Gabriel Brassart (1888-1978)

 


Le canon de la Saint-Aubrin


Depuis des temps anciens, Montbrison revendique l'évêque Aubrin comme saint patron. Même si son histoire est un peu floue, la ville des comtes de Forez l'honore comme il se doit. La collégiale abrite ses reliques. Une rue et un centre scolaire portent son nom. Et surtout, sa fête, en juillet, est l'occasion de réjouissances publiques. La Saint-Aubrin est certainement l'une des plus anciennes fêtes patronales de la région.

Dans les villages, de grand matin ou la veille à la tombée du jour, la fête patronale était annoncée par l'explosion de gros pétards. Pour marquer le début des festivités, à Montbrison, - noblesse oblige, c'est une ville -, des coups de canon étaient tirés de la colline du Calvaire.

Anciennement, les Montbrisonnais utilisaient pour cela un vénérable engin : le canon de la Saint-Aubrin. L'usage s'est perpétué jusqu'à la fin du XIXe siècle puis la vieille bouche à feu a été délaissée. Elle a été abandonnée, sur la colline, là-haut, au pied des croix. Mais de vieux Montbrisonnais en avaient entendu parler… Le conservateur du musée d'Allard, Gabriel Brassart (1), homme savant et amoureux du passé, avait même, à plusieurs reprises, demandé que ce canon rentre dans les collections de la ville. En vain.

Un lot de vieux métaux

Et voilà qu'un beau jour de janvier 1956, le canon de la Saint-Aubrin, silencieux depuis longtemps, fait parler de lui. Marguerite Fournier-Néel écrit dans le quotidien La Dépêche que la municipalité s'en est débarrassée comme d'un déchet encombrant !

En effet, le 17 janvier 1956, le conseil municipal de Montbrison s'était réuni sous la présidence du maire, André Mascle. Parmi les questions à l'ordre du jour figurait une autorisation d'encaisser à donner au receveur municipal pour la vente de vieux métaux. Citons le bref compte rendu officiel :

Monsieur Bayle, adjoint délégué, informe le conseil municipal qu'un lot de vieux métaux a été récupéré, soit à l'occasion de modification d'installations existantes, de réfections de réseaux, etc.
Ces déchets encombrent les ateliers des services techniques et il conviendrait de les aliéner au plus tôt afin d'en tirer profit.

Le conseil municipal après en avoir discuté et délibéré
- autorise la mise en vente du lot de vieux métaux en question
- charge Monsieur Bayle, adjoint, d'en organiser la vente au mieux des intérêts de la commune
- autorise le receveur municipal en encaisser le produit de cette aliénation.
(2)

Tout est dit en peu de mots : le canon part à la ferraille. Stupéfait, le conservateur du Musée d'Allard se précipite à la mairie. Il ne réussit pas à voir le maire mais rapporte néanmoins quelques informations. C'est bien le canon de la Saint-Aubrin qui a été vendu en même temps que des ferrailles variées. Il est déjà à Saint-Etienne, au 20, avenue Thiers, chez Bertrix, négociant en vieux métaux. Gabriel Brassart va faire tous ses efforts pour sauver cette relique du passé (3).

Un canon fort joli

Le 25 janvier, M. Brassart se rend à Saint-Etienne pour examiner ce fameux canon qu'auparavant, il n'a jamais vu. C'est une belle pièce, digne d'intérêt :

Un canon en bronze de la fin du XVIe siècle. Ce canon est fort joli, la volée est ornée de cannelures parallèles, le milieu du corps porte une tête d'enfant, des rinceaux sortent de sa bouche et se dirigent vers la culasse (4).

