Le canon de la Saint-Aubrin
Depuis des temps anciens, Montbrison revendique l'évêque
Aubrin comme saint patron. Même si son histoire est un
peu floue, la ville des comtes de Forez l'honore comme il se
doit. La collégiale abrite ses reliques. Une rue et un
centre scolaire portent son nom. Et surtout, sa fête,
en juillet, est l'occasion de réjouissances publiques.
La Saint-Aubrin est certainement l'une des plus anciennes fêtes
patronales de la région.
Dans les villages, de grand matin ou la veille à la tombée
du jour, la fête patronale était annoncée
par l'explosion de gros pétards. Pour marquer le début
des festivités, à Montbrison, - noblesse oblige,
c'est une ville -, des coups de canon étaient tirés
de la colline du Calvaire.
Anciennement, les Montbrisonnais utilisaient pour cela un vénérable
engin : le canon de la Saint-Aubrin. L'usage s'est perpétué
jusqu'à la fin du XIXe siècle puis la vieille
bouche à feu a été délaissée.
Elle a été abandonnée, sur la colline,
là-haut, au pied des croix. Mais de vieux Montbrisonnais
en avaient entendu parler
Le conservateur du musée
d'Allard, Gabriel Brassart (1),
homme savant et amoureux du passé, avait même,
à plusieurs reprises, demandé que ce canon rentre
dans les collections de la ville. En vain.
Un
lot de vieux métaux
Et
voilà qu'un beau jour de janvier 1956, le canon de la
Saint-Aubrin, silencieux depuis longtemps, fait parler de lui.
Marguerite Fournier-Néel écrit dans le quotidien
La Dépêche que la municipalité s'en est
débarrassée comme d'un déchet encombrant
!
En effet, le 17 janvier 1956, le conseil municipal de Montbrison
s'était réuni sous la présidence du maire,
André Mascle. Parmi les questions à l'ordre du
jour figurait une autorisation d'encaisser à donner au
receveur municipal pour la vente de vieux métaux. Citons
le bref compte rendu officiel :
Monsieur Bayle, adjoint délégué,
informe le conseil municipal qu'un lot de vieux métaux
a été récupéré, soit à
l'occasion de modification d'installations existantes, de réfections
de réseaux, etc.
Ces déchets encombrent les ateliers des services techniques
et il conviendrait de les aliéner au plus tôt afin
d'en tirer profit.
Le conseil municipal après en avoir discuté et
délibéré
- autorise la mise en vente du lot de vieux métaux en
question
- charge Monsieur Bayle, adjoint, d'en organiser la vente au
mieux des intérêts de la commune
- autorise le receveur municipal en encaisser le produit de
cette aliénation. (2)
Tout
est dit en peu de mots : le canon part à la ferraille.
Stupéfait, le conservateur du Musée d'Allard se
précipite à la mairie. Il ne réussit pas
à voir le maire mais rapporte néanmoins quelques
informations. C'est bien le canon de la Saint-Aubrin qui a été
vendu en même temps que des ferrailles variées.
Il est déjà à Saint-Etienne, au 20, avenue
Thiers, chez Bertrix, négociant en vieux métaux.
Gabriel Brassart va faire tous ses efforts pour sauver cette
relique du passé (3).
Un
canon fort joli
Le
25 janvier, M. Brassart se rend à Saint-Etienne pour
examiner ce fameux canon qu'auparavant, il n'a jamais vu. C'est
une belle pièce, digne d'intérêt :
Un canon en bronze de la fin du
XVIe siècle. Ce canon est fort joli, la volée
est ornée de cannelures parallèles, le milieu
du corps porte une tête d'enfant, des rinceaux sortent
de sa bouche et se dirigent vers la culasse (4).
Le jour même de sa visite au ferrailleur M. Brassart écrit
au maire de Montbrison en qualité de conservateur du
musée d'Allard :
Musée d'Allard Montbrison le 25 janvier 1956
Monsieur
le Maire,
Suivant les indications que vous m'avez fait remettre je suis
allé aujourd'hui 25 janvier 1956 à 8 heures et
demie voir le canon du Calvaire chez M. Bertrix, avenue Thiers,
n° 20, à Saint-Etienne.
Ce canon paraît bien de la fin du XVIe siècle et
il est très possible qu'il ait fait partie de l'artillerie
de notre ville, sous la Ligue, comme le veut la tradition.
Je demande qu'il soit déposé au musée d'Allard.
Veuillez croire à mes sentiments les plus dévoués
(5)
.
Apparemment
le courrier reste sans réponse. Et le 13 février
1956, M. Brassart s'adresse au Préfet de la Loire pour
le même objet. Il résume l'affaire et fait état,
cette fois, de sa fonction de Conservateur des antiquités
et objets d'art du département de la Loire. Il décrit
le canon :
ancien, en bronze, qui après
avoir servi, d'après la tradition, à la défense
de la ville pendant les guerres de la Ligue, était affecté
aux salves de réjouissances pour les fêtes publiques,
14 juillet, visite du Président de la République,
fête locale
Il s'agit d'une uvre d'art et
d'un souvenir historique
(6).
