C'était
le dimanche du 28 mai 1944, du temps de la guerre. Souvent les
avions anglais passaient au-dessus de Montbrison, de Roche,
de Saint-Bonnet, si tu veux. Ils allaient bombarder les lignes
des Boches. A cette époque on les appelait comme ça.
Et une fois, ce
dimanche, à dix heures du matin - ce jour j'étais
à la messe à Saint-Pierre, à côté
[Georges Démariaux parle depuis le Centre social
qui se trouve à deux pas de l'église Saint-Pierre]
-, ça se mit à "baranteler" [faire
un vacarme effroyable] : blon, blon, blon... des explosions.
Il y a quelque chose qui se passe... Les avions passaient, ils
passaient tous les jours... Et puis personne ne savait ce qui
s'était passé.
Et l'après-midi, j'ai mon oncle - le Jean Juian,
le frère de ma mère, celui qui est mort à
103 ans -, il passa à la maison en visite. Il dit à
ma mère :
Eh bien ! tu monteras à Roche ; tu iras voir ta maison.
Tu n'as plus de porte ni de fenêtres. C'est tout passé
dedans ; les gonds sont tombés et, au bourg, il n'y a
plus de croisées, c'est tout par terre. Les vitraux de
l'église sont par terre.
Et le lendemain,
nous sommes montés, de bonne heure, avec mon père,
ma mère, mes soeurs. Et puis, oui, il n'y avait pas de
porte. On avait mis des planches pour boucher le trou, quoi.
Et
en arrivant, j'ai trouvé mes copains. Ils m'ont dit :
viens voir, viens seulement avec nous, nous allons regarder
les trous. Et nous sommes allés sur le pic de Chaudabrit,
là-haut. Il y avait six ou sept entonnoirs et il y avait
des éclats de partout. Moi, j'en ai mis mes pleines poches.
Arrivé à la maison, je me suis fait gronder par
ma mère parce que mes poches
[les saques, le vieux mot patois]
étaient toutes déchirées. J'étais
tout écorché aux cuisses ; ça saignait
de partout : tu avais besoin de ramasser ces saloperies !
Eh bien, ! c'est bien fait pour toi si ça te fait mal
! Et puis c'était comme ça, quoi.
Et
mon oncle, pour parler de lui, c'est un "trompe-la-mort",
lui. Quand il est né, le 7 du mois de janvier 1873...
il est né, il ne devait pas vivre. On l'a baptisé
tout de suite. On l'a baptisé, après ben, il a
fait sa vie, il a fait le métier de son père.
Il était sabotier. Et quand il est parti faire son service,
deux ou trois semaines après, il est revenu, réformé
pour faiblesse de constitution.
Bon, eh bien c'était une sacrée tare à
cette époque quand tu ne faisais pas ton service. Et
puis après il s'est marié. Avant de se marier,
il attrape la diphtérie. Alors la diphtérie c'était
grave à cette époque. Il avait 28, 29... 30 ans.
Je ne me rappelle plus. Ma mère l'a raconté souvent.
Alors il était malade, il avait de la fièvre.
Ils font venir le curé. Le curé dit : il faut
bien faire monter le médecin. Et ils envoient sa
soeur, la Félicie, descendre à la ville pour aller
chercher le médecin. Et la Félicie a pris ses
galoches et est descendue à la ville.
Le
médecin dit : je veux bien monter à Roche mais
il faut me trouver un cheval. Et la Félicie revint
[à Roche].
Chez Martin qui avait un cheval, à côté
- ils étaient en train de faner à Champclose,
ils ne sont rentrés que le soir, et le père Giraud
dit : Oui, demain matin, on ira chercher le médecin.
Et le lendemain matin la Félicie, le père
Giraud attellent la jument au char à bancs pour aller
chercher le médecin. Et le médecin n'était
pas là. Il était parti en visite. Et quand il
est rentré, il a dit : Eh bien ! on va monter à
Roche mais avant il y a des gens au cabinet qui attendent, je
vais les examiner. Et ils ne sont remontés que l'après-midi.
Et le soir : C'est la diphtérie qu'il a, mais c'est
grave ! Enfin on va lui donner des remèdes. Et ils
sont repartis en ville. Ils sont allés à la pharmacie.
Mais à ce moment les pharmaciens ce n'était pas
des épiceries. Il fallait faire les compositions que
le médecin donnait : et tant de grammes d'une chose,
et tant de grammes, et tant de centimètres cube d'une
autre chose... Il fallait du temps. Et le soir ils sont remontés
avec les médicaments. Le lendemain Jean Juian
prit les médicaments. Eh bien ! ça a mieux fait.
Il s'en est bien tiré.
Et
puis après il s'est marié. Bon, il a fait sa vie
avec ses sabots. Et ce jour, ce 28 du mois de mai qu'il montait
à Roche - il montait à pied, bien sûr -
il y avait encore ma grand-mère, à cette époque,
il dit : je vais monter voir ma mère...
