
le curé d'Apinac reçoit l'aide d'un vicaire bien que le
nombre d'habitants de la commune soit modeste. Grâce à
son intervention personnelle et à l'appui financier de l'Institut
une nouvelle église est construite en 1844. Une école
tenue par les Frères des écoles chrétiennes ouvre
en 1862.
Chacune de ses visites au village natal est l'occasion d'une fête
à laquelle participent les notabilités et l'ensemble de
la population. Apinac est d'ailleurs pour lui le pays béni, une
sorte de préfiguration du royaume de Dieu. Répondant à
sa sur religieuse qui lui a fait part du manque de zèle
de quelques paroissiens d'Apinac, il écrit, sincèrement
désolé :
Ce que vous me dites du peu de religion de la paroisse me peine sensiblement,
je la croyais la plus pieuse du monde...
Pourtant il se reconnaît aussi, et surtout,
comme un serviteur de l'Église universelle. Sous sa direction
la congrégation prend vraiment une dimension internationale.
En 1870, les Frères des écoles chrétiennes régissent
1 117 maisons, 940 en France et 177 à l'étranger : Belgique,
Italie, Suisse, Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne, États-Unis,
Canada, Turquie, Egypte
L'Institut dispose de 16 noviciats en
dehors de la France.
III - Quel bilan pour une longue
vie d'action ?
Essayons de mesurer l'ampleur du travail
accompli par Mathieu Bransiet tout au long de sa vie et, particulièrement,
durant son généralat. Trois plans sont à considérer
: la congrégation, le domaine de l'école et, enfin, la
place des Frères dans la nation.
Au sein de la congrégation
Au sein de sa congrégation,
le supérieur général a deux objectifs principaux
: le recrutement et la vie spirituelle des religieux. L'Institut a besoin
de nombreux Frères et de "bons Frères"
: des hommes généreux et équilibrés. Le
profil souhaité pour les futurs religieux se définit assez
nettement : être issu d'une famille paysanne plutôt modeste
d'une région bien pratiquante. Comme pépinière
de Frères des écoles chrétiennes, le haut Forez
correspond bien à cette définition. Frère Philippe
s'occupe personnellement des noviciats particulièrement de celui
qui est annexé à la maison-mère de l'ordre, rue
Oudinot, à Paris.
Pour approfondir la vie spirituelle des religieux, il multiplie les
retraites auxquelles il participe personnellement. Quand il ne peut
être présent il écrit des "circulaires
instructives" pour l'édification
de ses Frères.
Dans l'école
Sur le plan pédagogique, il met ses pas
dans ceux de Jean-Baptiste de la Salle. Mathieu Bransiet n'a pas eu
le cursus habituel des gens cultivés de son époque. Il
n'a pas fréquenté le séminaire ou le lycée.
Ses seuls maîtres ont été des Frères. Dans
sa pratique d'enseignant, il s'inspire de la Conduite des écoles
chrétiennes de Jean-Baptiste de la Salle publié en 1720.
Il se contente de l'adapter par petites touches.
Rappelons-en seulement deux points importants : la notion de classe
regroupant tous les élèves d'un même niveau et un
enseignement donné en français, avec des notions très
pratiques afin de préparer à la vie active. Ce parti pris
des disciples de Jean-Baptiste de la Salle les avait fait désigner
sous le nom de "Frères ignorantins"
ce qui, somme toute, était un compliment.
Ce souci d'efficacité amène l'Institut
à multiplier les cours supérieurs qui donnent une formation
proche des écoles primaires supérieures. Pas de langues
mortes ni d'études littéraires jugées superflues
mais des cours d'agriculture, de comptabilité, d'arpentage, de
dessin industriel, de petite mécanique, de menuiserie
Les
écoles commerciales ou industrielles se multiplient.
