|
Destins
d'enfants abandonnés
à
Montbrison au XIXe siècle
Le
mariage des "élèves" de l'hospice (1)
Joseph Barou et Robert Landon
A Montbrison, du début du 18e siècle à la fin
du 19e siècle, plus de 5 500 enfants venant de tout l'arrondissement
ont été recueillis par les hôpitaux de la ville.
Dans la plupart des cas ils avaient été exposés,
c'est-à-dire abandonnés dans un lieu public, à
la porte d'une boutique, d'une église ou près de l'hospice
du faubourg de la Croix. Le Forez participe, comme les autres régions
du pays, à un phénomène social massif : le
délaissement des nouveau-nés .
Pris en charge par les hôpitaux montbrisonnais, l'hôtel-dieu
Sainte-Anne et l'hospice, ces enfants ont été placés
en nourrice dans les monts du Forez. Les registres des nourrices
détenus par les archives hospitalières permettent
de suivre - très imparfaitement - leur trace jusqu'au sortir
de l'enfance. A huit ans, quand cesse le temps de la mise en nourrice,
la tutelle des hospices demeure mais la documentation devient très
restreinte. Au début de la Monarchie de Juillet, le nombre
des abandons culmine dans le Forez comme dans tout le pays. Un comptage
effectué à Montbrison donne quelques indications sur
la situation au moment où les enfants cessent de figurer
dans les registres de l'hospice.
Pour les enfants abandonnés de 1830 à 1833, (366 cas
en 4 années) :
- 24,3 % sont morts avant l'âge de huit
ans ;
- 12,5 % ont été retirés par la famille ;
- 10,5 % sont gardés par les parents nourriciers ;
- 9,8 % ont été remis gratuitement à des tiers
;
- 5,4 % sont rentrés à l'hospice ;
- 5,2 % ont été transférés vers une
autre région.
Mais, surtout, dans 32,2 % des cas, nous n'avons
aucun renseignement. Ainsi, déjà avant 8 ans, nous
ne savons pas ce que sont devenus près du tiers des petits
abandonnés. Il y a, très probablement, parmi eux,
un grand nombre de décès. La mortalité est
comprise entre le quart et la moitié des enfants trouvés
avant l'adolescence. Elle est sans doute de l'ordre de 50 % voire
davantage.
Quelle vie commence alors pour cette minorité d'enfants abandonnés
qui atteint l'âge adulte ? Ceux qui ont été
retirés par la famille (une très petit nombre) rentrent
dans leur milieu social d'origine. Les infirmes les plus touchés
restent toute leur vie confinés à l'hospice partageant
leur temps entre le jardin, le réfectoire et la chapelle.
Pour ceux qui sont en bonne santé les perspectives ne sont
guère plus vastes. Suivant leur tempérament, et les
circonstances, ils auront des comportements bien différents.
Certains se replient sur eux-mêmes, restent célibataires
et ne quittent jamais la famille de leurs anciens nourriciers. Ils
y trouvent une existence médiocre mais assurée - le
gîte et le couvert - et souvent un peu de chaleur humaine,
arrivant même, parfois, à faire vraiment partie de
la famille.
D'autres quittent la région où ils étaient
placés. Ils perdent tout lien avec leur famille d'accueil
et sont comme pierres qui roulent :
Ces malheureux enfants errent de lieu en
lieu, et s'ils ne réussissent pas à se placer, ils
n'ont d'autres ressources que dans la mendicité. Dès
lors, réduits à l'état de vagabondage, il est
souvent difficile de découvrir le lieu de leur retraite et
de s'assurer de leur existence...
disent les autorités départementales . Révolte
et délinquance sont alors proches. C'est cette évolution
que redoutent évidemment l'administration et la société.
Sauf pour quelques exceptions, nous ne connaissons que peu de chose
de leur destin. Intégration vraisemblablement difficile ?
Renouvellement d'un cycle de misère ? Quelques réussites
? Pour en savoir un peu plus nous allons surtout nous intéresser
à leur mariage.
Les sources de l'enquête
Parvenus à l'âge adulte, certains de
ces enfants abandonnés se marient. L'étude de cet
acte important de leur vie nous apporte de précieux renseignements
sur leur situation bien que la documentation soit peu abondante
.
Pour le 19e siècle, nous avons relevé un peu moins
de 200 mariages d'enfants des hospices avec, parfois, des renseignements
incomplets. L'étude s'étend sur une vingtaine de communes
de la région montbrisonnaise répartie en cinq zones
:
- Montbrison qui a une population bourgeoise avec une importante
domesticité.
- Les monts du Forez avec, essentiellement Saint-Bonnet-le-Courreau
où de nombreux placements ont été effectués.
- Le pays boënnais, autre région qui accueille beaucoup
d'enfants de l'hospice, en particulier autour de Marcoux.
- La plaine qui, pour les grands domaines, a besoin de nombreux
ouvriers agricoles.
- Le pays de Saint-Jean-Soleymieux, région traditionnelle
de mise en nourrice sous l'Ancien Régime.
Il faut s'interroger sur la représentativité de l'échantillon
constitué par ces 200 cas. Combien d'enfants de l'hospice
de Montbrison sont parvenus à l'état adulte ? Pour
la période 1801-1900, il y a eu environ 3 800 abandons à
Montbrison. Compte tenu d'une mortalité très élevée,
probablement supérieure à 50 % avant 20 ans, il reste
en vie au moment du mariage moins de 1 900 enfants des hospices.
Les mariages étudiés concernent donc plus de 10 %
d'entre eux. Une proportion non déterminée, mais importante,
des pupilles sont restés célibataires, d'autres ont
quitté la région. Les mariages relevés sont
donc assez représentatifs des mariages d'enfants abandonnés.
Leur nombre nous paraît suffisant pour déterminer de
grandes tendances.
Ces mariages ne sont pas également répartis tout au
long du 19e siècle. Ils deviennent particulièrement
nombreux de 1861 à 1875. On observe nettement une corrélation
avec le pic des abandons d'enfants observé pendant la Monarchie
de Juillet, trente ans plus tôt.
De 1800 à 1901, nous comptabilisons 187 mariages concernant
des enfants abandonnés : 75 pour les garçons (40,1
% des cas) et 112 pour les filles (59,9 %). Le nombre d'enfants
abandonnés étant sensiblement égal pour les
garçons et les filles, ces dernières, semble-t-il,
se marient plus facilement.
