En
souvenir du travail d'Antonin et Eugène
Les
derniers bouviers du Forez
Commencé dans l'Antiquité, le temps des bouviers
et des bufs s'est achevé, chez nous, dans les années
soixante-dix. Antonin Morlevat et Eugène Vray ont été
parmi les derniers bouviers du Forez. En 1980, alors qu'ils étaient
retraités depuis peu, ils ont eu l'occasion de raconter
leur vie auprès des bufs. Ces précieux témoignages
(1) ont été enregistrés en 1980, en patois,
au cours d'une veillée organisée au Centre social
de Montbrison.
Dessin de Vincent Durand
(archives de la Diana, Montbrison)
Bouvier
au "pays haut"
Antonin Morlevat vit dans les monts du Forez. Il se loue au mois.
Chaque matin il se rend à la ferme où il travaille
comme bouvier : J'ai pris une place en
1945, j'y suis resté 32 ans, toujours avec les bufs
et mon aiguillon (2).
Que
ce soit en montagne ou dans la plaine, le temps de travail est
long, souvent du soleil levant au soleil couchant. Antonin habite
la même commune que le paysan qui l'emploie. Il commence
sa journée à l'aube : Je
partais de chez moi, c'était six heures ; en arrivant chez
le patron je buvais mon café (3).
Puis
il se rend à l'étable pour sa première tâche,
les soins du bétail : J'allais
nettoyer les vaches. Ensuite j'allais étriller les bufs,
leur laver la queue, la peigner. Il fallait qu'ils soient propres (4). Cette dernière remarque est très significative.
Les bêtes, surtout les bovins, sont la richesse de la maison.
N'évaluait-on pas, jadis, l'importance d'une ferme au volume
du tas de fumier qui occupait un coin de la cour ? Une belle paire
de bufs, des bêtes bien nourries et au poil lustré
font l'honneur de la maison et la fierté du bouvier.
Après
le travail dans l'étable tiède et une pause vers
8 heures, Antonin va, le plus souvent, effectuer son ouvrage en
plein air, par tous les temps :
Après le casse-croûte, je
chargeais la charrue dans le tombereau et me voilà parti
dans les terres, et en avant jusqu'à midi, allez Mignon,
file ! Je revenais à midi, je donnais à boire aux
bufs et ensuite leur ration. Je repartais jusqu'à
la nuit. Et, le soir, je revenais chez moi, parfois c'était
9 heures du soir.
Notons, là encore, que les bufs sont toujours abreuvés
et nourris les premiers, avant le bouvier. La journée pourrait
sembler interminable pourtant Antonin conclut : et
content quand même, que faire !... Il est harassé,
en sueur ou trempé par la pluie, mais le champ est labouré,
le sillon profond et droit. La satisfaction donnée par
le bon travail réalisé se mêle ainsi à
une résignation atavique.
Dans
les champs, tout se déroule, posément, au rythme
lent des bêtes. Antonin explique avec humour :
Les bufs font à peu près
3 km à l'heure. La terre faisait 130 mètres, eh
bien ! je faisais quinze aller et retour. Si j'avais eu un compteur
au derrière, j'aurais autant de kilomètres qu'une
auto, parce que j'en ai fait du chemin à travers champs,
là-haut, du 1er janvier au 31 décembre, ça
faisait long (5).
En montagne, selon de nombreux témoignages recueillis au
cours des veillées de patoisants, les ouvriers agricoles
semblent souvent mieux nourris que dans la plaine. Le repas regroupe
toute la maisonnée : le maître, sa famille, les valets
et servantes. Cette ambiance plus familiale tient à la
nature des exploitations. Il n'y a pas de très grandes
fermes, le patron est le plus souvent le propriétaire,
non pas un fermier ou un métayer comme souvent le "ganet
" (6) de la plaine du Forez.
En revanche, les salaires sont nettement inférieurs et
il faut discuter longuement pour avoir quelques modestes avantages
en nature : une paire de sabots pour le valet, un tablier pour
la servante. Les domestiques vivent totalement au rythme de la
famille du maître. Le soin des animaux, constant, rend les
congés pratiquement impossibles. Ils se limitent à
l'après-midi d'un dimanche,
de temps à autre
Dessin de Vincent Durand
(archives de la Diana, Montbrison)
Bouvier
au "pays bas"
Eugène
Vray, lui, s'engage pour l'année entière. Il est
logé chez le maître. Il a d'abord été
placé à Sauvain mais, en 1944, comme beaucoup de
"gavots " (7), il descend dans la plaine du Forez. Les
gages y sont plus importants car la dénatalité a
entraîné une pénurie de main-d'uvre
encore aggravée par la guerre. Il raconte les circonstances
de son engagement. Il doit quitter la ferme sauvagnarde :
Mon patron n'avait plus besoin de moi,
cette année-là. Il me trouva une autre place [à
Sauvain]. Mais il fallait marchander les sabots, laver et raccommoder
soi-même ses vêtements. Nous ne fûmes pas tout
à fait d'accord !