En 1830, Frère Philippe est à l'origine
des premières "écoles du soir". Il reprend
une idée de Jean-Baptiste de la Salle qui avait organisé
dès 1709 des "écoles
du dimanche" où des adultes
venaient étudier les mathématiques et le dessin. Ce concept
est proche de celui, bien actuel, de la formation permanente. Guizot,
ministre de l'Instruction publique, reprend l'idée des cours
du soir en 1833 : "L'asile, l'école
du jour et l'école du soir, tels sont les établissements
qui, par leur coexistence et leur harmonie, doivent répondre
à tous les besoins de la société ".
Cette initiative a un prolongement inattendu.
De l'un de ces cours d'adultes, "l'uvre
de persévérance de la rue des Petits-Carreaux",
est né en 1887 le Syndicat des Employés
du Commerce et de l'Industrie. Beaucoup plus tard, le SECI deviendra
l'embryon de la CFTC (Confédération
Française des Travailleurs Chrétiens).
Il est très attentif à la formation des maîtres.
Les religieux sont formés dans les noviciats. Grâce à
un arrangement proposé par Decaze en 1819, une "Lettre
d'obédience" délivrée
par le supérieur tient d'abord lieu de titre de capacité
aux Frères instituteurs. Puis une ordonnance du 11 avril 1831
supprime ce privilège. En 1833 une loi organique établit
deux degrés dans l'enseignement primaire, étapes sanctionnées
par deux diplômes : le brevet élémentaire et le
brevet supérieur. Elle crée aussi les écoles normales.
Ces dispositions obligent l'Institut à modifier la formation
de ses maîtres et à enrichir le programme de ses écoles.
Dès lors, les Frères sont astreints à suivre la
procédure normale afin d'obtenir un brevet de capacité.
Ils fréquentent les écoles normales quand cela est possible.
Mais pour les Frères vivant en communauté, il y a, en
pratique, accumulation et transmission d'un savoir et d'une expérience
pédagogique. Un jeune Frère, maître inexpérimenté,
trouve toujours près de lui un enseignant chevronné.
Ce travail collectif apparaît très clairement à
propos de la rédaction des nombreux manuels scolaires rédigés
par les Frères. De petit format, peu coûteux, ils ont souvent
pour auteurs " Une réunion de professeurs ". Quelques-uns
sont signés modestement F. P. B.
(Frère Philippe Bransiet) si le supérieur
général en a coordonné la rédaction.
La pédagogie des Frères des écoles chrétiennes
a aussi ses points faibles et ses détracteurs. Un recteur de
l'académie de Poitiers, Gabriel Compayré, analyse des
aspects contestables de ce qui se pratiquait au XIXe siècle.
Il relève :
l'espionnage
encouragé et même organisé entre les élèves,
la crainte des châtiments érigée en règle
de conduite, les punitions corporelles en honneur, la férule
et les verges substituées à l'autorité morale du
maître...
Cependant ces méthodes ne sont pas l'apanage des Frères.
Les religieux ne font que suivre ce qui se pratique dans la plupart
des écoles, des séminaires et des collèges. Pour
ces questions, Frère Philippe n'est pas toujours à l'avant-garde.
En 1845, il exhorte les Frères à supprimer les châtiments
corporels, pourtant, à la fin de sa vie, il avoue que ce sont
" des circonstances impérieuses " qui ont obligé
les religieux à supprimer dans leurs classes les peines afflictives
.
On reproche encore à la pédagogie des Frères d'être
trop pratique :
Elle n'excelle que dans les études où l'habitude matérielle
de la main joue un plus grand rôle que le jugement et la force
de l'esprit, dans l'écriture, le dessin et la cartographie.
Trop générale et simpliste, cette appréciation
recèle pourtant une part de vérité. La mémoire,
les travaux pratiques tiennent une large place dans l'enseignement des
Frères, parfois au détriment de la réflexion et
de la culture générale. L'Institut veut préparer
l'élève à son futur devoir d'état, en faire
un bon commis, un commerçant avisé, un artisan habile.
