Antoinette
Montet
(1735-1828)
LA TANTE
NOTICE HISTORIQUE
SUR
ANTOINETTE MONTET
fondatrice du Séminaire de Verrières (Loire)
Sur les limites de l'Auvergne, au sud-ouest de Montbrison, un peu
à gauche de la route départementale qui mène de
cette ville à celle d'Ambert, se développe, de la manière
la plus accidentée, un pays peu connu et bien singulier. On dirait
une contrée d'Ecosse apportée sous le ciel de la France.
Un climat froid et nébuleux, des rochers gris et nus élevant
leurs pointes au milieu des pâturages, des eaux abondantes suintant
de partout en filets perdus; l'hiver, une épaisse couche de neige
; l'été, de maigres récoltes autour des rochers
dissimulés alors par les églantiers et les houx, et au-dessus
de tout, une vaste et sombre couronne de bouleaux tremblants et de noirs
sapins, tels sont les traits frappants de ce paysage. Un ravin profond
descendant de l'Ouest à l'Est en varie l'uniformité ;
il donne naissance à un petit ruisseau, qui, de rochers en rochers,
suivant les contours du vallon, va se briser contre les premières
assises du château du Rousset, vieux manoir de la grande famille
de Damas, et après avoir traversé la plaine du Forez,
se perd dans la Loire.
Le fond du vallon se relève un moment en forme de promontoire,
à I'angle de deux ravins. C'est la qu'est bâti le petit
village de Gumières, composé de cinquante feux peut-être.
C'est un amas irrégulier de chaumières, à peine
élevées d'un étage, mal éclairées
par de rares et petites fenêtres, grises comme la pierre et le
sol avec lequel elles se confondent par la couleur.
Le groupe allongé des maisons est dominé par un clocher
large et solide, d'une architecture lourde et grossière: l'église,
au devant de laquelle il forme un porche, est un petit vaisseau à
trois nefs, avec colonnes et fenêtre du 15e siècle : mais
on à peine à y reconnaître la manière grandiose
de l'époque ogivale : la rigueur du climat, la fureur des orages,
la modicité des ressources, tout a dû contribuer à
arrêter l'élan de l'édifice et tenir ses voûtes
abaissées.
Ce qu'est aujourd'hui ce petit village, il l'était au dernier
siècle, époque à laquelle commence notre récit.
Dans l'un des hameaux disséminés autour du village
et dont l'aspect est encore plus humble, Ie 9 août 1735, naquit
une fille que l'Eglise baptisa sous Ie nom d'Antoinette : son père
s'appelait Jacques Montet : il jouissait d'une aisance relative ; possesseur
d'un petit domaine, il avait un troupeau, des moutons, des vaches, mais
ce n'était point à cela qu'il devait sa considération.
II était probe, honnête et surtout chrétien. Dans
cette contrée éloignée des grands centres, éloignée
de ces puissantes institutions monastiques qui seules alors travaillaient
à l'instruction des pauvres, le peuple n'était pas lettré.
Le bon paysan de Gumières ne put donc songer à donner
à sa fille et à ses autres enfants, une instruction dont
il ne connaissait pas le prix. Tout se borna à des principes
de lecture. Mais la jeune Antoinette reçut de ses parents et
du curé du village, une connaissance complète de la doctrine
chrétienne, connaissance plus rare aujourd'hui peut-être,
malgré tout l'éclat des corps enseignants, qu'à
cette époque ou la science du cathéchisme primait toutes
les autres et formait au moins des sujets soumis et des hommes laborieux
et chrétiens.
Antoinette Montet en profita d'une manière merveilleuse, puisque,
s'il faut en croire les souvenirs recueillis sur les lieux, elle fut
remarquée, dès son jeune âge, par une conduite pieuse
et raisonnable. Elle grandit au sein de sa famille, et selon l'usage
invariable du pays, on lui confia la garde d'un troupeau, dès
que sa force l'en rendit capable.
Nous n'avons rien à dire de cette époque de sa vie : elle
commençait dans Ie calme une carrière qui plus tard devait
être livrée à des agitations que rien n'aurait dû
faire prévoir ; nous hésitons presque à raconter
un événement qui fera sourire plus d'un lecteur; mais
puisque ce fait est vivant dans la mémoire des vieillards de
cette commune, nous Ie raconterons dans sa simplicité. Dieu ne
marque-t-il pas de traits particuliers ceux qu'il destine à ses
oeuvres ?
Antoinette avait seize ans : un jour de printemps qu'elle gardait son
troupeau dans un pâturage isolé au milieu des bouleaux
et des sapins, elle vit tout-à-coup apparaître un jeune
homme élégant et d'une tournure séduisante ; il
s'avançait vers elle, et sans doute ses paroles et ses manières
révé1èrent à l'innocente jeune fille des
intentions criminelles. Elle se précipita à genoux, tendit
les mains au ciel, en s'écriant : "O Marie ! 0 ma mère
! je ne veux jamais être qu'à vous !" Elle se releva
: Ie jeune homme avait disparu. Ce fut, croit-on, à cette époque,
qu'elle se consacra au Seigneur par Ie voeu de chasteté perpétuelle.
