En 1905, le
"Petit Journal" consacre
un article à la grave crise qui frappe l'Andalousie :
"Les populations rurales d'Andalousie sont en ce moment
plongées dans la plus profonde misère...
Des milliers d'infortunés, exténués par
la misère
et la faim, parcourent
les
routes implorant
la charité
quand ils ne s'emparent pas violemment du bien d'autrui... Dans
les campagnes règne un silence de mort, les populations
refluant vers le centre
des villages.
La terre, sèche, dure, brûlée par les rayons
avides du soleil ne produit plus rien... L'Andalousie n'est
plus qu'un désert... Beaucoup d'ouvriers se nourrissent
uniquement de fruits
de cactus, qui abondent
dans quelques régions..."
|
Jean Antoine
Martinez,
né en 1887 à Vera,
Andalousie ;
naturalisé en 1930 ;
mineur, syndicaliste ;
décédé à Saint-Etienne
en 1953
"
Une grande porte.
C'est la première fois
qu'on voyait ça.
Chapelle du château
de Sourcieux
La petite Hélène
en première communiante
à Boisset-lès-Montrond
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Rue
Philippe-Blanc
"entre
le Crêt de Roc et Fourneyron"
Hélène et Edouard,
heureux retraités
à Montbrison
depuis 1992
Le
château
de Sourcieux
Ce grand domaine
de la plaine du Forez situé près de Chalain-le-Comtal
fut acheté par la famille Balaÿ en 1826.
Christophe Balaÿ y fit construire une belle résidence.
"Le vieux logis
est transformé par les soins d'architectes et d'ouvriers
du bâtiment renommés
en une demeure élégante.
De hautes fenêtres,
une galerie fermée
avec
balustrade,
une tourelle à pans coupés, une toiture ornée
de jacobines !
Et surtout les ornementations en brique, pierre
et céramique lui donnent
un décor d'un charme exquis. Dans le cadre de verdure
et de prairies qui lui font un écrin ravissant, le "château
de Sourcieux" prend des airs
de cottage anglais !
Primitivement, une clôture fermait le parc de la propriété
incluse au milieu des 640 ha de terres. Cette clôture
avait trois murailles : au sud,
à l'ouest et au nord.
Quatre portails monumentaux encadrés de décorations
en briques rouges étaient placés aux quatre angles
du parc... "
La chapelle fut construite après 1850 par l'architecte
Sainte-Marie-Perrin
et décorée comme une église byzantine.
Dans sa crypte sont inhumés les membres
de la famille Balaÿ.
(Marie Grange,
Village de Forez).
Voir aussi
:
textes
et documentation
Joseph Barou
questions,
remarques ou suggestions
s'adresser :
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La misère en Andalousie au début du
XXe siècle
(dessin tiré du Petit
Journal, 1905)
De
l'Andalousie au Forez
Saga d'une famille immigrée
Automne 1943,
la guerre, Saint-Etienne sous les bombes. Placée par les services
sociaux, une petite fille arrive à Chalain-le-Comtal, chez
les Balaÿ, au château de Sourcieux. Elle ouvre de grands
yeux. Episode de la chronique forézienne d'une famille andalouse
: 65 ans plus tard, Hélène Moulin-Martinez se souvient
et raconte
De la mer à la mine
L'histoire débute, il y a longtemps, au fin fond de l'Espagne
avec le père d'Hélène, Jean Antoine Martinez
: Mon père est né en 1887,
sous le règne du roi d'Espagne Alphonse XIII, à Vera,
petit village au bord de la mer, en Andalousie, près d'Almeria.
Il était pêcheur. Dès son jeune âge il travaillait
sur les bateaux pour quelques réaux.
Le village est misérable. Jean Antoine se marie mais, à
30 ans, doit quitter l'Espagne. Il décide
avec d'autres hommes de son village d'aller travailler en France car
les mines étaient en plein essor et réclamaient beaucoup
de main-d'uvre". Il arrive directement à
Saint-Etienne en 1917.
Une association franco-espagnole hébergeait
les célibataires dans un foyer à Méons, et leur
fournissait un certificat de travail. Mon père a travaillé
cinq ans à la mine. Puis il est allé à la Compagnie
électrique dont la première centrale se trouve encore
à La Rivière. Il était rentré comme chauffeur
de chaudières. Des chaudières alimentées
au charbon. Grisaille et froidure du pays stéphanois, bien
loin du ciel bleu d'Andalousie.