Le mariage est un moyen de changer sa condition, d'élever
son niveau social et économique. Pour la fille il constitue
une promotion sociale. Devenue femme, elle acquiert un vrai nom
de famille pour remplacer le nom qu'on lui a attribué au
moment de son abandon. Ce pseudonyme, souvent étrange ou
ridicule, parfois même infâmant, contribue beaucoup
à la stigmatiser aux yeux de tous. Même si elle reste
servante ou journalière, son état d'épouse
et de maîtresse de maison - si pauvre soit-elle - lui confère
un nouveau statut. Elle entre dans une famille, dans une lignée.
Elle reçoit, par alliance, toute une parentèle qu'elle
peut faire sienne. Sur le plan matériel, son sort a des chances
d'être amélioré, surtout si elle a une descendance.
Le destin de Claudine Latulipe nous paraît révélateur.
Claudine Latulipe,
trouvée le 20 mai 1811 devant l'échoppe de Chabrériat,
sellier rue de Moingt, à Montbrison, est placée à
Saint-Bonnet-le-Courreau chez Marie Cote, femme de Jacques Béal.
Elle reste ensuite dans la région montbrisonnaise jusqu'à
un mariage tardif. Elle épouse, le 13 novembre 1848, "à
l'heure de midi", Claude Montet. Claudine a alors 37 ans. Elle
se déclare alors "fille majeure et naturelle appartenant
à l'hospice de Montbrison" et "cultivatrice demeurant
à Bard". L'époux a 41 ans. Il est veuf de Jeanne
Marie Chavany qui est morte à Bard le 23 juin 1842. Claude
Montet et Claudine Latulipe passent contrat de mariage reçu
par Me Crozet, notaire à Gumières, le 15 octobre 1848.
Les mariés soumettent leur union au régime exclusif
de la communauté. La future épouse se constitue une
somme de mille francs en espèces et le futur époux
lui fait donation de la jouissance du quart de tous ses biens. Le
couple habite le hameau du Plénet, commune de Verrières.
Claude et Claudine ont trois fils et des petits-enfants. Lorsque
Claude Montet meurt, le 15 octobre 1878, Claudine Latulipe se voit
attribuer, outre l'usage de son habitation, une pension annuelle
et viagère de deux cents francs qui la met hors du besoin
.
Pour un garçon, le problème est autre. Sauf heureuse
opportunité, convoler est très difficile. Il n'a ni
famille ni nom honorable à offrir à une épouse.
Elevé et travaillant chez les autres comme domestique ou
ouvrier, sa situation matérielle est très précaire.
Prendre femme lui donne une nouvelle dignité mais surtout
lui impose des responsabilités et des charges qui peuvent
s'avérer écrasantes. Et il y a des échecs comme
celui de Denis de Saint-Romain.
Denis de Saint-Romain dit Mardy-Gras est
recueilli le 28 février 1786 sur le banc du sieur Pugnet,
boulanger de la rue de la Madeleine , à Montbrison. Il est
baptisé le même jour dans la chapelle de l'hôpital
puis confié à Anne Montet, femme d'Amable Favier,
de Rochigneux, un village de Gumières. Denis entre à
la Charité à huit ans, le 13 prairial de l'an II (1er
juin 1794). Nous retrouvons Denis quarante ans plus tard. Il s'est
marié tardivement et habite Gumières, commune où
il avait été placé en nourrice. Sa femme, Claudine
Dechette, reçoit maintenant en nourrice des enfants trouvés.
En 1833, il devient veuf. Sa situation ne s'est guère améliorée
car les hôpitaux montbrisonnais reconnaissent son indigence.
Ils lui versent à compter du 1er avril 1833 le mois de nourrice
pour élever ses enfants : Blaise qui a alors trois ans et
Marguerite qui a dix-huit mois. Cette allocation est reconduite
jusqu'en 1840. Le mariage n'a, semble-t-il, pas permis à
Denis d'interrompre le cycle de la misère.
Age des enfants des hospices au moment du premier mariage
Pour les garçons des hospices, l'âge
moyen au moment du premier mariage se situe à 30,5 ans. Les
valeurs extrêmes sont 18 ans et 48 ans. A Montbrison, l'âge
moyen relevé pour l'ensemble des hommes est de 29 ans pour
l'année 1806 , de 30,6 ans pour 1850 . Comparons aussi avec
les monts du Forez : à Saint-Georges-en-Couzan, la moyenne
est de 28,5 ans pour la période 1740-1830 . Les garçons
des hospices sont donc près du cas général.
Les filles qui étaient élèves de l'hospice
se marient à 30,7 ans, avec comme valeurs extrêmes
16 ans et 62 ans. Ce mariage plus tardif que celui des garçons
enfants de l'hospice constitue une anomalie. L'âge moyen de
l'époux est habituellement supérieur. En comparant
avec l'ensemble de la population, c'est nettement plus que la "norme".
A Montbrison, les filles se marient autour de 28 ans en 1806, à
un peu plus de 26 ans en 1850. A Saint-Georges, elles convolent
à 26 ans et demi . Se marier plus tard est un indice. Les
pupilles de l'hospice ont plus de difficulté que les autres
femmes à trouver un mari.
Origine des conjoints des enfants abandonnés (lieu de naissance)
Dans la majorité des cas, les enfants abandonnés
choisissent leurs conjoints dans la commune où ils vivent
ou une localité limitrophe ce qui correspond à la
pratique générale. Pour plus du quart d'entre eux,
c'est Montbrison. Cependant 14 % sont nés en Auvergne. Pour
la plupart ces Auvergnats sont des domestiques ou des servantes
placés en Forez.
Professions ou états des époux
Tous les enfants dépendant des hôpitaux
de Montbrison ont été placés à la campagne.
Au moment de leur mariage ils exercent des métiers manuels.
Les garçons sont domestiques ou journaliers (50 % des cas)
ou travaillent chez des artisans comme scieur de long, menuisier,
ébéniste, sabotier, maçon, plâtrier,
garçon meunier, voiturier, ouvrier en soie
Il y a peu
d'exceptions : un "propriétaire", un marchand drapier,
un ancien militaire.
Les filles sont pratiquement toutes "en condition", c'est-à-dire
placées hors de chez elles. Elles sont qualifiées
de domestiques, sans plus de précisions dans 50 % des cas.
On trouve aussi des cuisinières, couturières, tailleuses,
blanchisseuses, lingères
et une "fille de confiance"
.
Comme on peut s'y attendre, les conjointes d'enfants abandonnés
sont domestiques, journalières, blanchisseuses, tailleuses,
couturières, ouvrières.
Les conjoints sont le plus souvent qualifiés de "cultivateurs",
terme vague qui ne précise pas leur situation exacte. Dans
presque tous les cas, il faut comprendre ouvriers agricoles, essentiellement
au service des autres. Pour quelques-uns il y a plus de précision
: journalier, domestique, jardinier, horticulteur, bouvier
Dans 3 cas seulement, ils sont qualifiés de "propriétaires".