Quelques années encore, elle vécut au milieu de sa famille,
dans Ie travail simple et pauvre, consolant ceux qu'elle aimait, par
sa présence, ses paroles, sa conduite, de toutes les rigueurs
de la vie, répandant autour d'elle Ie calme parfum de la vertu
modeste et écoutant dans la sereine tranquillité des champs
les inspirations qui du ciel descendent comme une rosée sur Ie
coeur pur et bien intentionné. Longtemps elle se crut appelée
à la vie religieuse : elle ne s'en rendait pas compte, mais les
rares qualités dont elle était douée, cherchaient
un champ plus vaste ; l'élévation naturelle de son esprit,
Ie courage de son coeur, l'intrépidité de son âme,
unies à une santé merveilleuse, à une gaieté
vive, à une ardente piété, tout la poussait à
échanger sa vie retirée contre une existence de zèle
et de dévouement. Elle songea donc et longtemps à embrasser
la vie religieuse dans quelque ordre enseignant : nous ne savons ce
qui mit obstacle à l'accomplissement de son désir.L'occasion
lui manqua-t-elle ? Ses parents s'y opposèrent-ils? qui Ie sait
? ne fut-ce pas plutôt la Providence qui la retint dans cette
contrée où elle lui réservait une sainte mission
?
Cependant Ie soin des troupeaux ne pouvait plus suffire à
un caractère de cette trempe. Elle avait vu grandir auprès
d'elle la fille de son frère aîné : elles étaient
presque du même âge, mais Antoinette avait formé
l'âme de sa nièce sur la sienne, par leurs rapports continuels,
par leur vie commune, par les qualités saillantes qui lui donnaient
une influence irrésistible autour d'elle. La nièce et
la tante se trouvant avoir les mêmes désirs en entreprirent
ensemble l'exécution. Elles quittèrent la maison natale
et vinrent du hameau au village : il leur fallait être plus près
de la maison de Dieu pour satisfaire leur piété et arriver
au résultat qu'elles cherchaient.
II n'y avait dans la pauvre paroisse aucune école, elles entreprirent
de combler celte lacune en donnant elles-mêmes des leçons
; il n'y avait aucun secours pour les malades indigents, elles consacrèrent
leur vie à les soulager. On vit donc ces deux personnes, moins
unies encore par Ie sang quo par la charité s'établir
ensemble dans une maison du village, et bientôt leur présence
y fut si précieuse, leur bonne influence si continuelle, que
tout ce peuple, adoptant Ie langage de la nièce à 1'egard
d'Antoinette, l'appela comme elle : Tante. Leur maison devint pour tous
la maison de la Tante. Allez aujourd'hui, après un siècle,
dans cette localité inconnue, demandez à qui vous voudrez
la maison de la Tante et les enfants vous la montreront. Elle n'est
plus cependant entre les mains de la famille Montet, mais il se passa
dans cette humble demeure de si admirables choses, que Ie souvenir ne
peut s'en effacer.
Les enfants du village accoururent en foule aux leçons des humbles
filles : sans instruction elles-mêmes elles obtinrent d'étonnants
succès : l'influence de leurs vertus, la douceur et l'aménité
de leur caractère, développèrent dans cette jeunesse,
un esprit de piété, d'ordre et de courageuse patience,
qui produisirent ensuite de merveilleux résultats. C'est un fait
admis dans Ie pays que les enfants, élevés par elles,
sont devenus les personnes les plus sérieuses, les plus instruites
et les plus aisées de cette Paroisse.
Ce dévouement coup chaque jour fixa sur les deux charitables
filles l'attention universelle coup la contrée : un prêtre
vieux et infirme, M. Crocombette, s'était retiré dans
une maison voisine, où il vivait coup son modeste patrimoine
; plus que personne il put et sut comprendre les intentions d'Antoinette
Montet, et quand il vit approcher la fin coup ses douleurs et coup sa
vie, il légua tout ce qui lui restait coup sa petite fortune
à la Tante ; Antoinette n'était plus connue que sous cette
appellation que nous serons heureux coup conserver dans tout ce récit.
II ne pouvait confier à des mains plus fidèles et plus
intelligentes ses pieuses intentions. La Tante, heureuse de plus de
ressources, étendit aussitôt Ier cercle de ses bienfaits
; dès lors il n'y eut plus de malades qu'elle ne visitât
les mains pleines de remèdes et de douceurs ; plus de pauvres
ménagent qu'elle ne pourvut contre les rigueurs de l'indigence
et des hivers ; sa maison devint une espèce d'asile pour toutes
les misères, et plus d'une fois elle abrita et hébergea
pendant longtemps vingt à trente malheureux. Toutes les ressources
dont elle pouvait disposer ne s'élevaient peut-être qu'à
quinze cents francs de valeur actuelle, en revenu: comment donc pouvait-elle
suffire à tant de bienfaits ? Le pays n'y trouvait qu'une explication
: les miracles de la Providence et de la charité ; nous n'essayerons
pas d'en donner une autre.
Cependant le temps courait avec sa rapidité régulière
; pendant que l'humble fille étonnait ce petit pays par son zèle
et sa charité, la monarchie française, tourbillonnant
dans l'ivresse immonde du règne de Louis XV, était arrivée
entre les mains trop faibles du vertueux Louis XVI. L'heure funeste
sonna : une catastrophe générale souleva la société
comme un volcan et confondit, dans une ruine commune, les castes, les
institutions, Ier trône et l'autel, De la capitale la révolution
déborda sur les cités, des cités sur les villages
et jusque sur les campagnes les plus reculées.