M.
Brassart demande l'annulation de la délibération
municipale car les objets mobiliers affectés à
un service public et spécialement les objets d'art sont
inaliénables
Vendu
pour une distribution de pommes de terre aux indigents
La
réponse de la Préfecture arrive seulement un mois
et demi plus tard, le 26 mars 1956. Et elle est bien décevante.
Au nom du préfet, le secrétaire général
expose qu'une enquête a eu lieu et que le sort du canon
est scellé. Ce vestige du
passé qui restait à l'abandon au sommet de la
colline du Calvaire a été vendu
régulièrement. La délibération municipale
a été approuvée par le sous-préfet
le 27 janvier 1956 et elle ne peut être annulée.
D'ailleurs le produit de cette aliénation
a été consacré au financement d'une distribution
de pommes de terre aux indigents de la commune
Aucune mesure conservatoire ne peut être prise, cet
objet n'étant ni classé parmi les monuments historiques
ni inscrit à l'inventaire supplémentaire
(7).
Gabriel Brassart ne se tient pas pour battu et le 29 mars 1956,
il réplique au préfet par une missive très
ferme où percent l'indignation et l'ironie :
Monsieur le Préfet,
Je
vous remercie de votre lettre du 26 mars en réponse à
la mienne du 13 février. permettez-moi de vous faire
remarquer que vous ne répondez nullement au cas envisagé
; il ne s'agit pas d'un objet classé (sans parler d'un
inventaire supplémentaire pour les objets immobiliers),
il s'agit d'un objet inaliénable à cause de son
affectation à un service public et de son caractère
artistique ; c'est le cas d'une cloche dans le clocher d'une
église que le maire n'a pas le droit de vendre. Et si
cet objet est remarquable non seulement par sa date, le XVIe
siècle, mais aussi parce qu'il est le plus ancien souvenir,
la plus ancienne relique de l'administration municipale de la
ville de Montbrison, alors place forte armée pour se
défendre elle-même ; vous reconnaîtrez sans
doute que ce n'était pas une raison suffisante pour l'inclure
"dans un lot de vieux métaux". Dans ces conditions
on peut trouver odieux le prétexte donné "une
distribution de pommes de terre aux indigents" ; je ne
savais pas la ville de Montbrison aussi ridiculement pauvre.
Je ne puis que transmettre le dossier à M. le Directeur
général de l'architecture, dont je dépends.
Veuillez croire
(8)
Intervention
au Ministère
Après
avoir fait la leçon au Préfet, le Conservateur
s'adresse à Paris en faveur du canon. Le 3 mai 1956,
une réponse arrive du Ministère. Le sous-directeur
des Monuments historiques (un service du Secrétariat
d'Etat aux arts et lettres, dépendant lui-même
du ministère de l'Education nationale) déclare
que la vente est "regrettable". Pour que le canon
puisse être considérer comme inaliénable,
il demande au Conservateur de fournir la preuve qu'il
ait été affecté à perpétuelle
demeure à un édifice ou à un ouvrage faisant
partie du domaine public
(9). Et de plus il exige une photographie. Quel édifice
public ? Le donjon de la colline est à bas depuis longtemps.
Quant au cliché, comment le réaliser ? Le canon
est vendu depuis trois mois et, peut-être, déjà
fondu !
Le 10 mai, Gabriel Brassart répond au directeur général
de l'Architecture. Désabusé, il plaide une dernière
fois - pour le principe - la cause du canon de la Saint-Aubrin.
Cette missive apporte quelques détails nouveaux sur l'affaire
:
Le canon dont il s'agit était
sur la butte qui domine la ville, le Mont Brison, emplacement
de l'ancien château, depuis très longtemps - mes
souvenirs personnels remontent à plus de soixante ans,
et c'est peu - et il servait à l'annonce des fêtes
par des salves d'artillerie.
Sans l'avoir jamais vu, je connaissais son existence et depuis
longtemps j'avais demandé son transfert au musée
de la ville. Mais à la suite, d'abord du changement de
la municipalité, puis récemment du départ
de l'architecte de la ville, personne ne semble s'être
rappelé ma demande et j'ai appris par les journaux sa
vente aux vieux métaux. Je suis allé le voir à
Saint-Etienne chez le négociant qui l'avait acheté,
Bertrix, avenue Thiers, n° 20, et après avoir constaté
le grand intérêt de l'objet en lui-même,
j'ai demandé, par écrit, le 25 janvier 1956, à
la Ville de le reprendre. Il paraît que la municipalité
a refusé de revenir sur sa décision ; le 11 février
seulement le maire, rencontré dans la rue, m'a dit de
vive voix le rejet de ma demande. J'ai écrit au Préfet
de la Loire le 13 février, il m'a répondu seulement
le 26 mars.
Je n'ai malheureusement pas de photographie et je n'en connais
point.