Hélène raconte ses souvenirs d'enfant d'une famille
d'immigrés espagnols : l'arrivée du père à
St-Etienne, le dur travail à la mine, le regroupement des familles
et la vie du "ghetto" espagnol.
Elle évoque aussi les gens qui "passaient
par la maison" pendant la guerre d'Espagne, la vie de
quartier, rue Philippe-Blanc, "entre le
Crêt de Roc et Fourneyron", le racisme ordinaire.
Elle parle aussi des convictions et de l'engagement du père
contre l'injustice, de la naturalisation, de l'isolement nostalgique
de sa mère.
Les dames du château
Puis il y a l'épisode du séjour au château de
Sourcieux. En 1943, les services sociaux de Saint-Etienne envoient
les enfants à la campagne à cause des bombardements
et des restrictions. La famille Balaÿ décide d'en recevoir.
Le château était grand. "Ils
avaient dû se dire : "Tiens, deux surs, on va
les prendre toutes les deux."
Deux petites Martinez arrivent donc à Chalain : Hélène
et sa sur Josette. Hélène se souvient comme si
c'était hier de l'accueil au château :
"J'avais 12 ans, ma sur Josette
a 13 mois de moins que moi. Nous sommes parties un car complet d'enfants
de 10-12 ans, garçons et filles. On avait nos noms épinglés
et nos petites valises".
"On a vu arriver une grande dame, bien
élancée, bien mince, avec un béret, en pantalon".
Une femme en pantalon ! Ce n'était pas courant, même
à Saint-Etienne. "Elle devait
avoir la quarantaine. Très distinguée et sûre
d'elle. Elle nous a dit : " Ah ! c'est vous les enfants ! C'est
chez nous que vous venez. " Un abord très agréable.
C'était Mademoiselle Balaÿ. On suit cette dame. On monte
dans un petit tilbury. Un tilbury ? Encore une nouveauté.
La belle dame prend les guides : "Nous
étions, Josette et moi, de chaque côté"
se souvient Hélène.
Ce jour d'automne 1943, la plaine est triste avec un épais
brouillard. " Ah ! nous voilà
arrivées. Une grande porte. C'est la première fois qu'on
voyait ça. Et l'allée du château ! Au bout un
château de légende avec ses tourelles. Ma sur me
disait : Je ne reste pas là, moi. J'ai peur des fantômes.
On repart. Elle voulait repartir déjà. Ce château
dans le brouillard
"
Les arrivantes entrent, pas côté cour mais côté
office. Et apparaît la maîtresse de maison :
Et on voit une dame
âgée habillée en noir, avec une robe longue, un
petit ruban autour du cou, un chignon, la châtelaine : Madame
Balaÿ mère.
Hélène souligne un accueil plein de délicatesse
:
"Elle est venue au devant de nous :
" Les enfants, je suis bien contente de vous recevoir, on va
passer quelque temps ensemble. On passera de bons moments. "
Franchement, c'était une grande dame. Elle se mettait bien
à la portée des gens. Voyant notre timidité,
elle nous a dit : " Venez, les enfants, boire une petite boisson
chaude. "
Première communion
à Boisset-lès-Montrond
Les fillettes apprivoisées, la vie reprend son cours ordinaire
à Sourcieux. Hélène et Josette vont à
école et au catéchisme à Boisset. Arrive, pour
Hélène, le temps de la première communion. "Madame
Balaÿ a tout pris en charge. C'est comme ça que j'ai fait
ma communion. Je suis la seule de la famille à l'avoir fait.
Elle s'est arrangée avec le curé. A Saint-Etienne, on
allait ou on n'allait pas au catéchisme. C'était pas
régulier. Comme c'était Madame Balaÿ, il me l'a
fait faire quand même. Je suis contente de l'avoir faite, finalement,
parce que, pour une petite fille, d'avoir une robe
" Justement la robe, c'est celle d'une des filles
Balaÿ arrangée par la couturière de la maison.
Avec le voile et de belles chaussures. Tout. Hélène
s'en souvient avec émotion : "J'ai
encore la photo."
