Je vais
encore vous raconter une histoire de quand j'étais enfant,
que j'allais en vacances à Bard. Ma grand-mère habitait
chez le Tonton Pierre, son frère, et j'aimais bien y aller.
Et ça se passait, je ne sais pas si c'était pour
les vacances de Pâques, ou du Mardi gras, mais c'était
à peu près à cette époque. C'était
en
1941-42,
ça.
Ma grand-mère m'envoya garder les chèvres dans les
Adrets. En passant, je pris les chèvres de la Grand' Marie.
Et puis je filais sous le bourg. Sous le bourg, il y a deux chemins,
l'un qui tourne à gauche, et l'autre à droite, bien
entendu, qui va vers le Charavan et qui monte vers le Plénet
de Verrières.
Et je connaissais bien le chemin de droite parce qu'il y a la
"Grand Font" [la
grande source] et on m'envoyait chercher de l'eau à
la Grand Font parce que l'eau était bonne. Et dans la cour
du Tonton Pierre, il y avait un puits qui était recouvert
de ciment et puis d'une dalle mais l'eau n'était pas potable.
Alors j'allais chercher un seau d'eau propre assez souvent à
la Grand Font.
Mais
ici je tournai à gauche sous chez B... pour descendre dans
les Adrets. Et sous chez B..., il y avait chez Robert - leur nom
c'était Pallay mais on disait chez Robert - qui faisaient
beaucoup de légumes. Maintenant, on dit qu'il faut se diversifier
mais eux, ils n'avaient pas attendu parce qu'aujourd'hui il n'y
a plus de ferme. Mais ils s'étaient diversifiés
et ils faisaient beaucoup de légumes qu'ils allaient vendre
en ville et je ne sais pas où.
Ils avaient une auto, genre C 4 ou quelque chose comme ça.
Et, autant que je sache, dans le bourg de Bard, il n'y avait que
trois autos. Il y avait le Mile - qui tenait café et qui
avait quelques vaches - qui avait une auto, C 4 quelque chose
dans le même genre. Et le curé. Le curé avait
un as de trèfle, une petite Peugeot qui a un caisson, derrière,
en forme de coeur pointu. Je le sais bien parce que j'y ai [suis]
monté dedans. Une fois, nous étions allés,
avec ma grand-mère, en ville. Et en remontant, vers cinq,
six heures du soir, le curé se trouva de monter, de nous
trouver vers le Bouchet. Alors, ma grand-mère monta devant,
à côté de lui. Moi, il leva le couvercle du
caisson et je montai dans le caisson. Mais j'étais bien
content parce que je m'économisais bien une bonne étape.
Mais enfin, baste !
Alors,
moi, je descendis les chèvres un peu plus bas. Et un peu
plus bas, le Tonton Pierre avait une petite terre. Je ne sais
pas si ça faisait une cartonnée (1), peut-être
? Et mon cousin Marcel arrachait des topinambours. Alors, moi,
je laissais les chèvres partir. Elles ne pouvaient pas
faire de dégâts, de toute façon, à
manger des genêts, du lierre, des saloperies ! Et je ramassais
les topinambours que le Marcel arrachait.
Et
le Marcel me... - j'étais gamin, je ne tenais pas bien
des discours - le Marcel devait s'ennuyer et il se mit à
me "gonfler" une histoire. Quand il était jeune
- 17, 18 ans, je ne me rappelle plus - qu'il était allé
en Argentine pour garder les vaches dans une exploitation - une
hacienda ? je ne m'en rappelle plus - qui avait des centaines
de mille de vaches et d'hectares, énorme ! Et ils gardaient
les vaches à cheval, bien entendu. Ils étaient cinq,
six, je ne sais pas combien.
Et dans cette ferme, il y avait une fille. Et cette fille convenait
à Marcel et Marcel convenait à la fille. C'était
décidé qu'ils se marient. Mais un jour Marcel reçut
une lettre de son père [disant]
que sa mère
était gravement malade. Alors il disait : "Il faut
revenir pour voir ta mère avant de mourir." Marcel
prit le train, prit le bateau, arriva en France, bien sûr.
Et il vit sa mère ; elle mourut quelques jours après.
Et son père ne voulut pas le laisser
[re]partir
et puis lui dit : De toute façon, tu n'as pas fait ton
régiment, il faudra partir faire ton régiment.