Relevons un cas particulier : celui du couple Bailac-Le
Moule. Simone Le Moule est exposée
à l'âge de quelques jours à Montbrison le 5
mai 1822. Elle est mise en nourrice à Saint-Jean-Soleymieux
chez Marie Redon épouse de Benoît Machon. A 28 ans,
elle donne naissance à une enfant naturelle, Claire Blanche
Le moule, née le 29 juillet 1850 à Montbrison. Simone
exerce alors la profession de modiste. Elle a réussi, semble-t-il,
à trouver une certaine position sociale. Elle est ensuite
qualifiée de rentière, quand elle épouse, à
49 ans, un officier : le capitaine Jean-Pierre-Amédée
Bailac, chevalier de la Légion d'honneur. L'époux
habite Meylieu-Montrond mais est né à Bayonne le 28
février 1818. Ce militaire est le fils de feu Jean-Baptiste
Silvain Bailac et de feue Josèphe-Catherine-Marie du Roz...
Cayetanne Raimonde-Chrisostovaline-Jeanne-Népomène
Nogarole. A 53 ans, l'homme est vieux et usé, "une culotte
de peau", mais le nom et la fonction sont très honorables.
De plus, à l'occasion de cette union Claire Blanche Le Moule,
qui a 21 ans, est légitimée. Ce mariage et cette légitimation
signent une certaine réussite sociale.
Se marier, une chance pour sortir de son état ?
Deux handicaps majeurs sont à surmonter
pour l'enfant abandonné qui, devenu adulte, veut fonder
une famille : son statut personnel, sa situation matérielle.
Dépasser le statut d'enfant
abandonné :
Le plus lourd est probablement son statut personnel.
Sans racines, sans famille, il est, pour toute sa vie, l'enfant
des hospices. Sur lui pèsera toujours le regard de la société.
Un regard défavorable, particulièrement, de 1820
à 1840 quand le nombre des abandons s'amplifie beaucoup.
Les "abandonneurs" eux-mêmes en sont bien conscients.
Le billet épinglé sur la petite fille exposée
à Moingt le 23 mars 1769 est très significatif,
dans son extrême concision : Marie, victime de la honte
et de la misère, a été ondoyée. On
la nomme Marie Victime et, durant toute son existence, ce pseudonyme
racontera son histoire. Marie est véritablement une victime.
Son origine reste liée, quoi qu'elle fasse, à la
grande pauvreté et au désordre des murs.
Le nom attribué est d'ailleurs symptomatique de l'attitude,
plus ou moins bienveillante, des autorités qui reflète
celle de la société. Sous l'Ancien Régime,
il s'agit souvent d'un simple prénom : Jean, Pierre, Benoît,
Marie, Jeanne, Claudine
Ensuite on passe vite à des
noms pittoresques : Claude Laviolette, Jean Rossignol, Marianne
Bellesgrâces
Ils peuvent même être infâmants
: Jérôme Misère, Barthélemye Tripot,
Magdeleine Lagueule, Pierre Lacloche, André Battard, Jean
Renégat
Ces appellations traduisent alors un mépris
profond .
On comprend ainsi pourquoi certains enfants abandonnés
délaissent leur nom d'état civil au profit d'un
surnom ou adoptent le nom de quelqu'un qui leur est proche. C'est
le cas de Jean du Parloir qui, malgré une courte vie, réussit
à faire souche.
Jean du Parloir, trouvé le
16 octobre 1765 à Montbrison, est baptisé à
Sainte-Anne puis remis à ses nourriciers : Pierre Clavelloux
et Simone Thevenon, du village des Clavelloux, paroisse de Verrières.
Il passe toute sa brève existence dans ce modeste hameau.
Le 23 février 1789, à 24 ans, il épouse Paule
Lyotier, fille de Benoît Lyotier, journalier, et de défunte
Louise Trabet, de Verrières. L'épouse a 27 ans.
Jean du Parloir prend le nom de son curateur, un certain Jean
Jambin, laboureur de Saint-Georges-Haute-Ville. De cette union
naissent trois enfants : Pierre Jambin en 1791, Simone Jambin
en 1792 et Mathieu Jambin en 1793. Ils s'établissent respectivement
à Saint-Thomas-la-Garde, Bard et Lézigneux. Jean
du Parloir dit "Jambin" meurt le 5 fructidor de l'an
II (22 août 1794) à moins de 30 ans, dans la maison
de son père nourricier, Pierre Clavelloux. Il laisse tout
de même une postérité encore représentée
en Forez . La vie de Jean du Parloir a certes été
difficile, mais grâce à son mariage et aussi à
la générosité de ses parents nourriciers,
la stigmatisation a été vaincue.
Sortir de la pauvreté et de la précarité
La deuxième grande difficulté est économique.
L'enfant trouvé n'a aucun patrimoine. Il ne peut espérer
aucun héritage. Pour s'établir, il ne peut compter
que sur son travail et ses économies. Or, placé
à la campagne, il a été exclusivement orienté
vers les travaux agricoles et la domesticité. Le garçon
est donc ouvrier agricole ou journalier. La fille devient domestique.
Ils travaillent chez les autres, avec des gages très modestes
et sans certitude pour l'avenir. Il est bien difficile pour eux
de faire des projets matrimoniaux et, sur ce plan, ils ne sont
pas, à première vue, de "bons partis".
Le mariage est pourtant un moyen de changer de condition. Pour
le garçon c'est devenir époux et chef de famille,
donc entrer dans la normalité. Pour la fille, surtout,
c'est nous l'avons dit une réelle promotion. Si elle reste
célibataire, elle n'a pratiquement aucune chance de sortir
de sa condition de domestique. Elle reste à la merci de
ses maîtres, tout en bas de l'échelle sociale et
sans aucune assurance pour ses vieux jours. Il y a pire. Elle
risque d'être séduite - ou abusée - puis abandonnée
et d'avoir un enfant qui sera abandonné à son tour.
Ainsi se perpétuerait le cycle de la misère. C'est
le cas de Louise Grenouille, enfant de l'hospice de Montbrison,
qui abandonne sa fille naturelle Marguerite Grenouille, le 5 novembre
1816. L'enfant est placée à Saint-Bonnet-le-Courreau
où elle meurt le 24 avril 1817.
Quelles alliances pour les enfants
abandonnés ?
Les alliances d'enfants des hospices que nous avons
relevées peuvent se répartir en deux grands types
: mariage dans la même classe sociale, mariage au-dessus
de son état.