Il n'envisage pas qu'il puisse changer de classe sociale. En ce sens,
la doctrine de l'Institut, en matière d'éducation, est
conservatrice : améliorer la société bien sûr
mais ne pas la modifier fondamentalement.
Malgré ses imperfections, sur le socle donné par la Conduite
des écoles chrétiennes, tout l'Institut fait, sans bouleversements,
un constant travail d'organisation et de modernisation de l'enseignement.
Et souvent, dans un paysage scolaire contrasté, les écoles
des Frères apparaissent souvent comme des modèles à
suivre, des pôles d'excellence.
Les Frères dans la nation : des sujets
ou des citoyens ?
Sur le plan de la nation, le Frère Philippe
maintient fermement la ligne adoptée depuis la reconstitution
de l'Institut : être au service de la population, particulièrement
des enfants, observer une extrême réserve vis-à-vis
de la politique, toujours se soumettre aux autorités publiques.
On pourrait dire que les religieux ont alors surtout une posture de
sujet.
Cependant, dans plusieurs situations dramatiques pour le pays, Frère
Philippe saisit l'occasion de donner à ses Frères une
autre place, celle de citoyens actifs.
Ainsi, lors de la révolution de 1848, Frère Philippe sort
de sa réserve. Quelques jours après la chute de Louis-Philippe
1er, il rappelle à tous les Frères que :
Au-dessus de toutes les institutions humaines, Dieu et la Patrie demeurent.
Le premier devoir des religieux reste d'instruire le peuple et il précise
: Si cette tâche a toujours été
importante, combien devient-elle plus digne d'exciter leur zèle
sous le gouvernement de la République qui reconnaît les
trois grands principes consacrés par l'Évangile : la liberté,
l'égalité, la fraternité !
Frère Philippe, habituellement si prudent,
se laisse gagner par le grand enthousiasme populaire qui marque l'avènement
de la seconde République. Il va même plus loin en invitant
les directeurs d'école à rendre visite aux autorités
établies par le gouvernement provisoire et à les assurer
de leur actif concours...
Les religieux sont exempts du service militaire. Ce privilège
facilite leur recrutement mais il a un grave inconvénient. De
fait, les jeunes religieux se coupent du reste des autres jeunes Français.
En 1870, lors du siège de Paris, le Supérieur a la généreuse
- et habile - idée d'offrir aux autorités le concours
de tous les Frères des écoles chrétiennes de Paris,
environ 300, pour servir comme brancardiers et infirmiers sur le champ
de bataille. Le dévouement des religieux est alors apprécié.
A ce titre Frère Philippe reçoit la Légion d'honneur,
distinction qu'il avait plusieurs fois refusée mais qu'il accepte
enfin comme un hommage rendu à tout l'Institut. Les maisons des
Frères sont transformées en hôpitaux. De plus ils
organisent sous le nom de "service des fourneaux économiques"
des sortes de soupes populaires pour nourrir les plus pauvres. Pendant
la Commune qui suit, bien que les Frères aient été
victimes de persécutions, le Supérieur général
donne comme consigne de secourir indifféremment Versaillais ou
Fédérés. Cette attitude constante permet, nous
l'avons dit, à la congrégation de passer sans trop de
difficultés d'un régime à un autre.
IV - Influence passagère ou durable
?
Bien qu'il ait vécu presque toute
sa vie loin du Forez, Frère Philippe avait gardé des liens
très forts avec ses parents, les habitants du hameau, "ses
bons amis de Gachat", les paroissiens d'Apinac.
Dans le domaine spirituel, l'influence exercée sur sa famille
a été profonde. On la mesure aux vocations religieuses
qui se sont révélées parmi ses proches. Outre sa
sur Anne-Marie, devenue la sur des Anges chez les religieuses
Saint-Joseph, et son jeune frère, le Frère Arthème,
la famille Bransiet donne encore à l'Église un de ses
neveux, le Frère Basile-Antoine, aussi de l'Institut des écoles
chrétiennes, et deux nièces, respectivement Sur
de Saint-Joseph du Puy et religieuse trinitaire. Cette dernière,
Catherine Bransiet, joue d'ailleurs un rôle important dans sa
congrégation.
