Début des années
soixante. Renaissance de Goutelas ! La restauration d'un château
? Du travail, des pierres, du bois, des tuiles ? Oui. Mais bien plus
que tout cela. Un souffle, un esprit ! Retour sur le début d'une
grande aventure collective qui dure encore
Un château ruiné et oublié
1960. Pour les habitants de Marcoux, il fait tellement
partie du décor qu'on l'a oublié. C'est Goutelas : une
silhouette romantique. L'immense corps de pierre a été
reconquis par la nature. Les gens du voisinage se souviennent :
La végétation a envahi l'endroit :
"les buissons partout, les ronces". Les dégâts
sont grands. "L'arbre qui était dans l'angle" et dont
"les racines principales étaient à l'intérieur
de la chapelle était plus haut que le château". Partout
Il y a des éboulis, des broussailles. Et une maisonnette en ruine
encombre la cour d'honneur.
Les lieux sont devenus presque inaccessibles et,
du même coup, mystérieux. "On ne voyait pas vraiment
le campanile, on ne savait pas du tout comment c'était
"
Les frères Bouchet, qui ont pourtant vécu dans un village
voisin, Marcilly, avouent que, "la première fois, on savait
même pas à qui ça appartenait".
Dans ce spectacle désolé, apparaissent
cependant peu à peu aux yeux du curieux : une chapelle, un campanile,
des douves, une tour, une fontaine, une cheminée, et "les
beaux morceaux Renaissance". Et puis, imposant, le "bâtiment
sur la plaine, c'est-à-dire le moins abîmé".
Des ruines certes, mais aussi de beaux vestiges, d'un authentique château.
Une fée aurait-elle pu réveiller cette
demeure digne de la "Belle au bois dormant" ? En fait, ce
fut l'uvre d'un humaniste, un homme de conviction, maître
de la parole, Paul Bouchet. Ce fils du pays avait quitté le Forez
pour devenir un jeune et brillant avocat à Lyon. Mais Goutelas
l'avait touché. Profondément.
Tout commence dans une étable
Paul s'est mis en tête de sauver Goutelas.
Il court chez l'abbé Dumas, curé de Marcoux, et s'informe
du propriétaire. C'est Noël Durand, un agriculteur du village.
L'avocat et le paysan se rencontrent dans l'étable.
Paul Bouchet, passionné, parle de son désir de sauver
Goutelas. Noël trait ses vaches. Presque un demi-siècle
après, les deux hommes se remémorent la scène d'un
soir de juillet 1961 :
Noël Durand : Et là ... à l'écurie,
là... je t'écoutais...
Paul Bouchet : Tu me regardais, tu ne disais rien. Tu hochais la tête
Noël Durand : Tu causes bien, tu avais la parole très agréable,
c'était un plaisir, mais y avait un accent de sincérité,
qui m'a plu
J'ai dit : il me fait l'effet d'être de bonne
foi. J'avais, pendant quelque temps quand même, un peu des doutes
sur la réussite de l'entreprise...
Paul Bouchet : Bien sûr, c'était un pari.
Noël Durand : Ça aurait pu se casser
la figure
Non ! Au contraire. L'avocat enthousiaste et le paysan
généreux sont sur la même longueur d'onde. Une belle
aventure commence. Le château est sauvé mais au prix d'un
immense effort. La restauration est réalisée en grande
partie par des bénévoles : 150 000 heures de travail !
pour déblayer, reconstruire, rénover, aménager,
faire revivre
Un grand élan réunit des gens très
divers que rien ne prédisposait à se retrouver : Foréziens
et Lyonnais, paysans, ouvriers syndicalistes, intellectuels se sont
mêlés. Le curé et le maire soutiennent le projet.
Plus de gauche ni de droite, des hommes de bonne volonté.