1/ Le mariage d'un enfant abandonné
(ou naturel) avec une enfant abandonnée (ou naturelle),
tous deux domestiques et vivant dans la même localité
et ayant sensiblement le même âge est très
rare. Sur 187 mariages, nous ne relevons que 4 cas (2 %) où
les époux sont tous deux enfants des hospices. Il s'agit
alors souvent de l'addition de deux situations difficiles.
Examinons
le cas des époux Larose et Champandard mariés le 14 juin
1853. Jean Larose a été exposé au-dessus
des Casernes, à Montbrison, le 9 juillet 1814 puis placé
à Saint-Jean-Soleymieux. Il se marie Montbrison, à
39 ans, se déclarant à cette occasion "cultivateur",
c'est-à-dire, en fait, ouvrier agricole. Son épouse,
Antoinette Champandard, née à Valcivières
(Puy-de-Dôme) a 28 ans. C'est la fille naturelle d'Antoinette
Champandard, décédée à Saint-Etienne-le-Mollard.
Un contrat de mariage reçu le 28 mai 1853 par Me Griffon,
notaire à Montbrison, nous renseigne sur la situation financière
des époux. Ils seront sous le régime exclusif de
la communauté. Le trousseau de la mariée est estimé
à 100 F ; une paillasse en paille ordinaire, un traversin,
deux couvertures et deux draps. Le marié n'apporte rien.
Les époux se font une donation mutuelle au dernier vivant.
Ils ne savent signer ni l'un ni l'autre. Il est difficile de trouver
une condition plus modeste.
2/ Le deuxième type d'union consiste
à se marier au-dessus de son état, une politique
matrimoniale qui peut permettre d'améliorer sa condition.
C'est le cas des enfants des hospices qui prennent un conjoint
enfant légitime même si la situation de fortune des
deux époux est comparable. Face à la société,
il s'agit d'une promotion tant sur plan de l'honorabilité
que sur celui de la situation économique. Mais dans ce
cas, il faut des facteurs particuliers qui estompent la différence
de niveau : remariage, important écart d'âge, situation
peu estimée
- Le partenaire d'un(e) enfant des hospices
est une veuve (un veuf)
Cette situation se retrouve dans 5 % des cas. Elle peut être
illustrée par le cas de Pierre Lenthilet,
un enfant trouvé qui va vers la grande ville. Pierre Lenthilet
est trouvé le 14 juillet 1813 à la porte du sieur
Verney, boulanger à Montbrison alors qu'il est âgé
de quelques jours. Il est mis en nourrice chez Marie Réal,
femme de Claude Philipon, à Chazelles-sur-Lavieu. Nous
retrouvons sa trace seulement trente et un ans plus tard ; il
s'appelle alors Leuliet et travaille
à Lyon comme ouvrier en soie, dans le quartier de la Croix-Rousse.
Il vit sans doute maritalement avec Marguerite Cressy, veuve Schneider,
âgée de 36 ans, elle aussi ouvrière en soie,
puisque la Société de Saint-François-Régis,
"uvre créée pour le mariage des pauvres
et légitimer les unions illicites", demande à
la Charité de Montbrison un certificat de non-reconnaissance
afin de légaliser sa situation (lettre du 24 décembre
1841). Le mariage, même s'il est tardif, est certainement
un bon signe d'intégration. Bien sûr l'ancien pupille
reste sa vie entière aux yeux de tous un "enfant trouvé"
mais, par le mariage, il rentre dans la norme ; il appartient
alors à une vraie famille.
- Il
y a une grande différence d'âge au détriment
de celui qui est enfant de l'hospice.
Dans presque la moitié des cas (48 %), l'épouse
d'un enfant abandonné est plus âgée que lui,
avec une différence moyenne de 5 ans. Mais l'écart
peut être très sensible. C'est le cas du couple formé
par Pierre Labutte, travailleur agricole,
qui se marie le 6 juin 1868 à Montbrison avec Françoise
Darcy, une servante de Montbrison. L'époux, exposé
à Montbrison le 28 mai 1826, a alors 42 ans, soit 17 ans
de moins que son épouse, née le 12 août 1809
à Bertignat (Puy-de-Dôme).
A l'inverse, il arrive qu'un "enfant des hospices" qui
a réussi épouse une très jeune femme. C'est
le cas de Claude Bleu. Claude
Bleu dit Foujerot a été exposé à
la porte de la Charité le 14 janvier 1783. Il doit son
nom au ruban bleu qu'il portait alors au bras droit. Il est placé
en nourrice à Lavieu. Le 30 septembre 1816, il épouse
à Montbrison Jeanne Gauthier, née à Leigneux
le 1er août 1787, fille de feu Antoine et de feue Marie
Garret. Devenu veuf, le 14 novembre 1845, il épouse Claudine
Rigaud, une domestique, née à Saint-Laurent-Rochefort
le 17 juin 1813, elle-même veuve d'Antoine Dessagne, fille
de feu Antoine et de feue Marie Lestrat. Il est alors qualifié
de marchand drapier et a 62 ans soit 30 ans de plus que sa deuxième
épouse.
S'il s'agit d'une union entre un fils de famille
et une enfant de l'hospice, dans la grande majorité des
cas (65 %), ce dernier est plus âgé. La différence
moyenne est de plus de 9 ans. Dans les cas extrêmes, elle
peut être très importante : 28 ans, par exemple,
pour Jacques Marquet qui épouse Jeanne Marie Minuit en
1816. Pour cette dernière il s'agit du premier de ses quatre
mariages. En effet, cette enfant abandonnée a une histoire
matrimoniale complexe.
Jeanne-Marie Minuit nommée
aussi Marie de la Foire est trouvée
le 16 mai 1782 à Montbrison. Elle est baptisée le
même jour à Sainte-Anne puis mise en nourrice chez
Antoinette Chassagneux et Antoine Garnier du hameau de Bussy à
Saint-Jean-Soleymieux. Le 6 juin 1790, à huit ans, elle
rentre à la Charité. Placée comme domestique
à Bullieu, elle se marie à Savigneux, à 31
ans, le 4 novembre 1813, avec Jean Vaillant, domestique à
Mornand, 29 ans, fils de défunt Jean et de Magdeleine Reynaud.