En 1790, la Tante avait cinquante-cinq ans ; il y avait longtemps déjà
que sa vie était consacrée au bien ; sa nièce avait
déjà succombée dans les efforts du zèle
et de la charité ; il semble que la vertueuse fille aurait dû
en présence de l'immensité des maux qui arrivaient, pliant
sous Ier poids de l'âge et des fatigues, renoncer à la
vie active et se contenter de servir dans Ier silence Ier Dieu dont
on brisait partout les autels ; mais elle avait conservé toute
la vigueur de sa jeunesse, toute l'énergie de son âme et
elle se crut encore capable de travailler pour son maître et pour
son prochain.
Le Forez ne fut pas oublié par la Révolution ; les commissaires
de la Convention y montrèrent une ardeur incroyable pour le mal
; le tribunal révolutionnaire, siégeant à Feurs,
répandait partout ses agents grossiers, avides et cruels : les
nobles et les prêtres étaient traînes à la
prison et à l'échafaud, les églises pillées,
les cloches brisées et fondues.
Le culte public, conserve par les prêtres assermentés dans
beaucoup de paroisses, en disparut quand la convention, ne voulant plus
ni des constitutionnels, ni des réfractaires, ferma toutes les
églises, interdit toutes les cérémonies. Mais un
grand nombre de prêtres échappèrent aux persécuteurs
et, adoptant le genre de vie des apôtres à l'origine de
l'Eglise, continuèrent à exercer secrètement leurs
saintes fonctions. Dans les villes sous le costume de l'ouvrier, dans
les campagnes sous tous les déguisements, ils ne cessèrent
de fournir à ceux qui le désiraient le secours de leur
ministère.
Les montagnes de l'Ouest du diocèse, habitées par un peu
simple, pauvre et plein de foi, dérobèrent un grand nombre
de prêtres au tribunal de Feurs, et il y avait peu de paroisses
qui n'eussent à leur disposition, des prêtres non assermentés
ou revenus d'une criminelle faiblesse.
La Tante, dans son humble village de Gumières ne manqua pas cette
occasion de dévouement. Sa bonne renommé, la considération
qui l'entourait, firent accourir à elle tous les prêtres
de la contrée ; ils savaient que, dans la sainte industrie de
son zèle, elle leur trouverait un asile et rendrait fructueux
leur ministère persécuté. Bientôt ils furent
six autour d'elle et pour ainsi dire sous sa main, puis ce nombre alla
jusqu'à quatorze ; mais elle se gardait bien de les loger dans
sa maison ; c'eût été Ie moyen certain de les perdre.
Car sa vertu, connue au loin, attira sur elle la surveillance particulière
des séides de Javogues, le sanguinaire proconsul de Feurs : aussi
bien souvent Ie jour et la nuit, des bandes armées envahirent
sa demeure, fouillant partout pour découvrir un prêtre
; la courageuse fille les laissait opérer sans trouble ; son
regard clair et ferme et quelquefois sa parole mordante défiaient
et trompaient les ignobles persécuteurs. C'est que, ses prêtres,
comme elle les appelait, étaient en lieu sûr, l'un dans
une ferme isolée près des grands bois, l'autre dans une
caverne au milieu dos broussailles, celui-ci au milieu des champs sous
la veste d'un laboureur ou sur Ie chevalet du scieur de long, celui-là
à deux ou trois lieues de Gumières, dans une autre paroisse.
On comprendra cependant quelle prudence, quelle discrétion était
nécessaire à la Tante, pour accomplir sa pieuse mission;
quand il y avait un malade dans les environs, quelquefois à de
longues distances, c'était à elle qu'on venait secrètement
demander Ie ministère d'un prêtre. Alors comment discerner
les demandes sincères des pièges perfides? Comment ne
pas se compromettre, même par des questions, tout en voulant pourvoir
à un besoin dont il fallait avant tout constater la réalité
?
II est vrai qu'elle était admirablement secondée par les
habitants du pays ; ils étaient pleins de foi, et elle avait
conquis sur eux, par ses longs bienfaits, un ascendant incontestable
et une confiance sans bornes; leur dévouement n'en connaissait
pas. Fallait-il cacher un prêtre, lui servir de guide, aller en
éclaireur à la découverte des besoins ou des dangers,
ils suivaient les instructions de la Tante et accomplissaient des prodiges
de courage ou d'adresse. Grâce à toutes ses précautions,
Ie prêtre, averti secrètement, par des chemins détournés,
se dissimulant sous des costumes divers, suivi de loin par des amis
pour Ie protéger en cas d'alerte, s'en allait, presque toujours
sûrement, remplir ses augustes mais périlleuses fonctions.
Chaque dimanche, pour satisfaire la piété de son âme
et la foi du peuple, la messe était célébrée
en quelque endroit de la paroisse ou les fidèles pouvaient se
réunir. Pendant la mauvaise saison, une maison, plus souvent
une grange à fourrages devenait Ie temple ou Ie Dieu des catacombes
s'immolait. Pendant l'été, la vaste étendue des
bois, la profondeur des vallons, fournissaient une enceinte plus spacieuse
; mais dans aucun temps la Tante n'aurait permis d'accomplir les saintes
cérémonies, sans prendre toutes les précautions
de la prudence. Elle déployait alors une finesse, une habileté
dont on ne saurait se faire une idée, disposant, comme un général
expérimenté, les sentinelles pour annoncer, de loin et
a temps, Ie moindre danger.