L'esprit de Goutelas
Pour tous, ce travail collectif a tracé le
chemin d'une aventure humaine hors du commun. Elle a marqué leur
vie et les étonne encore aujourd'hui. De la renaissance d'un
château presque ruiné est sorti "l'esprit de Goutelas",
celui d'un humanisme renouvelé de la rencontre, de l'universalité,
de la culture pour tous
La mission de Goutelas s'affiche, ambitieuse. Paul Bouchet prophétise
: "Y aura un jour où Goutelas ne pourra pas être enfermé
dans le seul Goutelas. Le monde tourne, le monde bouge. Donc il faut
maintenant déterminer ce qui est nouveau, au vrai sens, ce qui
est annonciateur, ce qui effectivement met les esprits en mouvement."
Goutelas redevient un haut lieu. Il puise à
une autre source, celle du roman de l'Astrée. N'est-ce pas la
demeure du druide Adamas ? La belle histoire prend, peu à peu,
les dimensions d'un mythe.
On en retrouve tous les éléments. Il
y a l'initiateur, Paul Bouchet, le passeur de l'au-delà, le père
Dumas, curé de Marcoux, les passeurs d'ici-bas : Josette et Paul
Païs chargés de l'accueil au château. Et pour la restauration
des lieux, la cohorte des "héros" : ouvriers, paysans,
intellectuels, tous différents, tous à leur place, tous
magnifiés
L'esprit de Goutelas s'inspirent de valeurs universelles
: pureté, gratuité, unanimité, amitié, fraternité.
Sa méthode de transmission est la seule force de l'exemple, son
champ d'application rien de moins que le monde. Et, devenu mythe, il
a même un chantre : le peintre Bernard Cathelin
Tout cela
vole haut.
Le projet devient réalité
Mais, parallèlement, les travaux avancent,
souvent bien terre à terre :
- Eté 1961 : débroussaillage et déblaiement. Première
intervention sur le terrain des intellectuels lyonnais, amis de Paul
Bouchet.
- Automne 1961 : les agriculteurs de Marcoux arrivent sur le chantier.
- Décembre 1961 : création de la Société
civile immobilière de Goutelas. Le 30, un premier repas à
Goutelas rassemble gens du pays et Lyonnais.
- 1962 : arrivée sur le chantier des ouvriers du bâtiment
syndicalistes lyonnais (certains sont des réfugiés espagnols).
En décembre, l'association Centre Culturel de Goutelas est créée.
- Hiver 1963 : reconstruction du campanile.
- Eté 1964 : Goutelas obtient le 3e prix de "Chefs-d'uvre
en péril". Le château est inscrit à l'inventaire
des monuments historiques. Pendant l'été, la tour-pigeonnier
est restaurée.
- Automne 1964 : festival international étudiant. C'est la fameuse
"Bataille de la Corniche" : réfection en toute hâte
avec tous les maçons disponibles de la région. Première
illumination du château.
Duke
Ellington : "Je vous salue frères"
Le 26 février 1966, un grand moment s'inscrit
dans la légende dorée de Goutelas : la venue de Duke Ellington.
Le grand pianiste rentrant d'un concert donné à Madrid
arrive à Marcoux. Paul Verdier, témoin oculaire, raconte
:
"On l'avait prévenu qu'en Forez, à
cette époque, il ferait froid surtout dans le site précaire
de Goutelas. Il répondit : "Un nègre dans la neige,
ce sera très bien". Il n'y eut pas de neige mais la soirée
resta inoubliable. Une rangée de gens avec des torches à
la main lui faisait une haie d'honneur dans la cour du château.
On avait calfeutré tant bien que mal la pièce
la plus vaste de l'aile nord. Un gros poêle ronflait pour essayer
de donner l'illusion qu'il faisait chaud et surtout pour enlever l'humidité
néfaste au piano, loué à grands frais à
Lyon - un Steinway - sur lequel Duke devait jouer la symphonie composée
pour les gens du Forez. Elle était dédiée au monde
nouveau qui arrive, où il n'y aura ni guerre ni mesquinerie ni
catégorie sociale, où l'amour sera inconditionnel.