Cette influence dépasse largement la famille Bransiet. Elle s'étend
au village. Vers 1900, l'école des Frères d'Apinac compte,
parmi ses anciens élèves, une vingtaine de religieux .
Les Frères des écoles chrétiennes quittent Apinac
seulement en 1953.
Au sein de l'Institut
Durant son généralat le
nombre des écoles triple, celui des Frères quadruple.
Entre 1838 et 1874, 726 maisons d'éducation sont créées
en France et 276 à l'étranger.... En 1878, quatre ans
après la mort de Frère Philippe, il y a 9 818 Frères
qui tiennent 1 064 écoles publiques et 385 écoles libres
.
Quelle est, dans cette expansion, la part due au rayonnement personnel
du Très Honoré Frère. Pour l'évaluer, nous
pouvons étudier le recrutement des Frères dans un secteur
particulier, celui du Forez, grâce aux documents détenus
par les archives lasalliennes de Lyon .
En Forez
De 1807 à 1889, 659 jeunes gens
originaires de la Loire sont admis au noviciat de Caluire. Pendant le
temps où Frère Philippe est supérieur général,
le nombre moyen des admissions double, passant de 5 à 10 chaque
année. De 1846 à 1850, on note une période creuse.
En 1848, à l'avènement de la seconde République,
il y a seulement 2 candidats, sans doute à cause des troubles
que connaît le pays. Mais les années suivantes il y a un
fort rattrapage avec, par exemple, 20 candidats en 1851.
La grande figure de Frère Philippe s'inscrit en filigrane dans
ce paysage. Son influence persiste encore après sa mort. De 1875
à 1879, durant les 5 années qui suivent sa disparition,
la moyenne augmente encore, passant à 16. Il y a ensuite une
décroissance sensible : 7 candidats par an de 1880 à 1889
Cependant le recrutement est suffisamment important pour que les Frères
des écoles chrétiennes de la Loire demandent la création
d'une nouvelle province, celle de Saint-Etienne, avec leur propre noviciat.
Il est vrai que dans la province de Lyon le département de la
Loire a toujours été le plus riche en vocations. En 1900,
l'Institut fait construire, pour les novices et les Frères âgés,
de vastes bâtiments à Saint-Rambert. La bénédiction
de la maison se déroule solennellement le 3 juin 1902, présidée
par Mgr Bonnardet, vicaire général du cardinal-archevêque
de Lyon. Le noviciat fonctionne peu de temps : la dernière rentrée
de novices a lieu en 1903. C'est aujourd'hui la maison de retraite départementale
de la Loire.
D'où viennent
les religieux ?
Remarquons d'abord une répartition très
inégale sur l'ensemble du département. En 1879, les Frères
des écoles chrétiennes sont présents dans 20 villes
ou villages de la Loire. L'Institut est la plus importante congrégation
enseignante du pays, cependant, dans le département, les Lasalliens
sont largement devancés par les Maristes qui sont installés
dans 65 localités. Trois autres ordres ont un nombre plus réduit
d'établissements : les Clercs de Saint-Viateur, 9 écoles
, les Frères de la Croix , 5 écoles et les Frères
de l'Instruction chrétienne, 3 écoles.
Pour les Frères des écoles chrétiennes les grandes
zones de recrutement coïncident, le plus souvent, avec la carte
de leurs écoles. Mais il y a quelques anomalies. Saint-Jean-Soleymieux
qui a une école de Frères maristes fournit 44 novices
à l'Institut tandis que sa rivale Soleymieux qui a une école
de Frères des écoles chrétiennes n'en envoie que
2 ! A l'inverse, le gros bourg d'Usson où sont présents
les Maristes fournit 18 candidats au noviciat des Frères des
écoles chrétiennes de Caluire.