On comprend que nous ne saurions entrer dans Ie détail de tous
les évènements qui agitèrent la vie de cette courageuse
fille pendant tout Ie règne de la Terreur : déjà
Ie temps a couvert de son voile bien des épisodes intéressants
; d'ailleurs, on s'exposerait à des longueurs que notre cadre
ne comporte pas. Qu'il suffise de dire que si jamais son zèle
ne se lassa, jamais aussi sa générosité, son dévouement
et sa prudence ne furent en défaut.
Nous citerons seulement deux épisodes.
L'abbé Perrin était caché dans Ie château
du Soleillant ; comment se laissa-t-il surprendre ? Nous ne pouvons
Ie dire : toujours est-il qu'il tomba entre les mains des agents du
tribunal révolutionnaire. La prison, c'était l'échafaud
au bout de quelques jours. On s'empare de lui, et par des motifs que
nous ignorons, au lieu de l'emmener à Feurs, on Ie dirige enchaîné
vers la petite ville d'Ambert. Cette fatale nouvelle est portée
à la Tante ; elle réunit aussitôt les plus discrets
et les plus intrépides de ses voisins, leur recommande de se
déguiser, de s'armer, et les envoie sur la route que devaient
suivre Ie prêtre et ses gardiens. Entre Saint-Anthème et
Ambert, la route traverse Ie grand bois de la Frétisse ; quand
l'escorte du prisonnier se trouve engagée dans Ie milieu de la
forêt, des fossés du chemin, des bords du bois, du milieu
des broussailles, la figure noircie, sous tous les costumes, armé
de fourches et de fusils, des hommes se lèvent et apparaissent
poussant de grands cris ; l'escorte peu nombreuse hésite devant
cette foule bizarre et menaçante ; on la presse de toutes parts,
on la disperse, on délivre Ie pauvre prêtre sans verser
une goutte de sang, puis tous disparaissent dans les bois. Comme ce
hardi coup de main s'était accompli loin de Gumières et
de la Tante, personne ne soupçonna qui l'avait conçu et
exécuté. Ainsi fut conservé à l'Eglise un
prêtre qui devait l'honorer et la servir. Car nous pensons qu'il
s'agit ici du célèbre abbé Perrin, passé
ensuite en Italie et revenu plus tard à Lyon où il fit
tant de bien en qualité d'aumônier des prisons.
II nous est impossible de donner la date précise de cet évènement
: ceux qui écrivent d'après la tradition éprouvent
souvent cet embarras; il en est de même du fait suivant.
Trois prêtres, de ceux qui vivaient dans Ie rayon de la Tante,
avaient été surpris et enfermés dans Ie monastère
de la Visitation de Montbrison, devenu prison publique : de là
à Feurs, où la guillotine était en permanence,
il n'y avait pas loin. Parmi eux se trouvait l'abbé Périer,
originaire de Périgneux (Loire), qui, depuis longtemps, exerçait
ses fonctions dans Ie pays, après avoir rétracté
Ie serment qu'il avait prêté d'abord ; nous ignorons Ie
nom des autres. Les sauver était une entreprise difficile et
dangereuse; la Tante osa l'essayer.
Elle connaissait le geôlier : tant de fois déjà,
en d'autres occasions, elle avait frappé à cette porte
pour visiter les prisonniers. Car plus l'un de ses prêtres avait
été renfermé dans ce lieu, et toujours elle avait
obtenu de les visiter, de les assister, de les consoler dans leur captivité
; si elle n'avait pu les sauver de la mort, au moins les avait-elle
fortifiés de ses bonnes paroles, tout en les vénérant
comme des martyrs. Le geôlier la connaissait aussi, et comme il
était au fond meilleur que ne le faisaient soupçonner
ses fonctions, il la recevait facilement. C'est le cas de dire que,
douée d'un caractère plein de gaîté et d'entrain,
elle savait au besoin prendre des allures hardies et familières,
pour dissimuler son rôle et arriver à ses fins. Elle l'avait
gagné par son faible, en lui faisant accepter une bonne part
des douceurs qu'elle apportait aux prisonniers. Car pour les secourir,
à défaut d'autres ressources, elle implorait les largesses
de quelques familles riches, qui vivaient encore à Montbrison
; elle en obtenait du vin, du pain blanc, de la viande, quelquefois
des liqueurs fortifiantes, et pour que le concierge laissât arriver
ces secours aux détenus, elle avait soin de lui en faire prélever
une large dîme.
Comme il s'agissait ce jour-là de trois prisonniers et qu'elle
voulait tenter un résultat plus considérable, elle s'approvisionna
plus abondamment qu'à l'ordinaire, et ajouta aux aliments, bon
nombre d'écus de six livres ; ainsi armé, elle arriva
à la geôle à la chute du jour.
