Je vais
vous raconter la première fois où je suis allé
"à la machine", la batteuse. C'était en
1947. J'avais seize ans et demi. Ce n'est pas moi qui aurais dû
y aller, c'est mon père. Mais mon père - il "écartait"
(écarter : épandre) du fumier quelques jours avant
vers la terre de [
?], au-dessous du hameau, pour semer le
colza. Et il fumait. Il avait une cigarette, il fumait.
Et il voulut s'arrêter pour fumer, rouler une cigarette.
Il planta la fourche dans la terre mais au lieu de la planter
dans la terre il se la planta dans le pied. Il n'avait pas de
sabots, il avait des galoches montantes en cuir. Et il y a un
orteil qui fut transpercé de part en part ("de jour
en jour"), quoi.
Alors
il remonta à la maison, bien sûr. Ça saignait.
Ma mère le pansa. Et puis, nous avions le téléphone
depuis le début de l'année. Nous avons téléphoné
au médecin et il ne se trouva que le "père
N." qui était libre qui vint. Le "père
N." vint parce que ma mère dit :
C'est
le tétanos, une fourche ce n'est pas propre. On risque
de prendre le tétanos. Il faut le "piquer" pour
le tétanos.
Et
le vieux N. vint mais il n'était pas tellement bien outillé.
Quand il crut faire la piqûre la seringue était bouchée.
Alors il dit à ma mère qu'il fallait trouver un
petit fil de fer pour déboucher la seringue [rires]. Ah
bon ! C'est comme je vous le dis. Alors ma mère récupéra
un petit bout, un bout de fil de fer mince. [Il] déboucha
la seringue et fit la piqûre. Ma mère a bien dit
: s'il n'arrive rien, on aura de la chance. Mais il arriva quelque
chose. Au lieu de guérir, ça s'aggrava, l'affaire.
Et la jambe enfla, impossible de se lever. Il fallut rester au
lit et faire venir un autre médecin, bien sûr.
Alors
pour aller à la machine, on se rendait les journées
- là c'était chez Duchez à Chazelles (1),
mon père était né à Chazelles, on
avait toujours rendu la journée pour la machine des autres.
Alors je dis : moi je vais y aller. Bon, j'y allai quoi ! Et,
le matin, à la machine, à cette époque c'était
le patron qui donnait le travail. Ce n'était pas chacun
qui choisissait sa place. Le patron dit : toi tu feras le grain,
toi tu feras la paille, tu feras ci, tu feras là. Et moi,
comme j'étais jeune et je n'étais pas tout seul
- il y avait un [
?] Perret qui était loué
chez l'Henri de chez [Michel ?] qui était à peu
près de ma force. Alors Jean Duchez nous dit : Vous ferez
les "blous" (2) et vous couperez les liens, vous vous
remplacerez. D'accord. Alors je dis à ce Perret : Je vais
monter le premier, et, à la pause, tu me remplaceras.
Mais
à la pause, je ne sais pas si ça l'avait contrarié,
il ne voulut pas me remplacer. Il me dit : Puisque tu es monté
le premier, restes-y. Eh bien ! j'y restai quoi. Ça ne
se passa pas mal jusqu'à la pause du soir. Après
la pause - la journée n'était pas "précipitée",
parce que Jean Duchez était propriétaire d'une partie
de la batteuse, ils ne payaient pas les heures, ils avaient acheté
la batteuse à cinq - mais quand le travail reprit, après
la pause, à quatre heures, ils s'aperçurent que
le gerbier était encore haut. Ils se dirent : si on veut
finir avant la nuit il faut peut-être bien accélérer.
Et ils activèrent le mouvement ["firent une essartée"].
Ça tombait bien, le blé n'était pas trop
fort, la récolte propre. Ça passait dans la batteuse
! Mais c'est que les gerbes n'arrivaient plus. Moi, je n'avais
plus de gerbes d'avance.
Quand
tu es sur la batteuse que tu coupes les liens, il faut toujours
avoir deux, trois gerbes d'avance pour les pousser. Je n'en avais
plus, je n'en avais qu'une que je poussais à mesure. Alors
c'était le Joseph qui ouvrait les gerbes (qui "écharpait")
; il venait les prendre au fur et à mesure et ce qui devait
arriver arriva. C'est que quand il vint en prendre une - je coupais
les liens - je lui coupai un morceau de doigt. Bon, il alla se
faire panser
On le remplaça. Mais ce qui se passa
c'est que c'est moi qui avais tort. C'est moi qui "portais
les coupes" [c'était de ma faute]. Ce n'était
pas moi qui avais tort. C'est ceux qui ne donnaient pas assez
vite [les gerbes], qui faisaient les imbéciles, qui passaient
[
].
Et
le plus qui me fit honte c'est quand nous sommes allés
souper - on passait par la cuisine pour aller manger dans la salle
- les femmes me dirent : Tu voulais couper le doigt du Joseph
! Bon, Joseph avait raconté sa petite sauce comme ça
l'avantageait et c'est moi qui "portais les coupes".
Alors la fable de La Fontaine : La raison du plus fort est toujours
la meilleure je la mis en pratique à mes dépens.
(1) Chazelles:
un hameau de Châtelneuf.
(2) Faire les blous : évacuer la balle (enveloppe des grains
de seigle et de blé).