Plusieurs constats s'imposent. Il y a un faible recrutement de religieux
dans les villes si l'on excepte Rive-de-Gier (84 religieux). Elles ont
pourtant des établissements réputés avec de nombreux
élèves : le pensionnat Saint-Louis, notamment, à
Saint-Etienne. Les vocations les plus nombreuses se retrouvent dans
les gros bourgs ruraux, avec trois zones principales :
- Les monts du Lyonnais : Saint-Héand (33 novices), Saint-Galmier
(18), Saint-Bonnet-les-Oules (6) ;
- Le Roannais : Belmont (15), Saint-Symphorien-de-Lay (13), Saint-Germain-Laval
(10), Perreux (7) ;
- Et surtout, le haut Forez qui, en 82 ans, envoie 118 novices à
Caluire soit le quart de l'ensemble des recrues du département.
La situation exceptionnelle
du haut Forez
Dans les cantons de Saint-Bonnet-le-Château et de Saint-Jean-Soleymieux,
les Lasalliens sont bien établis depuis longtemps. Ils tiennent
des écoles à Saint-Bonnet-le-Château, Merle, Apinac
et Soleymieux. Mais ils sont en concurrence avec les Maristes installés
à Usson et à Saint-Jean-Soleymieux alors qu'à Gumières
une congrégation diocésaine, les Frères de la Croix,
s'occupe de l'école des garçons.
La petite ville de Saint-Bonnet-le-Château, 2 350 habitants en
1876, fournit à elle seule 68 novices alors que Saint-Etienne
qui a cinquante fois plus d'habitants n'en envoie que 56 ! Tout le haut
Forez suit le mouvement : Saint-Jean-Soleymieux, 44 novices ; Usson,
13 ; Saint-Maurice-en-Gourgois, 12 ; Apinac, 9 ; Merle, 5.
La forte présence des religieux permet l'éclosion de nombreuses
vocations dont les Frères des écoles chrétiennes
sont les premiers bénéficiaires. Là encore, le
rayonnement personnel de Frère Philippe entre en ligne de compte,
particulièrement à Saint-Bonnet-le-Château. Les
Frères des écoles chrétiennes resteront d'ailleurs
présents au pensionnat Saint-Joseph à Saint-Bonnet-le-Château
jusqu'en 1959, 75 ans après la mort de Mathieu Bransiet.
Quelle trace dans le monde de
l'enseignement ?
Que reste-t-il dans le
paysage scolaire des réalisations du temps de Frère Philippe
? Bon nombre d'idées qui ont été ensuite appliquées
à tout le système éducatif national.
La gratuité qui était la règle générale
dans les écoles communales tenues par les Frères est reprise
par les grandes lois scolaires de Jules Ferry.
Les "petits classiques", manuels scolaires élaborés
par les Frères, sont répandus même hors de leurs
établissements. Ils servent de base, sinon de modèles,
à beaucoup d'autres ouvrages de même type.
Sur le plan pédagogique, l'Institut aide beaucoup au triomphe
de l'enseignement simultané avec le concept de classe de niveau.
Les classes de " faibles ", de " médiocres "
et de " plus capables " sont à l'origine des cours
élémentaire, moyen et supérieur. Les écoles
primaires supérieures, les écoles professionnelles, les
cours du soir s'inspirent souvent des premières réalisations
lasalliennes
Mathieu Bransiet, au cours de
son long généralat, a coordonné un travail considérable
de renouvellement de l'Institut, tâche accomplie collectivement
et dans la durée. Son rayonnement personnel lui a donné
de nombreux disciples, dans sa famille, et aussi, particulièrement,
dans sa région natale. Le recrutement des Frères des écoles
chrétiennes dans la Loire montre que son influence s'est perpétuée
au-delà de sa mort. Il reste aussi des établissements
d'enseignement bien vivants (Les lycées Saint-Louis et Sainte-Barbe,
à Saint-Etienne, par exemple).