C'était à l'époque du siège de Lyon, et
la République usait de toutes ses ressources pour vaincre la
résistance héroïque de cette cité. On avait
appelé toutes les garnisons des villes voisines à l'armée
de Dubois-Crancé et la garde des prisons avait été
confiée aux municipalités. Un seul des gardes municipaux
était en faction quand la Tante arriva ; il ne lui fut pas difficile
de se faire ouvrir la porte extérieure.
- Ah ! ah ! Te voilà la Tante ! lui dit Ie geôlier ; nous
avons de tes amis en cage.
- Et vous m'attendiez, n'est-ce pas, citoyen?... Et en avez-vous bien
soin... coup mes amis ?...
- Ta, ta, ta !... aujourd'hui ici, demain à Feurs, après-demain...
ici Ie geôlier fit un geste à la vue duquel la tante put
à peine dissimuler un frisson.
- Les pauvres gens ! dit-elle ; mais au moins vous me permettrez bien
de les voir et de les réconforter un peu.
En même temps elle montrait au geôlier ses vastes poches
bourrées de provisions et d'où sortaient les têtes
de deux bouteilles: la loge était ouverte, elle entre, dépose
une bouteille, puis une autre et l'engage à goûter.
- Nous trinquerons, dit-il, et mettant deux verres sur la table, il
verse, et s'exclame sur la qualité du vin.
Le coeur plein d'angoisses, la tante lui fait raison, babille avec lui,
verse fréquemment à boire et fait tinter par des mouvements
calculés les écus de six livres qu'elle a apportés.
- Diable ! diable ! dit-il, tu as les poches pleines d'écus,
dans un temps où la république n'a que des assignats !
- Oui, j'en ai, dit la Tante, et ils seront pour toi, citoyen, si tu
veux être bon enfant.
Alors elle entreprend de lui persuader qu'il doit rendre les prêtres
arrêtes à la liberté : elle fait tour à tour
briller devant lui l'innocence du fait, la certitude de l'impunité
et l''appat de la récompense.
- Feignez une maladie subite, une attaque, une colique, donnez-moi les
clefs et pendant qu'on s'empressera autour de vous, je trouverai bien
le moyen de faire échapper les prêtres sans qu'on les aperçoive
: le vin, l'amour du lucre opéraient leur effet.
- Fais comme tu l'entendras, mais si je suis soupçonné
je te dénonce au tribunal.
- Ne craignez rien : laissez-moi agir, et tout se passera sans que vous
puissiez être compromis.
En même temps elle prend les clefs cachées sous Ie traversin
du geôlier, qui lui indique celle de la cellule des prêtres.
Le coeur plein de joie, la Tante court à cette porte, l'ouvre
et voyant les trois captifs à genoux. Levez-vous, leur dit-elle,
vous êtes sauvés ! Plus tard, je vous dirai comment. Mais
pour ne compromettre personne, brisez la serrure, et ne sortez pas que
je ne vienne vous chercher.
- A vous maintenant, dit-elle, revenue à la geôle, à
vous de bien faire votre jeu. Voilà tous mes écus de six
livres : allons, une bonne colique, tordez-vous, criez fort, roulez-vous
sur le sol et je me charge du reste.
Cet homme l'a comprise : voilà qu'il se met à gémir
à pousser des hurlements épouvantables ; il s'agite en
soubresauts, se tord les membres. La Tante court à la porte extérieure
et s'adressant au factionnaire municipal : Au secours ! dit-elle, voulez-vous
laisser mourir le citoyen geôlier ? Entendez ses cris : il s'assommera,
si on ne vient le retenir.
Le garde se précipite, dépose son arme à la porte
de la loge, pour soulever le malade : la Tante le prend par les pieds
et ils parviennent ensemble à le hisser sur son lit. Mais continuant
admirablement son rôle, Ie geôlier gémissait, hurlait,
se tordait de plus belle.
- Attendez-moi, tenez-le bien, je cours chercher l'apothicaire, dit
la Tante... Et elle court à la prison où les prêtres
l'attendaient, après avoir endommagé la serrure Ie plus
possible : en route, leur souffle-t-elle, gagnez la porte derrière
moi et, à minuit, je vous rejoins au bois de la Peyre.
Ils se glissent derrière elle, arrivent en la suivant à
la porte extérieure demeurée entr'ouverte et pendant qu'elle
rentre dans la loge du concierge, les voilà dans la rue sombre
et déserte, puis hors la petite ville, puis sur les chemins détournés
de la montagne.
Peu à peu Ie geôlier se calma, ses cris diminuèrent,
les doses de liqueur que lui administrait la tante, un mot qu'elle lui
souffla, produisirent leur effet ; Ie garde municipal, remit son fusil
à l'épaule, recommença à sa promenade dans
la rue, et la tante, montée sur la petite jument qui la portait
dans ses courses, reprit Ie chemin de Gumières. Dire sa joie
et celle de ceux qui lui devaient la liberté quand ils se retrouvèrent
à minuit, serait impossible.
Le lendemain, on trouva vide la prison des prêtres: la serrure
était disloquée et il fut constaté qu'ils s'étaient
échappés avec bris et effraction. Les grands évènements
qui se passaient alors à Lyon, la surprise, à Saint-Anthème,
du général Nicolas et de ses dragons par un parti de muscadins,
firent oublier cette évasion hardie et empêchèrent
les recherches.