Eh
bien ! quand il passa sur le chemin de "la Pallut",
il avait fait deux ou trois cents mètres qu'une bombe
fit un trou, un entonnoir sur ce chemin et mon Jean Juian, il
s'est fait renversé par le souffle et il s'en est bien
tiré. C'est pour ça que je peux dire : c'est un
"tompe-la-mort". Et il est mort il avait 103 ans moins
11 jours et il était "faiblesse de constitution".
*
*
*
Ce dimanche 28 mai, jour de Pentecôte, je me trouvais
comme d'habitude enfant de chur à la messe de dix
heures à l'église Saint-Pierre de Montbrison .
Au moment du sermon, nous entendîmes passer, comme très
souvent, des escadrilles d'avions alliés qui allaient
bombarder les lignes de communication, routes et voies ferrées,
afin de couper l'approvisionnement des troupes allemandes qui
refluaient vers le nord.
Tout à coup, plusieurs explosions se sont fait entendre
au loin. Puis, plus rien. A l'issue de la cérémonie
tout le monde y allait de son commentaire personnel à
propos de cet incident. Mais il s'agissait seulement de suppositions.
Nous n'avons rien su jusqu'au soir, à l'arrivée
de mon oncle, le frère de ma mère. Il était
venu nous dire : C'est à Roche que les bombes sont
tombées, et il n'y a plus ni portes ni fenêtres
sur les façades est et sud des maisons du bourg. Les
vitraux de l'abside de l'église sont aussi tombés.
Et il nous raconte :
J'étais allé voir ma mère (âgée
de 93 ans et qui vivait seule sans aucun confort) et je venais
de quitter le chemin de Trézailles quand les bombes sont
tombées (l'une a coupé le chemin y laissant un
vaste entonnoir). Le souffle m'a couché par terre mais
je n'ai pas eu de mal. Arrivé au bourg, des voisins s'étaient
déjà rendus chez ma mère qui n'avait pas
bien réalisé ce qui s'était passé.
Elle n'avait pas paru très choquée
Le lendemain, lundi de Pentecôte, très tôt,
avec mes parents et mes surs nous prenons la route de
Roche. Il fallait presque trois heures pour y aller.
A la sortie de bois de la Pallut, nous sommes obligés
de contourner le premier entonnoir et nous voyons aussi les
autres. Il y en avait six ou sept depuis le bas du pic de Chaudabrit
jusqu'aux Prés Grands vers le hameau de Seynaud.
Arrivés à la maison, après avoir salué
la grand-mère qui paraissait à peu près
en forme, nous commençons à faire un peu de nettoyage
: ramassage des vitres cassées, des montants de fenêtres
enfoncées
Puis, très vite, je m'échappe
pour rejoindre mes copains de vacances. Et ensemble nous allons
voir, l'un après l'autre, tous les entonnoirs. Heureusement
que toutes les bombes avaient explosé car nous aurions
bien été capables de jouer avec un de ces engins.
Au cours de cette escapade, j'ai, comme les autres, ramassé
des éclats. J'en avais rempli mes poches qui ont toutes
été déchirées par ces morceaux très
coupants. J'ai eu aussi les jambes écorchées mais
je ne me suis pas plaint de ça car, arrivé à
la maison, quelle correction j'ai reçue pour avoir déchiré
mes vêtements !
Roche n'était pas visé par l'aviation alliée.
D'ailleurs des armes et munitions étaient parachutées
aux communaux de Jean-Petit et de Pivadan pour l'Intelligence
service, l'Armée secrète et les Francs-tireurs
et partisans. Il s'agissait sans doute d'un avion victime d'une
avarie qui avait dû se délester de quelques tonnes
de son chargement.
Depuis 1940, nous étions habitués au passage d'escadrilles
sur Montbrison et les alentours. Très souvent il y avait
des alertes signalées par des coups de sirène.
L'une était installée sur le clocher de la collégiale
et l'autre sur la butte du Calvaire. Il faut aussi savoir que
la place Bouvier ainsi que le "Pré des chiens"
(aujourd'hui le square Honoré-d'Urfé) avaient
été transformés en abris antiaériens.
Plusieurs tranchées en zigzag y avaient été
creusées. On y accédait par des escaliers taillés
dans l'argile. Ces tranchées avaient été
en partie recouvertes par des plaques de béton sur lesquelles
on avait remis la terre en guise de camouflage.
Elles n'ont jamais servi à autre chose que de terrains
de jeux. Mais gare quand il pleuvait ! On remontait avec chaussures
et vêtements rougis par cette argile. Alors imaginez le
retour à la maison !
La quasi-totalité des
maisons du centre ville de Montbrison sont construites sur des
caves voûtées. Un recensement en avait été
effectué et on pouvait lire sur de nombreuses portes
: "Abri : (tant) de personnes".
Georges
Démariaux