C'est à dire : pas d'accord du tout. Eugène décide
alors de tenter sa chance au "pays bas".
Il
grimpe sur l'impériale de l'autocar qui descend de Saint-Bonnet
à Montbrison pour aller au Grand Sande, le "grand
samedi", la foire qui précède Noël. Il
y retrouve un ami déjà loué dans la plaine
:
- Tu ne veux pas rester dans la plaine
? Il y a une place, tu gagneras le double.
- Et pourquoi pas ?
Et, au marché des vaches, sur le boulevard Duguet, il rencontre
un fermier de la plaine. L'accord se conclut rapidement, sur parole,
avec le rituel habituel :
Je trouvai le père F. Il me dit
: "Reviens à midi, je t'offrirai le repas et nous
passerons le marché." En effet, nous avons fait le
marché. Je gagnais 13 000 pour l'année dans la montagne,
et il me donna, lui, 26 000.
Bon salaire mais, confie-t-il, avec des rudes conditions de vie
: Nous dormions dans l'étable.
Le lit était un trépied au-dessus des veaux. Il
fallait une échelle pour grimper. Il y avait des feuilles
de maïs dans la paillasse alors qu'en montagne ce sont des
feuilles de hêtre (8). Les journaliers, encore
plus mal lotis, couchaient dans le foin, quelquefois dans le réduit
où se trouvait la chaudière servant à cuire
la pâtée des cochons.
De
grand matin, dans la ferme de la Plaine toute la maisonnée
se réveille suivant un ordre bien établi : Il
fallait se lever à 5 heures du matin, hiver comme été.
La patronne réveillait la bonne, la bonne appelait les
valets. Il s'agit d'une grande ferme, avec un personnel
nombreux et beaucoup d'animaux de trait ce que souligne Antonin.
En effet, on ne trouve pas d'exploitations comparables dans les
monts du Forez : Nous étions deux
bouviers, il y avait quatre paires de bufs et aussi quatre
chevaux de trait. Il ajoute même avec une touche
de mépris : et un tracteur mais
avec des roues en fer. Lui ne s'occupe pas d'une mécanique
bruyante mais de bêtes vivantes, lourdes, fortes et paisibles.
Les
premiers soins sont, là encore, pour les animaux. Les bufs
sont bichonnés et parés comme pour aller aux comices
agricoles : Il fallait faire le pansage,
s'occuper des quatre paires de bufs, nettoyer l'étable,
étriller et laver leur queue (9). Eugène
s'occupe aussi fréquemment des chevaux de course élevés
dans la ferme. Leur tempérament est très différent
de celui des bufs mais il ne craint pas leur vivacité
: Je n'avais pas peur des pur-sang, je
leur passais dessous. J'allais les entraîner, tous les matins,
une heure durant, sur la piste.
Il
accompagne même le patron pour des courses hippiques à
Vichy ou Villeurbanne. Mais il ne s'agit plus là du vrai
travail de paysan
Charrois et labours constituent l'essentiel
de sa tâche de bouvier. Le travail se fait aussi parfois
à bras et, dans la plaine, les champs paraissent
immenses : Le travail commençait
au soleil levant et s'achevait au soleil couchant. C'était
dur ; les sillons mesuraient 1 km. Nous étions toujours
huit à la pioche. Ce n'est pas le même travail que
celui de la montagne. Entendons par-là que,
là-haut, dans le champ, ne s'activent que deux ou trois
personnes, que les pauses sont plus fréquentes et le sillon
bien plus court !
Dans
la plaine, pour la nourriture du personnel, on trouve le meilleur
et le pire. Deux fermes, pourtant très voisines, ont des
habitudes bien différentes. Au hameau des C., il y a deux
tables, les bouviers mangent avec le maître et il y a une
table différente pour les autres valets et les bonnes.
D'un côté jambon et saucisson, de l'autre de la "gore
" (10) et du lard rance
Au hameau des B., Eugène
a plus de chance :
On était bien mieux. On mangeait
tous ensemble. On avait le vin blanc le matin. C'était
réglé, un canon juste. A midi, le rouge et le soir
la biche à lait, le lait écrémé
Nous avions aussi des grands plats de lard bien gras (11).
Ces
conditions de vie particulièrement rudes pour les ouvriers
agricoles ne se sont améliorées que très
lentement. Elles perduraient, dans certaines fermes, jusque dans
les années cinquante. Avant la guerre de 1914-1918, elles
touchaient même de nombreux adolescents placés dans
les fermes dès 12 ans. Cette situation avait entraîné
la création par le chanoine Percher d'une uvre
des Petits bergers du Forez (12), active de 1911 à
1914.