Le jour même de sa visite au ferrailleur M. Brassart écrit au maire de Montbrison en qualité de conservateur du musée d'Allard :

Musée d'Allard Montbrison le 25 janvier 1956

Monsieur le Maire,
Suivant les indications que vous m'avez fait remettre je suis allé aujourd'hui 25 janvier 1956 à 8 heures et demie voir le canon du Calvaire chez M. Bertrix, avenue Thiers, n° 20, à Saint-Etienne.
Ce canon paraît bien de la fin du XVIe siècle et il est très possible qu'il ait fait partie de l'artillerie de notre ville, sous la Ligue, comme le veut la tradition.
Je demande qu'il soit déposé au musée d'Allard.
Veuillez croire à mes sentiments les plus dévoués
(5) .

Apparemment le courrier reste sans réponse. Et le 13 février 1956, M. Brassart s'adresse au Préfet de la Loire pour le même objet. Il résume l'affaire et fait état, cette fois, de sa fonction de Conservateur des antiquités et objets d'art du département de la Loire. Il décrit le canon :

ancien, en bronze, qui après avoir servi, d'après la tradition, à la défense de la ville pendant les guerres de la Ligue, était affecté aux salves de réjouissances pour les fêtes publiques, 14 juillet, visite du Président de la République, fête locale… Il s'agit d'une œuvre d'art et d'un souvenir historique (6).

M. Brassart demande l'annulation de la délibération municipale car les objets mobiliers affectés à un service public et spécialement les objets d'art sont inaliénables…

Vendu pour une distribution de pommes de terre aux indigents

La réponse de la Préfecture arrive seulement un mois et demi plus tard, le 26 mars 1956. Et elle est bien décevante. Au nom du préfet, le secrétaire général expose qu'une enquête a eu lieu et que le sort du canon est scellé. Ce vestige du passé qui restait à l'abandon au sommet de la colline du Calvaire a été vendu régulièrement. La délibération municipale a été approuvée par le sous-préfet le 27 janvier 1956 et elle ne peut être annulée. D'ailleurs le produit de cette aliénation a été consacré au financement d'une distribution de pommes de terre aux indigents de la commune… Aucune mesure conservatoire ne peut être prise, cet objet n'étant ni classé parmi les monuments historiques ni inscrit à l'inventaire supplémentaire (7).

Gabriel Brassart ne se tient pas pour battu et le 29 mars 1956, il réplique au préfet par une missive très ferme où percent l'indignation et l'ironie :

Monsieur le Préfet,

Je vous remercie de votre lettre du 26 mars en réponse à la mienne du 13 février. permettez-moi de vous faire remarquer que vous ne répondez nullement au cas envisagé ; il ne s'agit pas d'un objet classé (sans parler d'un inventaire supplémentaire pour les objets immobiliers), il s'agit d'un objet inaliénable à cause de son affectation à un service public et de son caractère artistique ; c'est le cas d'une cloche dans le clocher d'une église que le maire n'a pas le droit de vendre. Et si cet objet est remarquable non seulement par sa date, le XVIe siècle, mais aussi parce qu'il est le plus ancien souvenir, la plus ancienne relique de l'administration municipale de la ville de Montbrison, alors place forte armée pour se défendre elle-même ; vous reconnaîtrez sans doute que ce n'était pas une raison suffisante pour l'inclure "dans un lot de vieux métaux". Dans ces conditions on peut trouver odieux le prétexte donné "une distribution de pommes de terre aux indigents" ; je ne savais pas la ville de Montbrison aussi ridiculement pauvre.

Je ne puis que transmettre le dossier à M. le Directeur général de l'architecture, dont je dépends.
Veuillez croire…
(8)

Intervention au Ministère

Après avoir fait la leçon au Préfet, le Conservateur s'adresse à Paris en faveur du canon. Le 3 mai 1956, une réponse arrive du Ministère. Le sous-directeur des Monuments historiques (un service du Secrétariat d'Etat aux arts et lettres, dépendant lui-même du ministère de l'Education nationale) déclare que la vente est "regrettable". Pour que le canon puisse être considérer comme inaliénable, il demande au Conservateur de fournir la preuve qu'il ait été affecté à perpétuelle demeure à un édifice ou à un ouvrage faisant partie du domaine public (9). Et de plus il exige une photographie. Quel édifice public ? Le donjon de la colline est à bas depuis longtemps. Quant au cliché, comment le réaliser ? Le canon est vendu depuis trois mois et, peut-être, déjà fondu !