Tant que dura la terreur, la Tante mena cette vie agitée des
mêmes sollicitudes, animée du même zèle et
de la même intrépidité. Et ce n'était pas
sans danger qu'elle se vouait au bien. Non seulement Ie prêtre
était poursuivi, mais tous ceux qui Ie favorisaient tombaient
sous Ie coup de la loi des suspects. Un prêtre avait trouvé
un asile dans une maison de cultivateurs a Lérigneux, petite
paroisse voisine : les agents révolutionnaires arrivent pour
fouiller Ie logis, Ie prêtre s'échappe par une fenêtre
du grenier et gagne les bois d'alentour ; mais, dans sa fuite précipitée,
il a laissé tomber son bréviaire : c'est une preuve convaincante
de sa présence dans la maison et de la complicité des
paysans. On arrête Ie père et la mère Deffarges,
on les enlève à leurs sept enfants; ils sont condamnés
à mort et exécutés. Ce trait fera comprendre à
quels dangers s'exposait chaque jour la Tante et combien il lui fallait
d'adresse et de prudence pour éviter ou détourner les
soupçons.
La chute de Robespierre et le règne du directoire apaisèrent
l'ardeur de la persécution : les terribles décrets ne
furent pas rapportés, Ie culte public ne fut pas autorisé,
mais dans les lieux écartés, au milieu des populations
toutes catholiques, les prêtres purent souvent remplir leurs fonctions.
Un bien petit nombre avait survécu à des luttes si longues
et si sanglantes : Ie recrutement du sacerdoce avait complètement
cessé ; quelques apostasies et beaucoup de martyres avaient réduit
à rien la milice de l'Eglise ; Ie mobilier des temples, les ornements
somptueux, les magnifiques vases sacrés que la piété
des âges passés avait multipliés n'étaient
plus ; les presbytères avaient été vendus ou démolis;
les prêtres sans demeures, sans ressources étaient aussi
dénués que les apôtres de l'Eglise primitive, et
Ie culte qu'ils pouvaient rendre à leur Dieu aussi pauvre que
celui des catacombes. La persécution finie, la Tante consacra
sa vie à la restauration du culte, à la satisfaction des
besoins essentiels des prêtres et à l'espérance
de voir éclore des vocations ecclésiastiques. Là
furent désormais ses soins : sa modeste demeure, son simple mobilier,
sa table frugale étaient toujours à la disposition des
prêtres échappés à l'orage. La vieillesse
était arrivée pour elle, mais sans infirmités,
sans lassitude, sans froideur. Les maux de l'Eglise et la gloire de
Dieu l'intéressaient plus vivement que jamais : son coeur se
désolait surtout à l'aspect du vide immense qui s'était
fait dans les rangs du clergé, et nuit et jour elle rêvait
aux moyens de repeupler Ie sanctuaire d'un nombre suffisant de ministres.
Enfin arriva Ie moment où Ie Génie qui avait comprimé
la Révolution réconcilia la France avec Rome par Ie concordat.
Les églises se rouvrirent: mais ce fut alors qu'apparut désolante
l'insuffisance du nombre des prêtres. La Tante en éprouva
une douleur poignante. Mais que pouvait à cela l'humble fille
? Sa petite aisance s'était grandement diminuée par Ie
dévouement qu'elle avait pratique dans les mauvais jours. N'importe
: il lui semblait sans cesse que Dieu l'appelait à faire quelque
chose pour la diminution du mal. Elle priait, se mortifiait, demandant
au Seigneur de lui faire connaître sa volonté.
II y a à l'église de Saint-Jean-Soleymieux, à une
heure de Gumières, une crypte ou l'on invoque Marie, sous Ie
nom de Notre-Dame-de-Soubsterre. La Tante avait grande confiance à
ce pèlerinage : que de fois aux époques de ses plus grandes
perplexités, n'avait-elle pas invoque avec succès Ie secours
de N.-D.-de-Soubsterre ! Dans son angoisse actuelle, elle se rappela
qu'on n'invoque jamais en vain la Mère de Dieu, et un jour, bien
avant l'aurore, elle entreprit ce pèlerinage, avec Jeanne Chalancon,
pieuse fille, qui était sa servante ou sa compagne et dont nous
tenons cette partie de notre récit. Elles priaient en route,
abrégeant ainsi Ie chemin et cherchant à prévenir
en leur faveur celle qu'elles allaient invoquer. L'aube blanchissait,
la flèche de l'église leur apparaissait, quand tout à
coup la Tante tombe à genoux en s'écriant :
- Ah! voyez, voyez. Sa compagne ne voyait rien, mais elle se garda bien
de troubler la Tante en extase au milieu du chemin et les yeux fixes
dans la direction de l'église. Après quelques minutes
elle se releva, la figure rayonnante de joie. Allons remercier Notre-Dame,
dit-elle, nous sommes exaucées ; je sais ce que j'ai à
faire. Bientôt elles arrivèrent à la crypte, où
elles prièrent longtemps.
Au retour, la Tante, pleine d'une sainte gaîté, raconta
à sa compagne sa vision du matin :
- Tout à coup, lui dit-elle, au-dessus coup la flèche
coup l'église, j'ai vu Notre-Dame, toute brillante d'éclat,
mais avec une figure si bonne, que cette image ne me quittera jamais.