Elle devient rapidement veuve et le 18 janvier 1816, elle épouse,
à 34 ans, Jacques Marquet, garçon cafetier demeurant
à Montbrison. L'époux, beaucoup plus âgé
est un émigrant savoyard, né à Chambéry
le 21 août 1758, fils légitime de François
Marquet qui était de son vivant tailleur d'habits. Le 9
décembre 1826, à 72 ans, Jacques Marquet meurt à
l'hôpital de Montbrison. Onze mois plus tard, le 15 octobre
1827, Jeanne-Marie Minuit se remarie. Elle a 45 ans quand elle
épouse Etienne Georges, plâtrier, né à
Montbrison. L'époux a le même âge. C'est le
fils légitime d'un menuisier de la ville, Louis Georges.
Cette union est très brève. Etienne Georges décède
deux mois plus tard, le 14 décembre 1827, dans sa maison
de la rue de Moingt. L'année suivante, le 29 novembre 1828,
Marie de la Foire se marie une quatrième fois. Elle épouse
Pierre Bayle, cultivateur au Surizet, commune de Moingt, qui était
né à Saint-Romain le 20 juillet 1777. Ce quinquagénaire
est veuf. Il a perdu son épouse, Marie Chazelles morte
à Moingt le 11 février 1821, seulement neuf mois
avant son remariage avec Jeanne-Marie de Minuit.
Que penser de cette série de remariages ? La première
union de Jeanne-Marie avec un domestique est assez tardive. Son
deuxième époux est un étranger - la Savoie
est alors possession sarde - de modeste condition et beaucoup
plus âgé qu'elle. Il y a, semble-t-il, mise en commun
de deux existences difficiles. Quant aux mariages suivants ils
se concluent très vite, le dernier particulièrement.
L'époux est veuf et la présence d'une femme est
indispensable à la ferme. C'est une nécessité
économique et peut-être familiale s'il reste de jeunes
enfants à élever. Finalement, les péripéties
matrimoniales de Marie de la Foire marquent les étapes
d'une certaine promotion sociale ; elle devient maîtresse
de maison dans une famille forézienne.
- L'apport par l'enfant de l'hospice d'un petit pécule, un
élément favorisant le mariage
André Du alias Dut ou Deux est ouvrier agricole à
Montbrison. Le 19 mars 1858, à 31 ans, cet enfant de l'hospice
épouse Catherine Arnaud, une domestique de la même
ville, âgée de 32 ans. L'un et l'autre ont des économies,
particulièrement l'époux. Ses effets personnels
sont estimés à 130 F mais surtout il apporte un
petit capital : 1 500 F en argent. Le trousseau de l'épouse
vaut 200 F et elle dispose de 500 F en espèces. Par contrat
, les mariés choisissent la communauté réduite
aux acquêts avec donation mutuelle de l'usufruit des biens
de la communauté au dernier vivant. Grâce à
de longues années de travail et d'économie, le couple
peut s'établir, non pas dans l'aisance mais au moins à
l'abri de la misère.
A son mariage, Claudine Latulipe dont nous avons déjà parlé dispose de 1 000
F. Cette somme provient de ses gages de fille de ferme qu'elle
a économisés avec persévérance. Agée
et veuve, Claudine disposera de quelque ressource.
Elisabeth Médecis a été
exposée à Montbrison le 11 mai 1835. En 1881, elle
est ménagère à Champanet-le-Bas et veuve
de Martin Crépet. Elle se remarie à Bard 17 novembre
avec un veuf, propriétaire au hameau de la Goutte dans
la commune de Bard. L'époux a 60 ans, 14 ans de plus qu'elle.
Selon le contrat de mariage, la communauté sera réduite
aux acquêts. L'épouse apporte son trousseau évalué
à 200 F et 600 F venant de ses économies soit un
total de 800 F. L'époux se contente de donner un petit
mobilier de maison qu'il évalue à 100 F. Cependant,
il est propriétaire et il y aura donation au dernier vivant
de l'usufruit des biens de la communauté. Aucun des mariés
ne sait signer.
Virginie Milan, trouvée le
12 août 1837 à Montbrison, devient domestique à
Marcoux. A son mariage, en 1858, avec Jean-Pierre Reynaud, de
La Bruyère (Marcoux), elle dispose de 400 F en argent outre
ses "habits et linges portatifs" .
Rose Marly, enfant trouvée le 27 mars 1850 à la
porte de l'hospice, est placée à Trémolin
(Saint-Bonnet-le-Courreau). En 1880, à son mariage, elle
apporte 800 F en plus de son trousseau évalué à
100 F . L'époux est un cultivateur veuf : Claude Arthaud,
de la Bruyère (commune de Marcoux).
Pour d'autres l'apport est plus modeste. Antoinette
Martin, cultivatrice à Balbigny, est née
à Montbrison le 12 novembre 1832 "de père et
mère inconnus" selon l'état civil . Le 24 février
1858, elle épouse à Montbrison, Jean-Marie Viallard,
"cultivateur" à Curtieux mais né à
Essertines au hameau de Eyrieux. Elle apporte au nouveau ménage
son trousseau évalué à 300 F et 70 F en argent.
L'époux, valet de ferme, a 25 ans. L'époux, un enfant
légitime, n'apporte rien mais contrairement à son
épouse, il sait signer bien que très maladroitement.
Dans la plupart des mariages étudiés, il semble
évident que les questions d'argent sont importantes sinon
essentielles à côté de multiples autres considérations.
- Des situations peu valorisantes pour l'époux ou l'épouse
légitime permettent de rétablir un "équilibre" dans le couple
Notons d'abord des métiers peu valorisants. C'est le cas
de Benoîte Dinier. Benoîte
Dinier a été exposée le 3 avril 1839 à
la porte de la Charité de Montbrison. Le 13 décembre
1899, elle épouse tardivement Jean Archimbaud, un vieux
chiffonnier qui habite Montbrison mais qui est né à
Noirétable.
Le lieu d'origine est aussi un élément à
prendre en compte. L'étude montre que 14 % des enfants
de l'hospice prennent un conjoint né en Auvergne. Les localités
précisées sont : Ambert, Augerolles, Bertignat,
Biollet, Brousse, Job, Miremont, Saint-Dier, Tours-sur-Meymont,
Valcivières (pour le Puy-de-Dôme) et Saint-Cirgues-de-Malbert
(Cantal). Mais la liste n'est pas exhaustive. Le Puy-de-Dôme
fournit traditionnellement au Forez des valets et des servantes.
A Roche, par exemple, en deux siècles, de 1680 à
1890, parmi les 30 domestiques "étrangers" qui
meurent dans la paroisse, 20 sont des Auvergnats. Et toujours
dans la même localité, sur 18 mendiants repérés,
15 sont natifs d'Auvergne . Pour le Forézien, l'Auvergnat
est certes un voisin, mais un voisin "étranger"
puisqu'il parle un patois différent et, de plus, il a la
réputation d'être pauvre.