Le 10 mai, Gabriel Brassart répond au directeur général de l'Architecture. Désabusé, il plaide une dernière fois - pour le principe - la cause du canon de la Saint-Aubrin. Cette missive apporte quelques détails nouveaux sur l'affaire :

Le canon dont il s'agit était sur la butte qui domine la ville, le Mont Brison, emplacement de l'ancien château, depuis très longtemps - mes souvenirs personnels remontent à plus de soixante ans, et c'est peu - et il servait à l'annonce des fêtes par des salves d'artillerie.

Sans l'avoir jamais vu, je connaissais son existence et depuis longtemps j'avais demandé son transfert au musée de la ville. Mais à la suite, d'abord du changement de la municipalité, puis récemment du départ de l'architecte de la ville, personne ne semble s'être rappelé ma demande et j'ai appris par les journaux sa vente aux vieux métaux. Je suis allé le voir à Saint-Etienne chez le négociant qui l'avait acheté, Bertrix, avenue Thiers, n° 20, et après avoir constaté le grand intérêt de l'objet en lui-même, j'ai demandé, par écrit, le 25 janvier 1956, à la Ville de le reprendre. Il paraît que la municipalité a refusé de revenir sur sa décision ; le 11 février seulement le maire, rencontré dans la rue, m'a dit de vive voix le rejet de ma demande. J'ai écrit au Préfet de la Loire le 13 février, il m'a répondu seulement le 26 mars.

Je n'ai malheureusement pas de photographie et je n'en connais point.

Veuillez agréer…
(10)

Combat perdu : bradé au poids du métal

Ce combat perdu nous paraît assez significatif. Cette affaire oppose le conservateur, érudit désintéressé et soucieux de préserver les restes du passé, à des élus, peu sensibles à l'histoire et préoccupés surtout de l'immédiat. Il semble bien que le conseil municipal, malgré les arguments pertinents de Gabriel Brassart, ait cru se déjuger en reconnaissant une erreur. Et il fait traîner les choses…

Quant à l'administration, lente et lourde, elle s'abrite derrière la décision du conseil municipal de Montbrison. Que pensez de l'enquête faite par le Préfet ? Il s'agit probablement d'un simple entretien avec le maire de Montbrison. Et pour faire donne mesure, on indique que le produit de la vente a permis de secourir les pauvres : une distribution de pommes de terre aux nécessiteux ! Mais Gabriel Brassart ne semble pas dupe. Constatons qu'il a fait son devoir de conservateur avec fermeté et courtoisie. Quelques années plus tard, sous la même municipalité, la plus grande partie de la commanderie Saint-Jean-des-Prés - le plus vieux monument de la ville - sera démolie.

De multiples questions restent posées ? Dans ce dossier, aucune allusion n'est faite à la Diana. La vénérable société historique du Forez a-t-elle eu son mot à dire ? Ou bien, a-t-elle voulu rester prudemment à l'écart ? Les relations personnelles entre les divers protagonistes étaient-elles bonnes ? Enfin, la ville de Montbrison a-t-elle fait un marché avantageux ? Il semble que non. Gabriel Brassart a relevé dans son dossier un entrefilet du Figaro du 15-16 septembre 1956 (page 1, colonne 3) :

Un canon du XVIIe siècle repêché dans la Manche par un chalutier est acheté par le musée de la Marine.

Boulogne-sur-Mer. - 14 septembre. Le musée de la Marine vient d'acquérir, pour 152 000 francs, un canon de bronze du XVIIe siècle repêché dans les filets du chalutier boulonnais Saint-Michel.


et il a rajouté au crayon cette note vengeresse :

J'ai montré ce numéro du Figaro au maire de Montbrison, André Mascle, vers la fin de septembre. La ville de Montbrison a vendu son canon au poids du bronze, 25 000 francs environ, à ce que j'ai entendu dire (11) .