L'accueil fut triomphal : Paul Bouchet, le maire,
le curé et tous les gens qui avaient travaillé au chantier,
sans oublier Noël Durand sans qui rien ne se serait passé
purent prononcer les paroles de bienvenue. La réponse du Duke
: "J'ai été reçu dans bien des lieux dans
le monde mais jamais comme à Goutelas, je vous salue frères
"
(Paul Verdier, 80 printemps en Forez, Montbrison, 2007)
![](images/goutelas-H.jpg)
Duke Ellington dans la cave des Duclos, père
et fils (1966)
Pendant l'été 1966, la compagnie du
Cothurne, dirigée par Marcel Maréchal, donne "Tamerlan"
en plein air à Goutelas. La grande salle en partie restaurée
accueille une exposition de lithographies : Chagall, Picasso, Matisse,
Miró, Braque, Villon
Rien que ça !
*
* *
Quarante ans ont passé. Et depuis lors l'esprit
de Goutelas continue de souffler sur la région. Beaucoup s'en
sont inspirés et s'en inspirent encore dans leur action pour
le développement agricole, le tourisme rural et la promotion
de la culture : à Marcoux, à Trelins, à Marcilly,
à Sail-sous-Couzan et bien au-delà
Le château
oublié est devenu un lieu incontournable, mieux, un symbole.
Joseph Barou ----------Maurice
Damon
[La Gazette du
11 janvier 2008]
![](images/goutelas-A-B..jpg)
Portail du château à la fin du 19e siècle
(dessin de Beauverie)
Goutelas au fil des
siècles :
de la maison forte au champ de ruines
Au Moyen Age, Goutelas est une modeste maison forte,
chef-lieu d'un petit fief. Elle appartient successivement à la
famille d'Ecotay puis aux Bec de Goutelas.
En 1567, elle est achetée par Jean Papon,
originaire du Roannais, lieutenant général au bailliage
de Forez. Ce savant juriste - on le nomme le Grand Juge - est aussi
un humaniste. Il transforme le château médiéval
en une demeure Renaissance.
Au 18e siècle, l'architecte italien dal Gabbio
achève la transformation : toits à pente brisée,
escalier d'honneur, boiseries
En 1727, le château passe aux Cros de Montmars. Après la
Révolution, il est habité par le commandant de Campredon,
un personnage fort original.
En 1860, Goutelas est acheté par des soyeux de Lyon, les frères
Lagnier, qui font de mauvaises affaires. 1920, le domaine est mis en
pièces.
Un dernier lot de 3 hectares qui comporte aussi le château est
acquis par Pierre Guyot, un paysan du pays. En 1948, son neveu, Noël
Durand, le reçoit en héritage. En 1960, le château
est un champ de ruines. Il semble définitivement condamné.
Et pourtant
![](images/goutelas-A.jpg)
Le château de Goutelas et ses propriétaires successifs
(E. Salomon, "Les châteaux historiques")
Quelques publications
autour de Goutelas
- Dominique Chèze, "Un
passé pour construire, renaissance du vignoble des Côtes
du Forez", préface de Paul Bouchet, Conseiller
d'Etat honoraire, Village de Forez et Centre culturel de Goutelas, 2007.
- Robert Duclos, "De
la pioche à Internet, parcours d'un paysan forézien",
préface de Paul Bouchet, Conseiller d'Etat honoraire, Village
de Forez et Centre culturel de Goutelas, 2007.
- Jean Chavaren, "La
force de convaincre, la passion d'agir. Mémoire d'un parcours",
avant-propos de Guy Poirieux, préface de Claude Goure, Village
de Forez et Centre culturel de Goutelas, 2007.
- Paul Verdier, "80
printemps en Forez", Montbrison, I.P.M., 2007.