Le cas d'Eucher Staron et d'Elisa
Marais (Marret) est typique.
Eucher est né "de père et mère inconnus".
Il a été trouvé le 2 avril 1854 à
2 heures du matin devant l'hospice du faubourg de la Croix. Il
se marie à Essertines le 21 juin 1878, à 24 ans.
Il est alors journalier à la Guillanche. Son épouse,
Elisa Marais, est domestique dans le même hameau. Elle a
6 ans de plus que lui et est native de Valcivières (Puy-de-Dôme).
Ils choisissent par contrat la communauté réduite
aux acquêts. L'épouse apporte de son chef et provenant
de ses épargnes son trousseau qui est évalué
à 200 F, l'époux son vestiaire qui vaut 200 F. Il
y a donation mutuelle et réciproque au dernier vivant.
Il s'agit essentiellement de la régularisation d'une situation.
Le journalier et la servante reconnaissent un enfant qu'ils ont
eu ensemble deux ans plus tôt : Jean Marais, né à
Pierre-à-Chaux le 24 juin 1876. Il était grand temps.
Eucher Staron meurt le 13 août 1879, un an après
son mariage.
Quelques conjoints sont effectivement des étrangers. Claudine
Larave, exposée derrière l'église
Saint-André à Montbrison le 8 septembre 1809, épouse
à 16 ans Firmin François Maestre,
tailleur d'habits. L'époux a 23 ans et habite Montbrison
mais il est né à Madrid le 7 juillet 1802, fils
légitime d'Emmanuel et de Sébastienne Martinez. Marie Chaillet, trouvée le
22 novembre 1793, à Montbrison, rue de Moingt, sur le banc
du sieur Chabreriat est élevé à Lavieu. Le
24 novembre 1814, à 24 ans, elle se marie à Chazelles-sur-Lavieu.
Son époux Jean-Paul Richetti a
24 ans. Il est d'origine italienne et sert comme cuisinier au
château du Poyet. Quant à Jeanne-Marie
Minuit son second mari, Jacques Marquet,
est aussi un étranger puisqu'il est né à
Chambéry dans la Savoie qui fait alors partie du royaume
de Piemont-Sardaigne.
- Quelle place pour les sentiments ?
Enfin interviennent - peut-être ? - l'amour ou plutôt
l'inclination, l'amitié réciproque, l'estime, la
sympathie, en utilisant les termes qui sont alors en vigueur.
Mais ces sentiments n'apparaissent dans aucun acte et il est bien
difficile d'apprécier dans quelle mesure ils ont influencé
ces unions. Les questions pratiques et bassement matérielles
semblent les plus déterminantes. Cela n'a rien d'étonnant.
La vie est très difficile pour les enfants de l'hospice
qui appartiennent à la plus basse classe sociale. S'ils
cherchent à en sortir par tous les moyens, on ne peut pas,
évidemment, leur tenir rigueur du peu de place que tient
l'amour dans ces unions.
Ceux qui ont quitté le pays
Bien que la documentation soit peu abondante, parmi
les enfants abandonnés ayant quitté la région
et qui se sont mariés nous avons relevé quelques
parcours de vie.
Claude Maurice Clavar
Ce nouveau-né est abandonné à
Montbrison le 13 octobre 1825 devant le domicile de la veuve Caire,
une sage-femme de la ville. Il n'a qu'une seule famille nourricière
celle de Jeanne Guillot et son époux, Benoît Mure,
de Chazelles-sur-Lavieu. Bien que devenue veuve, Jeanne Guillot
accepte de le garder quand il atteint l'âge de huit ans.
Le 25 février 1843 Claude Maurice Clavar est en ce moment
en condition comme domestique chez le sieur Chambon, dit Cadet,
propriétaire à Chazelles-sur-Lavieu. Doté
d'une robuste constitution il exerce le rude métier de
scieur de long et part en campagne pour de longs mois.
Le 17 janvier 1854, il se marie à Neuvy-sur-Loire (Nièvre)
avec Mélanie Petit. L'épouse est la veuve d'un scieur
de long de Luriecq mort deux années avant. Elle a cinq
ans de plus que lui et trois enfants. Maurice Clavar et Mélanie
ont trois enfants mais un seul survit. Mélanie meurt en
1872.
Veuf, Claude Clavar se remarie à l'âge de 49 ans
à Vailly-sur-Sauldre (cher) avec une jeune femme de 28
ans mère d'un enfant naturel de deux ans. Ils ont ensemble
trois enfants. Le solide scieur de long meurt à l'âge
de 87 ans le 9 février 1913 à Vailly-sur-Sauldre.
Observant ce long et rude parcours, Jacqueline Chew, son arrière-petite-fille
écrit de lui :
Deux aspects de la vie de mon bisaïeul m'ont frappé
au fil de mes recherches : une absence d'identité claire
et une détermination tenace à fonder une famille.
Son patronyme sera déformé au-delà de ce
que l'incertitude de l'orthographe permettant : Clavar devient
Clarand et Clavau et lui-même se fait appeler Claude Maurice
Claude, Narcisse
Aucun père de famille soucieux de
respectabilité n'aurait donné sa fille à
un enfant trouvé, individu presque en marge de la société.
Il épouse donc une veuve, libre de son choix et une "fille-mère"
qui n'en a pas beaucoup
.
Claude Clavar parlant dans sa famille de ses origines disait volontiers
: "Je ne suis pas Auvergnat, mais la lisière vaut
bien le drap". Il évoquait de cette manière
les confins du Forez et de l'Auvergne pour situer vaguement le
lieu où il était né : Montbrison
ou
Brioude. Jacqueline Chew relève encore la robustesse de
sa constitution qui lui a permis d'exercer jusqu'à un âge
avancé l'un des métiers les plus rudes de l'époque
et la générosité de sa nourrice : Jeanne
Guillet de Fortunières. Il a aujourd'hui une descendance
dans l'Eure-et-Loir.
Jean-Baptiste Fallot
Trouvé à Montbrison le 22 juin 1850
à la porte de l'hospice, Jean-Baptiste Fallot est mis en
nourrice à Saint-Just-en-Bas. En 1879, il est domestique
dans le Pilat. Cette année-là, le 20 août
1879, à Jonzieux, il épouse Anne Marie " dite
Philomène Fournel ". C'est une enfant naturelle, elle
aussi domestique. Le couple a huit enfants qui exercent des métiers
manuels (passementiers, armurier, scieur...) dans la région
stéphanoise. Sept d'entre eux ont une descendance. Parmi
les 19 petits-enfants se retrouvent des enseignants, des fonctionnaires,
une religieuse. Ils se dispersent à travers la France.
