Patois vivant


Les pauvres



souvenirs de Thérèse Guillot

 

Les pauvres

souvenirs de Thérèse Guillot (née en 1915 à Germagneux, commune de Saint-Bonnet-le-Courreau) racontés au cours d'une veillée en patois de Saint-Bonnet-le-Courreau (Loire)

pour écouter cliquer ci-dessous

(8 min 32 s)

Transcription des enregistrements effectués au cours des veillées "Patois Vivant"
au Centre Social de Montbrison de 1997 à 1999 par André Guillot et Joseph Barou

Quand j'étais toute jeune, toute petite, des pauvres passaient dans le hameau. Ils passaient bien ailleurs, mais ils passaient aussi chez nous. Je me rappelle d'un grand, il avait bien l'air pauvre, mais... pas tant que ça. On disait, celui-là, il doit avoir la flemme de travailler. Il ne passa pas longtemps.

Quelque temps après, il en passa un autre qui était bien convenable. Il passait dans les maisons en disant : Je cherche mon pain. On lui donnait, mais pas tous. Certains lui fermaient la porte au nez, d'autres lui donnaient un morceau de pain, d'autres le faisaient rentrer pour boire quelque chose. Il aimait bien le vin celui-là, il préférait le vin à autre chose.

Mais surtout, celui dont je me rappelle, qui m'est resté dans la mémoire, c'était un "petioton", un tout petit homme. Je le vois encore, il était de Saint-Just-en-Bas. Celui-là, il est passé longtemps. Et il venait deux fois par an, fin avril ou début mai, fin septembre ou début octobre, à peu près.

Quand il passait dans le village, alors on disait : oh ! là, là ! les chiens jappent, qu'est-ce qui se passe ? On sortait vite et on disait : Il y a un pauvre avec un sac, un sac sur le dos.
Mes parents disaient pour me faire peur : Si t'es pas sage, quand le pauvre passera, il t'emmènera, il a un grand sac, t'es sûre... et j'avais peur ! Et il passait.

Dans les maisons, il y en a qui, quand il le voyaient venir, fermaient vite la porte et d'autres qui n'ouvraient pas. Mais chez nous il venait toujours à peu près aux alentours de midi. Quand il arrivait les chiens étaient dedans, on commençait à manger. Je disais à ma mère :

- Oh ! là ! le pauvre qui arrive !
- Et bien laisse-le faire.

"O taboulave"
[il frappait] à la porte. Il n'avait pas une canne mais un bâton qui avait une grosse tête en haut. Il frappait à la porte et mon père disait : Ouvre-lui. J'ouvrais. Alors il s'asseyait. On ne le mettait pas à la table parce qu'on était déjà six. Ma mère le conduisait à côté du fourneau, près de la caisse de bois. Puis elle lui disait :

- Vous mangerez bien une soupe ?
- Ben, oui.

Mais il parlait peu, seulement au fur et à mesure qu'on le questionnait. Ma mère allait chercher une écuelle : Ben je vais vous la "chapler" (couper des morceaux de pain pour la soupe). Autrefois on mangeait toujours de la soupe dans des écuelles qui avaient des oreilles de chaque côté, mais à la fin du repas, pas au début. Et moi, je repérais toujours l'écuelle qu'elle lui donnait parce que je me disais, après, même si elle est lavée, je ne veux pas manger dans l'écuelle du pauvre.

Après, mon père lui disait : Qu'est-ce que vous mangerez ?

On mangeait beaucoup de pommes de terre en "patia" comme on disait, beaucoup de pois secs, en salade... Ma mère lui trempait sa soupe. A cette époque, on tuait des "gores" (vieilles vaches) comme on disait, et on se les partageait : Vous prendrez bien un demi-quartier ? ou bien un quartier ? ça dépend. On mangeait cette viande fraîche et le reste on le mettait à saler dans une biche ou un grand beurrier. Ensuite, dessalée, ma mère faisait cuire cette "gore". Le bouillon, n'était pas mauvais, ça faisait une bonne soupe. Alors il mangeait des pois ou des pommes de terre, ça dépend - on faisait aussi des matefaims. On mangeait du pain noir, bien sûr, pas de la miche tous les jours, les dimanches seulement. Moi, je n'ai pas vu faire le pain à la maison, je n'étais pas née quand on le faisait. Les tourtes de pain, à la fin, elles étaient moisies. Mais enfin, ça se mangeait quand même, Nous n'étions pas délicats, ce n'est pas comme aujourd'hui. Alors il mangeait.

Mon père disait à ma mère :

- Verse-lui donc un petit canon.
- Pas trop, elle disait, après, s'il n'a pas l'habitude de boire...

Il buvait bien quand même. Et il mangeait.

- Vous mangerez bien un morceau de gore ?
- Oui, oui, oui.


Il ne parlait pas beaucoup ; mon père le questionnait mais il n'en disait pas bien long. Mon père, comme sa mère était de Jeansagnières. Lui, il était de Saint-Just-
[en-Bas], il avait entendu parler par sa mère de telle ou de telle famille.