Veuillez agréer
(10)
Combat
perdu : bradé au poids du métal
Ce
combat perdu nous paraît assez significatif. Cette affaire
oppose le conservateur, érudit désintéressé
et soucieux de préserver les restes du passé,
à des élus, peu sensibles à l'histoire
et préoccupés surtout de l'immédiat. Il
semble bien que le conseil municipal, malgré les arguments
pertinents de Gabriel Brassart, ait cru se déjuger en
reconnaissant une erreur. Et il fait traîner les choses
Quant à l'administration, lente et lourde, elle s'abrite
derrière la décision du conseil municipal de Montbrison.
Que pensez de l'enquête faite par le Préfet ? Il
s'agit probablement d'un simple entretien avec le maire de Montbrison.
Et pour faire donne mesure, on indique que le produit de la
vente a permis de secourir les pauvres : une distribution de
pommes de terre aux nécessiteux ! Mais Gabriel Brassart
ne semble pas dupe. Constatons qu'il a fait son devoir de conservateur
avec fermeté et courtoisie. Quelques années plus
tard, sous la même municipalité, la plus grande
partie de la commanderie Saint-Jean-des-Prés - le plus
vieux monument de la ville - sera démolie.
De multiples questions restent posées ? Dans ce dossier,
aucune allusion n'est faite à la Diana. La vénérable
société historique du Forez a-t-elle eu son mot
à dire ? Ou bien, a-t-elle voulu rester prudemment à
l'écart ? Les relations personnelles entre les divers
protagonistes étaient-elles bonnes ? Enfin, la ville
de Montbrison a-t-elle fait un marché avantageux ? Il
semble que non. Gabriel Brassart a relevé dans son dossier
un entrefilet du Figaro du 15-16 septembre 1956 (page
1, colonne 3) :
Un canon du XVIIe siècle
repêché dans la Manche par un chalutier est acheté
par le musée de la Marine.
Boulogne-sur-Mer. - 14 septembre. Le musée de la Marine
vient d'acquérir, pour 152 000 francs, un canon de bronze
du XVIIe siècle repêché dans les filets
du chalutier boulonnais Saint-Michel.
et il a rajouté au crayon cette note vengeresse :
J'ai montré ce numéro
du Figaro au maire de Montbrison, André Mascle, vers
la fin de septembre. La ville de Montbrison a vendu son canon
au poids du bronze, 25 000 francs environ, à ce que j'ai
entendu dire (11)
.
Le
conservateur du musée d'Allard avait de la suite dans
les idées. Et aujourd'hui, il nous semble bien dommage
qu'ainsi ait définitivement disparu le canon de la Saint-Aubrin.
Cette pièce avait peut-être servi à la défense
de Montbrison lors du fameux siège du baron des Adrets,
un événement profondément ancré
dans la mémoire collective des Montbrisonnais.
Joseph
Barou
(1) Gabriel Brassart
(1888-1978), imprimeur du Journal de Montbrison jusqu'en 1944.
érudit amoureux des arts, historien, violoncelliste et
peintre de talent. Il a été, pendant longtemps,
conservateur du musée de Montbrison et membre de plusieurs
sociétés savantes : Société française
d'archéologie, Société des antiquaires
de France
(2) Compte rendu du conseil
municipal du 17 janvier 1956, archives municipales de Montbrison.
(3) Son action nous est
connue grâce au dossier qu'il a constitué et qui
figure aujourd'hui dans les archives de la Diana sous le titre
"Canon de la Saint-Aubrin" (fonds Brassart).
(4) Lettre de M. Brassart au Préfet de la Loire du 13
février 1956.
(5) Gabriel Brassart
a conservé un double de la lettre adressée au
maire de Montbrison. Dans la marge il a noté au crayon
: J'ai été alerté par un article par un
article de Mme Fournier dans la Dépêche.
J'avais déjà à plusieurs reprises demandé
ce canon pour le musée mais je ne l'avais pas vu. Le
maire a trouvé mal qu'on m'ait donné ces indications.
(6) Lettre de M. Brassart
au Préfet de la Loire du 13 février 1956.
(7) Lettre du secrétaire
général de la préfecture de la Loire à
M. Brassart du 26 mars 1956.
(8) Lettre de M. Brassart au préfet de la Loire du 29
mai 1956.
(9) Lettre du directeur
général de l'Architecture à M. Brassart
du 3 mai 1956.
(10) Lettre de M. Brassart
au directeur général de l'Architecture
du 10 mai 1956.
(11) Dosssier "Canon
de la Saint-Aubrin", fonds Brassart, archives de la Diana.
[extrait
de Village de Forez n° 115, avril 2012]
*
* *
(Conseil municipal du 17 janvier 1956)
archives municipales
de Montbrison
*
* *
(fonds
Brassart,archives de la Diana)
(fonds
Brassart,archives de la Diana)
*
* *
La
prise de Montbrison par le baron des Adrets, un événement
profondément ancré
dans la mémoire collective des Montbrisonnais.
*
* *
Gabriel
Brassart
(1888-1978)