A la génération suivante, les 20 arrière-petits-enfants
de Jean-Baptiste Fallot ont des professions très variées
dont certaines d'un haut niveau : ingénieur, colonel de
gendarmerie, architecte, professeur d'université
Il s'agit visiblement une intégration réussie .
Bathilde Gaillard
Le destin de Bathilde Gaillard, exposée
à Montbrison le 20 septembre 1857, montre que parfois les
malheurs d'une existence peuvent être surmontés avec
courage et dignité. Marianne (ou Marie) Michon, née
à Montarcher (canton de Saint-Jean-Soleymieux), est la
fille de modestes cultivateurs : Jean Michon et Anne Cornet. Elle
a deux frères et son père meurt le 26 septembre
1849 - la famille habite à Verrières à cette
époque - alors qu'elle a seize ans. Marianne se place comme
servante dans une maison bourgeoise de Montbrison. A vingt-trois
ans ans, elle est enceinte - selon la tradition familiale, non
vérifiée, elle aurait été séduite
par un avocat montbrisonnais - et le 20 septembre 1857 elle accouche
d'une fille qui est aussitôt déposée dans
le tour de l'hospice de Montbrison. Le lendemain l'enfant reçoit
le nom de Bathilde Gaillard.
Six ans plus tard, le 15 juillet 1863, Marianne, qui est restée
domestique, épouse un vigneron montbrisonnais, Antoine
Barou. Antoine, né à Lézigneux le 9 février
1831, est le fils de Blaise Barou et de Marie Gérossier,
cultivateurs dans cette commune. Il est veuf depuis quatre ans.
A leur mariage les époux reconnaissent comme leur enfant
la petite Bathilde qui devient ainsi Bathilde Claudine Barou.
Antoine et Marianne ont ensemble un autre enfant mais l'épouse
meurt bientôt. En 1872, la typhoïde l'emporte alors
qu'elle était à Limoges où elle avait accompagné
sa patronne en voyage. Bathilde Claudine se trouve donc orpheline
à quinze ans. Antoine Barou se remarie et Bathilde devient
à son tour servante ; elle se place à Lyon. C'est
là qu'à dix-neuf ans elle épouse un jeune
veuf, Henri Cottier.
L'histoire d'Henri n'est pas sans intérêt ; à
vingt-six ans, au moment de son remariage, il a déjà
connu de nombreuses peines. C'est le fils naturel de Catherine
Cottier, tisseuse à Lyon mais originaire de Sury-le-Comtal.
Il travaille depuis l'âge de huit ans à la fonderie
d'ornements d'église Nicolas Rozier, rue Saint-Joseph,
à Lyon. A peine sorti de l'enfance il doit soigner sa mère
qui reste paralysée pendant sept années. A 21 ans,
il épouse Marie Dumont dont il a, en 1874, un fils Joanny.
Dans la famille Cottier est resté le souvenir de la rencontre
d'Henri et de Bathilde, deux enfants du malheur : Henri devenu veuf de bonne heure ne tarda pas à se remarier
; il était obligé de porter son fils âgé
de trois ans à la fonderie où il travaillait. Il
avait vingt-six ans quand il se maria avec Bathilde Claudine Barou
qui était cuisinière chez le colonel Riboud.
De ses fenêtres elle voyait ce pauvre veuf soigner son petit
garçon et elle lui faisait des signes d'amitié le
croyant vieux avec ses cheveux blancs qui étaient surtout
blanchis par la calamine du cuivre quoiqu'il fut grisonnant de
bonne heure. Il vint un dimanche la voir à la sortie de
la messe et elle fut bien surprise de le voir si jeune et si bel
homme... Ils se fiancèrent...
De cette union naquirent sept enfants et de nombreux petits-enfants.
Bathilde Claudine perdit son époux en 1925. Elle mourut
le 8 avril 1945 à Lyon, à l'âge de 88 ans,
après une vie très active, laissant le souvenir
d'une femme admirable par son courage, sa volonté, son
bon coeur pour son prochain . L'ancienne enfant trouvée
était devenue un exemple et un honneur pour sa nombreuse
famille.
Un cas particulier : Marie Navarro, fille de prisonniers espagnols
Marie Navarro est née le 8 octobre 1811 à Montbrison. Il s'agit
d'une enfant légitime. Ses parents sont des prisonniers
de guerre espagnols détenus dans la caserne de Montbrison.
Le père, le caporal José Navarro, né à
Montealegre del Castillo en Murcie, appartenait au bataillon d'infanterie
de Penãs de San Pedro. Son épouse Vicenta Gonzalès,
née près de Burgos en Castille, servait dans un
régiment d'artillerie. Vicenta a 21 ans à la naissance
de Marie.
La captivité et une maladie de la mère ne permettent
pas aux parents de garder l'enfant. Elle est remise le 27 octobre
1811 à l'hôtel-Dieu de Montbrison. Vicenta est admise
à l'hôpital à la fin du même mois. Marie
est placée en nourrice chez Françoise Basset, épouse
de Jean-Marie Joanin à Marcoux, près de Boën.
Le père, atteint de fièvre, est hospitalisé
en juin 1812. Ensuite, nous perdons la trace du couple.
Le 12 décembre 1836, à Montbrison, Marie épouse
Jacques Lombardin, né à Lézigneux le 13 janvier
1808. Ce journalier de 28 ans est le fils légitime de défunt
Claude Lombardin, charpentier, et de défunte Marie Faure.
Jacques Lombardin et Marie Navarro ont plusieurs enfants : Marie
Magdeleine née le 4 mars 1838, Marie née le 16 février
1840, Gabriel né le 7 mars 1842. Mais Jacques devenu maçon,
meurt à 34 ans, le 8 septembre 1842 à l'hôpital
de Montbrison à la suite d'un accident.
Devenue veuve, Marie Navarro se remarie le 16 janvier 1845 avec
un veuf : Bouchet Benoît né à Saint-Romain-le-Puy
le 21 janvier 1819. Marie a 34 ans. De cette nouvelle union elle
a plusieurs enfants : Magdeleine Bouchet, née le 26 septembre
1847, Madeleine Bouchet, née le 31 août 1850, Antoinette
Bouchet née le 14 février 1853, Jeanne Bouchet,
née le 27 juin 1856.
Marie Navarro, enfant abandonnée d'un couple d'étrangers
prisonniers de guerre, a, semble-t-il, bien réussi son
intégration, sans pour cela avoir totalement été
coupée de son milieu d'origine. Ainsi, lors de son premier
mariage, les quatre témoins cités sont espagnols.