- Untel est-il encore vivant ?
- Oh, je ne crois pas, je ne crois pas...

Mais il ne nous donnait pas d'explications. Et puis il mangeait ; il mangeait un morceau de "gore".

- Vous mangerez bien un morceau de fromage ?
- Oh oui !


Il mangeait de tout ; il n'était pas difficile. Après, mon père disait :

- Vous boirez bien un café
- Oh je boirais bien le café.


Le café ne se faisait pas tous les jours, que tous les deux ou trois jours. Et quand il avait bu le café, mon père disait à ma mère :

- Mets-lui donc une "gnôle".
- Oh, il ne faut pas trop lui donner de "gnôle", s'il tombait, nous, on serait dans de jolis draps. Qu'est-ce qu'on en ferait ?

Mais il la prenait bien. Après mon père disait :

- Donne-lui un saucisson.
- Un saucisson de "gore" ou de...
- N'importe, il le mangera bien, on le mange bien, nous.

Et il allait vers son sac qu'il avait posé vers la porte en entrant. On avait mis les chiens dehors, parce que les chiens allaient sentir le sac car il contenait autre chose. Il allait chercher un papier ou un "peta" (un chiffon) pour "plier"
[envelopper] le fromage s'il ne le mangeait pas. Il l'enveloppait et le saucisson aussi. Il le mangeait quand il n'avait rien, sans doute. Et puis il buvait le café.

Il n'était pas pressé pour s'en aller. Mon père lui disait :

- Vous fumerez bien une cigarette ?
- Oh, j'sais pas. Je prise, mais je peux bien fumer une cigarette.


Et mon père lui roulait une cigarette, et puis il la fumait. Il disait :

- Eh bien, j'ai bien été restauré, j'ai bien été soigné !
- Eh ben, il faut bien, quand on a votre âge.

Mais on n'a jamais su l'âge qu'il avait. Il avait des moustaches blanches, il était tout petit.
Il portait une veste, c'était pas vraiment une veste, c'était un trois quarts. Elle était cirée (de crasse) ; le col luisait comme s'il avait été verni. On ne se mettait pas à côté de lui, on avait peur, bien sûr, qu'il nous mette des poux, mais enfin il ne restait assez longtemps pour ça.
Après il partait. Les chiens jappaient et lui couraient après. Il mettait dans son sac ce que mon père et ce que les gens lui avait donné. Il allait dans le village. On disait : Savoir s'il va aller chez Untel ? Oui, mais ils avaient déjà fermé la porte, les voisins. Et puis il passait ailleurs. Il faisait son tour.

Certains disaient : Quand il va venir, on va vite fermer la porte, on n'a pas besoin de lui. Mais, chez nous, il venait toujours vers midi.

En face de notre village, il y avait des cabanes qu'on utilisait quand le bétail était aux champs. On s'y mettait à l'abri aussi quand on moissonnait. Le lendemain on disait : La cabane en face, chez Labbe, il y a un feu, le pauvre a dû y coucher parce qu'il a toujours une couverture dans son sac.

Il y restait parfois deux ou trois jours. On disait : Oh, il mange ce qu'on lui a donné, et puis il ira voir ailleurs après.

Ce n'est pas tout le monde qui lui donnait. Chez nous il venait toujours au moment du repas. Mon père disait : Oh bien, quand même, il faut bien lui donner quelque chose ; il faut bien s'en occuper. Si c'était nous, on serait bien contents qu'on nous reçoive.

Et voilà, il faisait son petit tour, il passait souvent celui-là. Quand on le voyait venir on disait : Oh ! c'est le pauvre de Saint-Just. Celui-là, je me rappelle, il est passé souvent. Puis un jour, il ne passa plus et on a dit : Oh, il est peut-être mort.

Après, longtemps après, j'étais plus âgée, passait une grande femme.   On l'appelait la Grand'Génie ; on disait qu'elle était de Saint-Georges-en-Couzan. Elle venait dans le village. Il y avait des femmes du hameau qui étaient originaires de Saint-Georges. Elle allait bien chez elles, mais elle venait chez nous aussi. Ma mère lui disait :

- Je vais vous payer un café.
- J'en veux point, je veux un verre de vin.
- Non, non, je ne donne pas de vin.


Mais elle allait chez les deux ou trois femmes du village qui étaient de Saint-Georges. Là, elle y restait, elle se faisait bien servir car on la connaissait. Elle disait : Je fais pas de mal, je fais pas de mal, je dis seulement mon chapelet, je ne fais pas de mal, je ne fais de mal à personne. Et on en avait peur. Mais après, on la connaissait et on n'en avait plus peur. Ensuite elle n'est plus passée, c'était fini.

Et voilà.

Extrait de l'ouvrage du Thérèse Guillot : Dans le temps à Germagneux,
Village de Forez, 1999, Centre social de Montbrison

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