Et, en effet il partit faire son régiment. Et en revenant
du régiment - ils s'écrivaient bien avec la payse
mais les lettres (il n'y avait pas d'avion) mettaient un moment
pour venir, ça ne se passait pas si vite que ça.
Et,
entre temps, il fit connaissance, chez Durand qui avait tenu...
je ne sais plus ce que c'est, [dans]
la rue des Arches, en face de la pâtisserie qui a fermé.
C'était un Durand et ils étaient apparentés
avec chez Guillet. Ils dételait dans l'écurie de
chez Durand qui se trouvait à côté de M...
, le boulanger. Et, à midi, ils y mangeaient. J'y ai mangé,
moi. Et il fit connaissance, ici, de la bonne
[de] chez
Durand qui venait de Haute-Loire. Alors, plus question de la payse
en Argentine. Il se maria avec la bonne de chez Durand...
Alors,
moi, j'écoutais bien cette histoire mais je ne croyais
pas tout parce que, à la maison, jamais je n'avais entendu
parler que le Marcel était allé garder les vaches
en Argentine. Son frère, qui était douanier, je
le savais, il était douanier à l'Ile-Rousse. Il
venait parfois manger à la maison pour des enterrements
[alors] qu'il
venait à Essertines. Le Joannès était prisonnier
mais, le Marcel, je n'avais jamais entendu dire qu'il était
allé garder les vaches. Alors je ne le croyais pas bien.
Et le soir, j'étais assis à table et il se mit à
raconter à la Mathilde, sa femme, qu'il m'avait gonflé
bien comme il faut. Il devait l'avoir lu dans un livre et il me
le servit tout chaud, quoi. Moi, je ne dis rien, je ne fis cas
de rien ; ça fait qu'ils ne surent pas si je l'avais su
ou pas su.
Mais
je ne lui en voulus pas, à Marcel. Mais il était
un peu fier, Marcel. Je le craignais un peu. Ce n'est pas qu'il
m'avait fait des misères mais, en plus, il avait une expression
[una dia, un dire] et une expression que tous les hommes
autour de moi ne disaient pas. Son expression c'était :"
Putain" [puti-ïn]. Je ne sais pas s'il
avait fait son service dans le Midi... Alors, à tout moment
: "Putain que ça fait chaud ! ça fait froid,
putain
!" Alors, moi, je le trouvais tout à fait bizarre,
ça. C'était comme ça, quoi.
Mais
je ne lui en voulus pas. Et puis, dans l'été, quand
nous allions faner le pré Martin, sur le cotayet, au bord
du Cotayet, au-dessus du pont Jambin, un samedi (?) avant midi,
nous étions tous les deux pour "accrocher"
[rassembler] le
foin. Ce pré est tout à fait pentu. Il n'y a qu'en
haut qu'on peut mettre le char pour faner. Et tout le foin d'en
bas, il faut le monter à la fourche. Alors il me fit une
fourche avec une petite branche de frêne. Bien sûr,
je ne montais pas de grosses fourchées mais j'en montais
autant de voyages que lui.
Et puis, l'après-midi, nous sommes allés faner et
ici, par le passage, pour sortir au chemin, ça montait
beaucoup. Il fallait faire renfort
[aprioler] avec la jument. Et moi, j'aimais bien mener
la jument. Ils me laissaient mener la jument. Pour la bonne raison
[que] dès que je trouvais un morceau de muret, je
montais sur le muret et je montais sur la jument. On n'avait pas
de cheval à la maison. Pensez, j'étais content !
La première fois que j'y montais, ils se moquèrent
un peu de moi. Je n'étais pas au courant. Ils me dirent
: "Mais elle est malade la jument !" Alors je ne savais
pas que dire. "Oui, parce qu'elle a un emplâtre sur
les reins".
(1) Environ 1 000 m².
Croix
en fer forgé surmontant le lavoir (un
ancien sarcophage)
de la "Grand Font" sur le chemin du bourg au ruisseau
du Bouchat (cliché
Francisque Passelègue)
Cette photo est
extraite de : Emile Meunier, "Il était une paroisse
: Bard",
Cahiers de Village de Forez n° 34 , septembre 2007
Fenaisons dans les monts du Forez
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