La deuxième union l'enracine tout à fait dans la
société forézienne dont elle adopte les comportements.
La tradition familiale rapporte qu'elle était très
pieuse et qu'à la suite d'un vu pour la guérison
de son deuxième époux, elle allait chaque année
à pied en pèlerinage à Ambert. Elle meurt
le 30 décembre 1890, à 79 ans, à Nuzin (Lézigneux).
Marie est à l'origine de deux lignées : l'une, celle
des descendants de Jacques Lombardin est restée au pays,
l'autre celle des enfants de Benoît Bouchet, a quitté
la région. A l'issue d'une vie humble et, très probablement,
très rude, Marie laisse une belle trace .
Pour conclure : des difficultés mais pas de fatalité
Au
XIXe siècle pour la société, l'abandon, quels
qu'en soient les motifs, constitue une sorte de faute originelle.
L'enfant, victime innocente, en paie les conséquences tout
au long de sa vie. Il lui est très difficile de dépasser
son statut d'élève de l'hospice pour avoir une vie
sociale ordinaire. Cette difficulté est encore accrue pour
le garçon à cause du patronyme souvent très
repérable qu'il a reçu. C'est ce nom très
dévalorisé qu'il a, éventuellement, à
transmettre.
Cette intégration n'est pourtant pas impossible. Mais elle
ne peut se faire que lentement, sur une ou, souvent, plusieurs
générations. Le mariage permet de franchir une étape,
de monter une marche. L'enfant abandonné, fruit du malheur,
de la misère ou du désordre des murs est d'une
certaine manière réhabilité quand la société
le reconnaît comme digne d'être, à son tour,
un parent.
Pour cette ascension sociale la personnalité des intéressés
rentre en ligne de compte. Les qualités morales tels le
courage et la probité ou pratiques, comme le sens de l'économie
et la débrouillardise, importent aussi. De plus une bonne
constitution physique aide grandement. Parmi les circonstances
favorables, notons aussi l'aide généreuse de l'entourage,
particulièrement de certains parents nourriciers. Cependant
le mariage ne fait pas tout. Parfois le cycle de la misère
ne peut être rompu comme dans le cas de Denis de Saint-Romain
qui abandonne ses enfants.
Quand, après à la fin d'une vie de travaux et de
peines, l'ancien enfant abandonné a trouvé sa place
comme ancêtre d'une belle lignée familiale, arrive
pour lui une tardive mais juste compensation. Il en va ainsi de
Jean du Parloir, Claudine Latulipe, Claude Clavar, Jean-Baptiste
Fallot, Bathilde Gaillard et Marie Navarro. Et de beaucoup d'autres
encore. Leurs descendants peuvent en tirer une légitime
fierté.
[Bulletin
de la Diana, tome LXVII, p. 279-293]
Notes
(1) Pour la situation
de la région montbrisonnaise cf. : J. Barou, "Enfants
abandonnés en Forez (1715-1889)", Village de Forez,
Montbrison, 2001.
(2) Délibérations
du conseil général de la Loire, 1848.
(3) Nous remercions bien sincèrement notre collègue
dianiste Maurice Damon qui a bien voulu relire cette communication
et nous donner des conseils précieux.
(4) Relevés systématiques effectués par Robert
Landon à Montbrison, Bard, Champdieu, Chazelles-sur-Lavieu,
Essertines, Marcilly, Marcoux, Margerie, Montverdun, Pralong,
Saint-Bonnet-le-Courreau, Saint-Etienne-le-Mollard, Saint-Paul-d'Uzore,
Sauvain, Savigneux,Trelins,
(5) Archives de la famille Montet-Rival,
testament de Claude Montet du 13 octobre 1878, reçu par
Me François Xavier Rony, notaire à Montbrison.
(6) Aujourd'hui, rue Puy-de-la-Bâtie.
(7) Registres de l'état
civil de Montbrison, année 1806.
(8) Registres de l'état
civil de Montbrison, année 1850.
(9) Cf. l'étude de Suzanne
Viallard, "Un village de la montagne forézienne au
XVIIIe siècle, histoire démographique", Bulletin
de la Diana, t. 58, 1999.
(10) Ibid.
(11) Marie-Anne dite Pagnol, enfant trouvée, née
à Saint-Bonnet-le-Château qui épouse Jules
Gabriel Daphaud, facteur des postes à Montbrison le 22
février 1866.
(12) Sur l'importance pour leur
destin du nom attribué aux enfants trouvés voir
l'étude récente sous la direction de Jean-Pierre
Bardet et de Guy Brunet : Noms et destins des sans famille, Presses
de l'université Paris Sorbonne, 2007.
(13) Nous devons ces renseignements
aux notes que nous a fournies Marie Grange que nous remercions
vivement.
(14)Contrat de mariage du 4 novembre
1858, reçu par Rony, notaire à Montbrison.
(15) Contrat de mariage du 18 mars 1858, reçu par Grand,
notaire à Boën.
(16) Contrat de mariage du 1er octobre 1880, reçu par Grenier,
notaire à Boën.
(17) Dans le contrat de mariage reçu le 11 décembre
1857 par Chazelle, notaire à Montbrison, elle est nommée
Antoinette Pommier, fille naturelle.
(18) Cf. Antoine Lugnier, Cinq siècles de vie paysanne
à Roche-en-Forez, imp. Dumas, Saint-Etienne, 1962.
(19) Acte reçu le 6 juin 1878, Rony, notaire à Montbrison.
(20) Jacqueline Chew, "De Chazelles-sur-Lavieu, en Forez
à Vailly-sur-Sauldre, en Berry Claude Maurice Clavar (1825-1913)", Village de Forez, n° 102, octobre 2005.
(21) Renseignements fournis par Mme Maryse Grandmottet-Fallot
de Bellegarde (Ain) que nous remercions vivement.
(22) Suivant l'expression de Marie-Thérèse Hermann,
cf. son ouvrage : Les enfants du malheur, op. cit.
(23) Nous devons à Madame
Marguerite Favier, de Chambéry tous les renseignements
concernant la famille Cottier et Bathilde Claudine Barou. Qu'elle
soit particulièrement remerciée de toutes les précisions
qu'elle nous a données sur la vie de son arrière-grand-mère,
Bathlide Claudine Barou-Michon.
(24) Pour l'histoire de Marie
Navarro, cf. Marie Françoise et André Arens, "Marie
Navarro ou le destin d'une enfant de prisonniers espagnols",
Village de Forez, n° 105, avril 2007 ; descendance : familles
Gérossier (Lézigneux, Loire), Arens (Lapeyrouse,
Ain).
|