Bien sûr, l'opposition des situations est totale entre les familles
Martinez et Balaÿ. L'une est étrangère, immigrée
depuis peu, pauvre. Elle va d'un foyer à un quartier populaire
où l'on est "habitué à
vivre les uns sur les autres". L'autre est implantée
de longue date, vit au large dans son château, sur une terre
forézienne qui lui appartient et qu'exploitent ses fermiers.
Chez les Martinez, le père est manuvre au service des
entreprises. Il doit défendre sa place. Chez les Balaÿ,
on est servi. On emploie des domestiques. Hélène a bien
retenu la formule rituelle, et éloquente, qui annonce l'heure
du repas : "Madame est servie."
Deux classes sociales sans mesure commune. La petite Hélène
saisit, ici ou là, le détail comparatif qui en dit long
: "une cuisine immense, trois fois notre
appartement !" Elle sait de quel côté
elle se trouve : lorsqu'il y a réception au château,
elle préfère prendre le repas avec les domestiques.
Avec eux, elle se sent plus à l'aise.
Le séjour d'Hélène au château et sa vie
au sein de sa propre famille n'ont rien de semblable. Les deux récits
pourraient apparaître étrangers l'un à l'autre.
Et pourtant, Sourcieux a compté dans l'histoire d'Hélène.
L'image qu'elle garde de son séjour a contribué, par
contraste, à sa propre vision de son histoire familiale, et
particulièrement de son intégration à la société
française.
L'école de l'intégration
L'école a joué un grand rôle, et Madame Balaÿ
n'y est pas pour rien. Pendant le séjour à Sourcieux,
les surs fréquentent l'école privée de
Boisset. La bonne Madame Balaÿ apporte aux fillettes un attentif
et efficace soutien scolaire. "Je pense
que c'est avec elle que j'ai pris le goût de la lecture",
nous dit Hélène, impressionnée par la bibliothèque
du château "avec plein de livres".
Chez les Martinez, on ne connaît que deux livres. Ils occupent
cependant une grande place : la Bible, que lit le grand-père
maternel, et "Fils du peuple",
de Thorez, que lit le père
Hélène, qui,
à Saint-Etienne, va à l'école laïque des
Frères-Chappe, devait attendre le soir, l'heure où la
nombreuse famille est au lit, pour disposer d'un peu d'espace et de
calme et faire son travail scolaire, sans aide, bien sûr. Pendant
ce temps, son père "lisait son
livre".
Et, malgré la gratitude qu'elle ressent à l'égard
de Madame Balaÿ, Hélène n'en est pas moins admirative
de son père, lui qui, parti de rien, avait voulu s'instruire.
Son père, non seulement, "a appris
à lire le français mais a fait de nous, par sa volonté,
des citoyens français à part entière. Il a tout
fait dans ce sens-là... Quand il était gamin, il a pas
été à l'école. Il a appris à lire
l'espagnol dans la Marine espagnole. Quand il est venu, il savait
lire l'espagnol. Il a appris à lire le français par
l'intermédiaire de ses enfants. Il s'y est vite mis du fait
qu'il travaillait. Je l'admire parce qu'il a appris à lire
tout seul. Il lisait le gros livre de Thorez et les journaux que mes
frères prenaient. Et un journal qui faisait Buffalo Bill en
bandes dessinées : "Vaillant".
Autre facteur d'intégration pour le père : le travail
avec la fréquentation de ses collègues ouvriers français.
Hélène explique : "Autant
mon père a cherché à s'intégrer, autant
c'était difficile pour ma mère. Les hommes s'intègrent
toujours plus facilement. Par le travail." Et par
son engagement politique. Elle précise : " Il était
marqué à l'encre rouge parce que c'était un gars
de gauche."
La mère
Hélène revient longuement sur sa mère. Elle réalise
toutes les difficultés qu'elle a dû affronter : "Mais
ce fut une période plus difficile pour ma mère, qui
aurait préféré rester au milieu des siens. Elle,
toute seule dans cette ville noire. Elle était dans deux pièces
alors qu'elle était habituée à être toujours
dehors comme à la campagne. Ma mère ne s'est jamais
bien adaptée. Elle est restée enfermée chez elle,
avec ses gosses. On s'est retrouvé 13... 6 sont morts très
jeunes... On est 5 filles et 2 garçons. On était habitués
à vivre les uns sur les autres".