Elle était dans une niche en treillis d'argent ; elle m'a montré,
de sa main, un paysage que je voyais comme je vois les champs qui s'étendent
au bord du chemin. C'était Ie paysage de Verrières avec
son grand clocher et Ie château du Soleillant. Alors elle m'a
dit: c'est là qu'il faut établir un Séminaire,
là que s'alimentera abondamment Ie nombre des prêtres.
- Oh ! ma pauvre Jeanne, que je suis heureuse et que Notre-Dame est
bonne !
Nous donnons Ie fait comme nous l'avons reçu ; illusion ou réalité,
il fut un trait de lumière pour la Tante. Dès Ie lendemain,
elle annonça Ie projet de vendre sa petite propriété,
sans révéler autrement son dessein. Les acquéreurs
se présentèrent en grand nombre, et la vente détaillée
produisit une somme d'environ vingt mille francs.
Trop humble et trop simple pour se croire capable de rien par elle-même,
elle prit ensuite Ie chemin de Verrières, pour charger Ie curé
de cette paroisse de remplir ses intentions. Ce curé était
alors Ie même abbé Périer, qu'elle avait si heureusement
tiré de la prison du district. Elle avait quelques droits de
s'en faire écouter ! La Tante lui raconta ses ardents désirs,
ses longues hésitations et la manière merveilleuse dont
elles avaient cessé, par I'intervention de la Sainte Vierge.
J'ai vendu ce que je possédais, ajouta-t-elle, en voici Ie produit
; employez-le selon les vues de la Providence, à la fondation
d'un séminaire, ici. C'est peu pour commencer, mais Dieu fera
Ie reste.
Ainsi, la pauvre fille s'oubliait elle-même, ne stipulant rien
pour son avenir.
M. Périer ne pouvait repousser un projet si avantageux à
l'Eglise : il reçut quelques élèves dans son presbytère
et dans la maison Duchevalard, qui était attenante, et Ie séminaire
de Verrières fut fondé au moment où des prêtres
zélés en créaient d'autres à Roche, à
Saint-Jodard et à l'Argentière.
Avec l'argent fourni par la Tante, M. Périer acheta Ie château
du Soleillant et une partie de son domaine. Ici l'histoire, toujours
vraie et sévère, est obligée de mentionner que
cette acquisition, d'un local plus vaste, dans un site évidemment
plus favorable à un séminaire, fut détournée
de son but. On eut cependant la précaution de réserver,
en vendant Ie château, Ie droit pour la Tante d'y loger et d'y
vivre jusqu'à la fin de ses jours.
Antoinette Montet était arrivée au terme coup sa vie militante
: soixante et dix ans coup travaux, coup luttes, coup perplexités
avaient passé sur elle : n'avait-elle pas conquis Ie droit coup
vivre dans la paix, à côté coup ce séminaire
qu'elle avait fondé, à la prospérité duquel
elle assistait, qu'elle voyait rempli coup jeunes gens laborieux, dirige
par des maîtres pieux et habiles et fournissant chaque année
à l'Eglise, des prêtres capables coup réparer les
ruines des années précédentes ? II plut à
la Divine Providence de la laisser longtemps encore, comme l'ange de
la Prière, auprès de cet établissement.
Elle vivait donc dans ce château dévasté, auquel
la Révolution n'avait laissé ni meubles, ni tentures,
ni fenêtres closes. Une vaste chambre, la salle à manger
et la cuisine offraient seules un abri contre la rigueur des saisons
: c'était là qu'elle vivait plus pauvrement que dans tout
son passé, se contentant de légumes et de laitage, et
ce ne fut que bien tard, après son arrivée au Soleillant,
que son estomac ne pouvait plus digérer le pain de seigle, il
fallut lui donner Ie pain de froment du séminaire.
Cependant la vieillesse ne put lui faire aimer l'oisiveté, et
là, comme plus tôt à Gumières, elle se consacra
à l'instruction des enfants : on lui envoyait tous ceux des paysans
voisins et elle leur enseignait la lecture et Ie catéchisme.
Tant que sa vue lui permit de distinguer les lettres, elle se livra
à cette occupation, qu'elle ne cessa pas même quand ce
sens périt en elle : on la vit aveugle apprendre encore à
lire aux enfants, et c'est dans cet état qu'elle nous lit connaître
les caractères avec lesquels nous traçons ces lignes.
II nous resterait à parler des vertus qu'elle pratiqua toute
sa vie ; mais comment entrer dans Ie secret de cette âme et connaître
les relations qu'elle eut avec son Dieu ? Sa piété avait
été Ie principe des vertus de son jeune âge, elle
fut son appui dans les luttes de la Révolution et sa consolation
jusqu'à sa dernière heure. Elle priait sans cesse : toutes
les formules des prières chrétiennes lui étaient
familières; Ie chapelet était son délassement et
tant de fois elle en avait égrené les Ave, que Ie pouce
de sa main droite garda jusqu'à sa mort Ie mouvement nerveux
de cette opération. Quand elle eut entièrement perdu la
vue, ce qui arriva vers 1820, il sembla qu'elle s'adonnait plus que
jamais à la prière mentale : sans doute elle ne suivait
pas les règles tracées par les auteurs de Traités
de l'Oraison, mais que de doux entretiens ne devait pas avoir avec son
Dieu, cette pieuse fille, qui l'avait servi lui et les siens, avec tant
de zèle, d'abandon et de courage, pendant un siècle presque
entier.