Un
vrai compagnonnage avec les bufs
Un
bon bouvier a une intime connaissance de ses bêtes. Il doit
savoir les observer et les comprendre. Tout commence par le dressage,
en douceur, que décrit Antonin :
Pour lier les bufs, vous les prenez
à l'étable, vous leur mettez le joug, le "fronta" (13), les lanières
sur le front autour des cornes. Les bufs ne sont jamais
dressés à être attelés des deux côtés
contrairement aux vaches. Il ne faut pas les changer de place,
car alors ils n'avancent pas, ils ne savent plus tirer. S'il y
en a un habitué au côté droit si vous le liez
du côté gauche, il se tourne de travers. C'est comme
pour nous, travailler de la main gauche ou de la main droite.
Pour
les dresser, après les avoir liés, vous les attelez
au cultivateur (14),
c'est ce qui les dresse le mieux, sans trop les forcer pendant
une journée. Puis le lendemain, vous prenez la charrue.
Le patron venait les guider un jour seulement et ensuite ils allaient
tout seuls. Moi, les bufs, je ne les bousculais pas.
Chaque
buf ou plutôt chaque paire de bufs - car un
buf seul ne vaut pas grand-chose - possède sa propre
personnalité. Certains sont ombrageux :
Il y a des bufs qui sont plus vifs.
J'avais une paire de bufs rouges, ils étaient fiers,
c'était comme des taureaux. Une femme ne pouvait pas les
guider, oh non ! même avec un char au derrière, ils
lui fonçaient dessus.
Certains sont resquilleurs ou, carrément, tire-au-flanc
mais le bouvier ne s'en laisse pas conter :
Parfois il y avait des bufs qui
n'arrivaient pas au bout de la terre, ils tournaient alors qu'il
restait 4 m à parcourir, je ne voulais pas de ça.
Quand je les avais depuis quatre jours à la fin, ils étaient
tranquilles. Ils prenaient le pas.
Antonin fait preuve de fermeté mais exclut la brutalité
en suivant sagement le conseil du poète :
Paysan, paysan ne frappe pas tes bufs
;
Ne les attelle pas à une tâche trop dure ;
Si le terrain est âpre, ou le chemin bourbeux,
Laisse-les à leur gré ralentir leur allure (15).
Antonin
a une longue expérience et connaît parfaitement son
métier qui requiert de la connivence avec les animaux.
Il arrive que le maître réussisse moins bien que
lui car les bêtes comprennent précisément
le tempérament de celui qui les conduit. Avec modestie,
et aussi un peu de fierté, il raconte une anecdote qui
en dit long sur son savoir-faire :
Une année, j'avais une paire de
bufs de rechange. Me voilà parti, je les attelle
au milieu de la cour pour aller labourer. Mais attention, ils
y allaient à la manuvre ! Ils marchaient plus vite
que les miens. Ils n'avaient pas le temps de tourner au bout de
la terre. Le patron, quand vint le soir, me dit :
- Tu as labouré tout ça ?
Et je lui répondis : eh oui !
- Eh bien ! tu as bien marché.
Ça va très vite avec le bouvier mais très
lentement avec le maître. Une fois,
le patron voulut les prendre pour aller labourer. Il me dit :
- Tu feras attention
parce qu'ils m'ont ramené à l'étable, hier.
- Oh ! les bufs n'ont pas voulu avancer ? Oh ! ça
m'étonne.
Je prends les bufs, la charrue. Les bufs marchèrent
parfaitement, ils connaissaient la bête !
Le
ferrage des bufs ne se faisait pas toujours aisément
même avec "lou z'étri" (16). Une dernière
anecdote racontée par Antonin montre que l'on savait rire
même si la plaisanterie est un peu rustique :
Il fallait aussi les faire ferrer, monter
à Châtelneuf. Ils bougeaient beaucoup, il y en a
qui étaient très difficiles à ferrer. C'était
Jean-Marie qui ferrait. Comme il était farceur, une fois
il dit à P. qui attendait son tour : "Tiens-le par
la queue et ne le lâche pas hein, tiens-le bien !"
P. saisit la queue, tout à coup, l'autre, vlan ! tzoum!
... et mon P. se trouve tout crépi. Jean-Marie n'en faisait
pas d'autres. C'était bien un brave homme !
Bufs
et bouviers forment ainsi une véritable équipe.
Malheureusement elle ne fonctionne que peu de temps. Antonin Morlevat
le constate avec regret : Une bonne paire
de bufs dure deux ans, deux ans et demi
Ce ne sont
pas des anguilles (17) ! Ensuite
ils se vendent et il y a une étrenne pour le bouvier.
La gratification donnée au bouvier ne parvient pas, on
s'en doute, à effacer le regret de perdre deux compagnons
de travail. Et le tracteur ne peut pas les remplacer dans le cur
d'Antonin :
La dernière année, il y
eut le tracteur. Mais j'avais toujours les bufs pour faire
le tour du champ parce que le tracteur ne passe pas au bord des
terres, lui. Cette dernière réflexion
exprime une sorte de revanche. La machine ne pourra jamais vraiment
prendre leur place. C'est ainsi.
Joseph
Barou
Dessin
de Vincent Durand
(archives de la Diana, Montbrison)