Patois vivant



Maurice Brunel en avril 1999
au cours d'une veillée patois
au Centre social de Montbrison

 

Première journée de battage à la machine

(patois d'Essertines-en-Châtelneuf)

enregistré au cours d'une veillée du groupe Patois Vivant
dans les années 2000 au Centre social de Montbrison
, 13, place Pasteur

pour écouter cliquer ci-dessous

(4 min 20 s)


Je vais vous raconter la première fois où je suis allé "à la machine", la batteuse. C'était en 1947. J'avais seize ans et demi. Ce n'est pas moi qui aurais dû y aller, c'est mon père. Mais mon père - il "écartait" (écarter : épandre) du fumier quelques jours avant vers la terre de […?], au-dessous du hameau, pour semer le colza. Et il fumait. Il avait une cigarette, il fumait.
Et il voulut s'arrêter pour fumer, rouler une cigarette. Il planta la fourche dans la terre mais au lieu de la planter dans la terre il se la planta dans le pied. Il n'avait pas de sabots, il avait des galoches montantes en cuir. Et il y a un orteil qui fut transpercé de part en part ("de jour en jour"), quoi.

Alors il remonta à la maison, bien sûr. Ça saignait. Ma mère le pansa. Et puis, nous avions le téléphone depuis le début de l'année. Nous avons téléphoné au médecin et il ne se trouva que le "père N." qui était libre qui vint. Le "père N." vint parce que ma mère dit :

C'est le tétanos, une fourche ce n'est pas propre. On risque de prendre le tétanos. Il faut le "piquer" pour le tétanos.

Et le vieux N. vint mais il n'était pas tellement bien outillé. Quand il crut faire la piqûre la seringue était bouchée. Alors il dit à ma mère qu'il fallait trouver un petit fil de fer pour déboucher la seringue [rires]. Ah bon ! C'est comme je vous le dis. Alors ma mère récupéra un petit bout, un bout de fil de fer mince. [Il] déboucha la seringue et fit la piqûre. Ma mère a bien dit : s'il n'arrive rien, on aura de la chance. Mais il arriva quelque chose. Au lieu de guérir, ça s'aggrava, l'affaire. Et la jambe enfla, impossible de se lever. Il fallut rester au lit et faire venir un autre médecin, bien sûr.

Alors pour aller à la machine, on se rendait les journées - là c'était chez Duchez à Chazelles (1), mon père était né à Chazelles, on avait toujours rendu la journée pour la machine des autres. Alors je dis : moi je vais y aller. Bon, j'y allai quoi ! Et, le matin, à la machine, à cette époque c'était le patron qui donnait le travail. Ce n'était pas chacun qui choisissait sa place. Le patron dit : toi tu feras le grain, toi tu feras la paille, tu feras ci, tu feras là. Et moi, comme j'étais jeune et je n'étais pas tout seul - il y avait un […?] Perret qui était loué chez l'Henri de chez [Michel ?] qui était à peu près de ma force. Alors Jean Duchez nous dit : Vous ferez les "blous" (2) et vous couperez les liens, vous vous remplacerez. D'accord. Alors je dis à ce Perret : Je vais monter le premier, et, à la pause, tu me remplaceras.

Mais à la pause, je ne sais pas si ça l'avait contrarié, il ne voulut pas me remplacer. Il me dit : Puisque tu es monté le premier, restes-y. Eh bien ! j'y restai quoi. Ça ne se passa pas mal jusqu'à la pause du soir. Après la pause - la journée n'était pas "précipitée", parce que Jean Duchez était propriétaire d'une partie de la batteuse, ils ne payaient pas les heures, ils avaient acheté la batteuse à cinq - mais quand le travail reprit, après la pause, à quatre heures, ils s'aperçurent que le gerbier était encore haut. Ils se dirent : si on veut finir avant la nuit il faut peut-être bien accélérer. Et ils activèrent le mouvement ["firent une essartée"]. Ça tombait bien, le blé n'était pas trop fort, la récolte propre. Ça passait dans la batteuse ! Mais c'est que les gerbes n'arrivaient plus. Moi, je n'avais plus de gerbes d'avance.

Quand tu es sur la batteuse que tu coupes les liens, il faut toujours avoir deux, trois gerbes d'avance pour les pousser. Je n'en avais plus, je n'en avais qu'une que je poussais à mesure. Alors c'était le Joseph qui ouvrait les gerbes (qui "écharpait") ; il venait les prendre au fur et à mesure et ce qui devait arriver arriva. C'est que quand il vint en prendre une - je coupais les liens - je lui coupai un morceau de doigt. Bon, il alla se faire panser… On le remplaça. Mais ce qui se passa c'est que c'est moi qui avais tort. C'est moi qui "portais les coupes" [c'était de ma faute]. Ce n'était pas moi qui avais tort. C'est ceux qui ne donnaient pas assez vite [les gerbes], qui faisaient les imbéciles, qui passaient […].

Et le plus qui me fit honte c'est quand nous sommes allés souper - on passait par la cuisine pour aller manger dans la salle - les femmes me dirent : Tu voulais couper le doigt du Joseph ! Bon, Joseph avait raconté sa petite sauce comme ça l'avantageait et c'est moi qui "portais les coupes". Alors la fable de La Fontaine : La raison du plus fort est toujours la meilleure je la mis en pratique à mes dépens.


(1) Chazelles: un hameau de Châtelneuf.
(2) Faire les blous : évacuer la balle (enveloppe des grains de seigle et de blé).



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mise à jour le15 février 2013