Sa charité ne s'éteignit pas dans les glaces de la vieillesse
: après la Révolution, comme auparavant, elle ne vécut
que pour obliger ; c'était par charité qu'elle instruisait
encore les enfants, qu'elle visitait les malades, tant que ses forces
Ie lui permirent. Et quand Ie mouvement lui fut impossible, avec quelle
bonté ne recevait-elle pas ceux qui venaient lui demander des
conseils sur leurs affaires, sur leur santé, leur indiquant sur
ce point mille moyens de soulagement, puisés dans sa vieille
expérience ! Devons-nous dire ici, que dans son extrême
décrépitude même, elle fut d'une habileté
surprenante à rétablir les membres disloqués à
réduire les fractures les plus compliquées, de manière
à étonner d'habiles chirurgiens, comme Ie célèbre
docteur Vidal, de Montbrison ? Grâce ou talent, c'est un fait
public et certain.
Nous avons eu l'occasion de parler de son caractère aimable et
joyeux : elle Ie conserva jusqu'à la fin, aimant la réplique
vive et frappante, disant saintement Ie mot pour rire, et n'éloignant
personne par les rudesses de la vertu. Simple comme les enfants, elle
les aimait, les caressait, ouvrait leur intelligence par mille attrayants
récits; elle les amusait même en leur chantant de sa voix
cassée, les contes naïfs et les ballades chrétiennes
de ces montagnes.
Et cependant sa vieillesse fut éprouvée par de cruelles
souffrances : sa vie toujours laborieuse et rude, ses fatigues incessantes
pendant la tourmente révolutionnaire, Ie poids des années,
amenèrent les infirmités et la décrépitude.
Sa taille se courba, ses membres se raidirent, ses muscles perdirent
leur souplesse, son estomac supporta difficilement la nourriture ; alors
elle fut soumise à des faiblesses fréquentes, à
des crampes douloureuses, à des spasmes violents qui la mettaient
souvent à deux doigts du trépas. Mais au milieu de ces
douleurs, sa patience et sa bonne humeur ne l'abandonnèrent jamais
; jamais un mot de murmure ou même de plainte ne sortit de sa
bouche et elle retrouvait sa gaieté dès que la crise était
finie : c'est Ie bon Dieu qui Ie veut, disait-elle à ceux qui
compatissaient à ses souffrances ; il a bien souffert davantage
pour moi. Cette douceur, cette patience, étaient Ie fruit de
la paix de son âme : elle avait servi Ie Seigneur, avec une telle
simplicité, un tel abandon, qu'elle ne pouvait douter de sa tendresse
pour elle.
II est vrai que bien des consolations vinrent tempérer ses peines:
ce séminaire, qu'elle avait tant désiré, tant demandé,
avait grandi rapidement ; celui de Roche, supprimé, lui avait
été uni, et bientôt, il compta jusqu'à trois
cents élèves. Des professeurs laborieux et savants, des
directeurs pieux et zélés, des supérieurs éminents
comme MM. Barou, Roux et Verrier, lui donnèrent une impulsion
vigoureuse à laquelle rien ne manqua, pas même Ie succès.
Le bon esprit des élèves, la force des études,
le genre solide d'éducation, en développèrent au
loin l'influence, malgré l'installation insuffisante de l'édifice
qui n'est sorti de son mauvais état qu'au moment où, vingt
ans après la mort de la Tante, il a été reconstruit
par les libéralités de S. E. Monseigneur le cardinal de
Bonald.
II est plus facile de concevoir que de raconter les consolations de
la Tante en présence de tels résultats. D'ailleurs elle
était visitée sans cesse par les Directeurs de la maison
; ils venaient à elle pleins de vénération, heureux
de la voir, heureux de l'entendre. Les Vicaires généraux
en tournée, les prêtres les plus distingués du diocèse,
ne venaient jamais à Verrières, sans aller auprès
d'elle. L'autorité diocésaine avait permis de célébrer
pour elle les saints mystères dans la chapelle du château,
et le dimanche toujours, la semaine souvent, elle avait le bonheur de
communier. II eût semble cruel, qu'après avoir sauvé
la vie à tant de prêtres, après avoir rendu tant
d'éclatants services à l'Eglise, la pieuse fille eût
été privée, par la faiblesse de l'âge et
l'éloignement de la paroisse, de la consolation des sacrements.
Enfin la Tante avait atteint sa 93e année : l'heure de la récompense
sonnait ; pleine de jours et de mérites, entourée de la
vénération universelle, calme et confiante, elle expira
en souriant Ie jour de la Pentecôte, à cinq heures du soir,
25 mai de l'année 1828.
Ses funérailles eurent lieu Ie mardi suivant, au milieu de la
population entière de la contrée, des élèves
et des maîtres du séminaire, et son corps fut déposé
dans Ie cimetière de l'église de Verrières, devant
Ie portail principal.
II n'y a aucun monument sur cette tombe, mais on se raconte discrètement
que bien des faveurs y ont été obtenues.
LONS-LE-SAUNIER, IMPRIMERIE ET LITHOGRAPHIE
DE H. DAMELET