Elle revient sur un douloureux combat. La famille partagée
entre le Forez et l'Andalousie : la raison du père tournée
vers le pays d'accueil et le cur de sa mère vers la terre
natale. Mon père a fait venir toute
sa famille. Ma mère a toujours voulu se retrouver avec ses
frères et ses surs. Pour parler. Elle voulait rester
dans son milieu. Mes grands-parents étaient vieux. Ils ne se
sont pas bien habitués. Ils se sont regroupés tous,
là-haut, à St-Priest et ils ont vécu en tas
En ghetto. Avec ma mère on allait souvent à St-Priest
voir ses parents à elle. Ma mère aurait voulu habiter
avec eux. Mon père a dit : "Non ! Je travaille
à St-Etienne. Les enfants sont à l'école
" Mais il a lutté contre sa femme tout le temps. C'est
pour ça que je comprends les étrangers. "
Le père, dans le récit d'Hélène, occupe
une place majeure. C'est lui qui décide de travailler en France
et d'y faire venir les siens. Il veut que sa famille devienne française.
Déterminé, actif, il est admiré par ses enfants.
La mère, elle, parle peu et mal le français, vit recluse
avec sa nombreuse progéniture, ses pensées ailleurs,
en Andalousie. L'image que nous donne Hélène des dames
Balaÿ, mère et fille, est évidemment tout autre.
Deux femmes cultivées, connaissant et pratiquant les bonnes
manières. La mère, "exactement
la châtelaine qu'on avait vue dans nos livres",
veuve, règne sur la maisonnée. La fille, célibataire,
"très distinguée et sûre
d'elle", se prénomme George, porte le pantalon,
conduit un tilbury, fait du vélo, jardine, et exerce un métier
en ville. La description d'Hélène abonde en superlatifs
d'admiration pour ces deux "dames".
Elles représentent pour elle, chacune à leur manière,
la culture, l'indépendance, la modernité. Hélène
avoue "le château, c'est mon meilleur
souvenir".
Finie, la vie de château
Un an plus tard, en octobre 1944, la vie de château se termine.
Retour à Saint-Etienne où la réadaptation est
facile :
"On a repris nos
habitudes, retrouvé l'ambiance familiale. L'école a
recommencé. Il y avait les copains du quartier, la famille
complète. La réadaptation a été facile.
L'école, ça marchait pas trop mal. J'avais passé
le certificat et le concours pour l'école professionnelle.
Je voulais faire dactylo. Mon père était en retraite,
mes deux surs plus jeunes travaillaient déjà
Alors j'ai compris qu'il fallait que j'aille travailler moi aussi".
Et une vie de travail commence pour Hélène Martinez.
Avec ses aléas :
Mon plus mauvais souvenir, c'est quand j'ai quitté l'école
et que je suis rentrée dans le tissage, à Saint-Etienne.
Et après, à 17-18 ans, j'ai été apprentie
vendeuse, ça me plaisait mieux le commerce. Chez Furtos, marchand
de tissu à St-Etienne. Après, chez Leclerc, mais toujours
en prêt-à porter. C'est ce qui m'intéressait.
Je suis comme mon père, quand les gens n'étaient pas
intéressants, je donnais mes trois jours. Dans ce temps on
donnait ses trois jours, et on s'en allait". Puis Hélène
rentre chez Damart et s'y trouve à l'aise : "J'avais
45 ans, j'y ai travaillé 15 ans, jusqu'à ma retraite
J'aimais bien, j'ai toujours aimé le contact."
Cette histoire se continue à
Montbrison où, depuis 1992, vivent Hélène et
son mari Edouard. Ils ont trois enfants et trois petits-enfants. Et
l'un de leur fils est devenu ingénieur à EDF, une situation
dont aurait été très fier Jean Antoine Martinez,
son grand-père, le pêcheur andalou devenu ouvrier dans
la "Ville noire".
Joseph
Barou et Maurice Damon
[La Gazette de la Loire, du 23
janvier 2009]
De
la mer à la mine...
Pour
en savoir plus :
Hélène Moulin-Martinez, "Chronique forézienne
d'une famille andalouse",
Cahiers de Village de Forez, n° 48, 2008,
disponible au Centre social de Montbrison.
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