Sur un plan général, l'expérience pédagogique
accumulée et l'organisation préconisée par son
Institut ont, pour une part, servi de socle pour la construction du
système éducatif qui est encore le nôtre
En
ce sens, on peut certainement dire que son influence a été
durable.
Cependant les religieux, de moins en moins nombreux, ont abandonné
depuis Vatican II la soutane, le rabat blanc et le manteau à
manches flottantes qui les avaient fait surnommer familièrement
les "Frères-à-quatre-bras". Frère Philippe
qui avait une notice dans les dictionnaires du début du XXe siècle
est aujourd'hui un homme tout à fait oublié. Son action,
son souvenir même, ont été presque totalement occultés.
Les grandes lois scolaires de Jules Ferry (1881-1882) font écran.
On oublie parfois qu'il existait quelque chose avant.
La marque est durable mais bien peu visible. Cela n'aurait nullement
peiné le Frère Philippe, lui qui avait toujours fait preuve
d'une grande modestie et qui voulait être simplement un maître
d'école et un Frère parmi les Frères.
Sources
et bibliographie
Sources manuscrites
Etat civil de la commune d'Apinac.
Archives lasalliennes, 95, rue Deleuvre, 69004 Lyon, particulièrement
les registres d'admissions au noviciat de Caluire.
Archives de la famille Bransiet : lettres de Frère Philippe et
de Frère Arthème, actes notariés et pièces
diverses.
Sources imprimées
et bibliographie
Ambert (Général), " Le Frère Philippe et les
Frères des écoles chrétiennes pendant la guerre
de 1870-1871 ", Les illustrations et les célébrités
du XIXe siècle, 9e série, Paris, Bloud et Barral, s. d.,
pp. 7-58.
Barou Joseph et Bransiet Michel, " Le Frère Philippe ",
Bulletin de la Diana, tome LVIII, 1999.
Barou Joseph et Bransiet Michel, " D'Apinac à Rome le parcours
d'un petit paysan du haut Forez, Frère Philippe (Mathieu Bransiet
1792-1874) ", Montbrison, Village de Forez, 2001.
Berger Gérard, Apinac et l'histoire de l'éducation chrétienne,
brochure ronéotypée, avril 1979.
Berger Gérard, " Un Apinacois Supérieur général
de l'Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes : Mathieu
Bransiet, ou le Frère Philippe (1792-1874) ", Bulletin de
l'association des Amis du vieux Saint-Bonnet, n° 3, 1978, pp. 2-19.
Circulaire nécrologique et biographique sur le T.H. Frère
Philippe, Supérieur général, Paris, 1874.
Compayré Gabriel, article " Pédagogie ", Grande
Encyclopédie publiée sous la direction de M. Berthelot,
membre de l'Institut, Paris, H. Lamirault, 1885-1902, t.18.
Poujoulat, Vie du Frère Philippe, Tours, Alfred Mame et fils,
1874.
Poutet Yves, " Les Frères des Écoles Chrétiennes
", in Les ordres religieux actifs, sous la dir. de Gabriel Le Bras,
t. 2, Paris, Flammarion, 1980.
Rigault G., Le Frère Philippe, Paris, Procure générale
des Frères des Écoles Chrétiennes, 1932.
Sarcey Francisque, Le siège de Paris, Paris, E. Lachaud, 1871,
pp. 280-281.
Pour avoir le texte
ci-dessus
avec notes et documents :
Frère
Philippe,
instituteur des Frères
des écoles chrétiennes
communication
de Joseph. Barou
au colloque du CERHI (Saint-Etienne, 24 et 25 novembre 2005)
extrait de
Histoire contemporaine
et patrimoine :
la Loire, un département en quête de son identité,
Publication de l'Université de Saint-Etienne, 2008