Le conservateur du musée d'Allard avait de la suite dans les idées. Et aujourd'hui, il nous semble bien dommage qu'ainsi ait définitivement disparu le canon de la Saint-Aubrin. Cette pièce avait peut-être servi à la défense de Montbrison lors du fameux siège du baron des Adrets, un événement profondément ancré dans la mémoire collective des Montbrisonnais.

                                                                                                                   Joseph Barou

(1) Gabriel Brassart (1888-1978), imprimeur du Journal de Montbrison jusqu'en 1944. érudit amoureux des arts, historien, violoncelliste et peintre de talent. Il a été, pendant longtemps, conservateur du musée de Montbrison et membre de plusieurs sociétés savantes : Société française d'archéologie, Société des antiquaires de France…

(2) Compte rendu du conseil municipal du 17 janvier 1956, archives municipales de Montbrison.

(3) Son action nous est connue grâce au dossier qu'il a constitué et qui figure aujourd'hui dans les archives de la Diana sous le titre "Canon de la Saint-Aubrin" (fonds Brassart).

(4) Lettre de M. Brassart au Préfet de la Loire du 13 février 1956.

(5) Gabriel Brassart a conservé un double de la lettre adressée au maire de Montbrison. Dans la marge il a noté au crayon : J'ai été alerté par un article par un article de Mme Fournier dans la Dépêche. J'avais déjà à plusieurs reprises demandé ce canon pour le musée mais je ne l'avais pas vu. Le maire a trouvé mal qu'on m'ait donné ces indications.

(6) Lettre de M. Brassart au Préfet de la Loire du 13 février 1956.

(7) Lettre du secrétaire général de la préfecture de la Loire à M. Brassart du 26 mars 1956.

(8) Lettre de M. Brassart au préfet de la Loire du 29 mai 1956.

(9) Lettre du directeur général de l'Architecture à M. Brassart du 3 mai 1956.

(10) Lettre de M. Brassart au directeur général de l'Architecture du 10 mai 1956.

(11) Dosssier "Canon de la Saint-Aubrin", fonds Brassart, archives de la Diana.

[extrait de Village de Forez n° 115, avril 2012]

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(Conseil municipal du 17 janvier 1956)
archives municipales de Montbrison

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(fonds Brassart,archives de la Diana)

(fonds Brassart,archives de la Diana)

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La prise de Montbrison par le baron des Adrets, un événement profondément ancré
dans la mémoire collective des Montbrisonnais.

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Gabriel Brassart

(1888-1978)

Marie Joseph Gabriel Brassart est décédé dans la maison familiale de Pierre-à-Chaux, à Montbrison, le 31 août 1978, à l'âge de 90 ans. Gabriel (c'était son prénom usuel) Brassart était une personnalité éminente du Montbrison de l'entre-deux guerres. Il avait succédé à son père, Eleuthère Brassart, à la tête de l'imprimerie familiale et du Journal de Montbrison tandis que son frère, Aimé Brassart, poursuivait une carrière d'avocat. Gabriel Brassart était un érudit amoureux des arts : non seulement historien passionné par le Forez, mais aussi violoncelliste et peintre de talent. Il avait été, pendant longtemps, conservateur du musée de Montbrison. Il participait à plusieurs sociétés savantes : Société française d'archéologie, Société des antiquaires de France… Entré à la Diana en 1912, Gabriel Brassart avait été, comme son père, secrétaire de la société et responsable de son bulletin. La société historique du Forez lui doit plusieurs riches communications concernant l'église Notre-Dame, le prieuré de Saint-Romain, des débris antiques à Moingt, à Savigneux, à Charlieu…
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4 janvier 2016