Aujourd'hui,
je vais vous raconter encore une histoire qui date bien de cinquante
ans. La dernière fois je vous racontais l'histoire du minage
et non pas du binage comme il y a "sur" le journal,
du minage que nous avons fait chez le Marius à Pierre-à-Chaux.
Ici je vais vous parler de quand je l'ai aidé à
tirer la cuve. Cela se passait - j'étais revenu du régiment
- en 1953, 1954, par là...
J'y étais allé vendanger et il m'avait demandé
pour l'aider à tirer [le vin] de la cuve. Et ce
fut convenu pour le samedi. Je ne me rappelle pas le jour où
nous avons vendangé mais, dans le temps, ils [les vignerons]
faisaient bien "cuver" [fermenter le moût
dans la cuve] une huitaine de jours. Ce fut convenu pour le
samedi, le samedi matin. J'y suis descendu "en" vélo.
Je suis arrivé, nous avons cassé la croûte,
mangé la soupe et puis nous nous sommes mis à rincer
la futaille qu'il [le Marius] avait mis dehors à
"étuer" (1), bien
comme il faut. Il avait de bons tonneaux, il ne faut pas dire.
Il n'y avait rien de moisi. La futaille était en bon état.
Nous avons mis ça sur les "margeons" (2).
Et puis nous nous sommes mis à tirer la cuve. Moi, je tirais
avec un arrosoir. Marius était monté sur un baquet
(benon] qu'il avait mis à l'envers et il
vidait avec l'entonnoir dans les tonneaux. Il y avait un demi-muid,
des pièces, des "cempotes", beaucoup de choses
[mé que d'une, littéralement "plus
qu'une"].
Quand nous avons fini de tirer la cuve, il a fallu tirer la benne
parce que les vendanges avaient abondé et tout n'avait
pas tenu dans la cuve. Il n'avait pas une cuve extrêmement
grande, peut-être quinze, vingt hectolitres, je ne me rappelle
pas bien. Et la benne n'avait pas de fontaine (3),
seulement un bouchon. Nous avons enlevé la fontaine de
la cuve ; nous avons mis un seau pour laisser égoutter.
Et puis, il me dit :
Tu
me passeras... - j'enlèverai le bouchon - tu me passeras
la fontaine tout de suite.
Il
a mis le seau devant mais le bouchon tenait et puis il lâcha,
tout d'un coup. Moi je lui donnai la fontaine mais au lieu de
prendre la fontaine il mit ses deux pouces pour boucher le trou
; ça giclait de tous les côtés. Enfin il a
compris qu'il fallait se libérer d'une main pour mettre
la fontaine. On a perdu deux, trois litres de vin, je n'en sais
rien, mais enfin baste !
Et
vers les dix heures, dix heures et demie, à peu près,
arriva le Louis C., avec sa jument qui traînait un pressoir
roulant parce que le Marius n'avait pas de pressoir. Il détela
dans la cour. Ils mirent la jument attachée à un
arbre. Et puis, moi, je sautais dans la cave et je mettais le
"genne" (4) dans des paniers
et les vidais dans le pressoir. Mais ça ne tenait pas tout.
Il fallut faire une "serrée", une petite serrée
pour finir de surcharger [le
pressoir].
Et nous avons pressé comme ça jusqu'à midi.
Et
puis, à midi, Marius dit : nous allons aller manger. Nous
sommes allés manger ; ça se passa bien. Et quand
nous avons eu fini [...]
le Marius, tout d'un coup, dit :
Oh ! là, là ! Louis, un peu de plus j'oubliais
de te faire une commission. Il y a le père G. de la Blanchisserie
qui m'a dit que tu y ailles sans faute. Je ne sais pas ce qu'il
te veut mais il faut que tu y ailles.
En
effet, le Louis y alla. Et quand il fut parti le Marius se mit
à rire. Il me dit :
Je l'ai bien eu. Ce n'est pas vrai que le père G. le demande
mais pendant ce temps on pourra finir de presser tranquillement.
Il
me dit :
Parce que les connais avec les pressoirs roulants, le temps
leur dure de s'en aller et ce n'est pas serré comme il
faut, après le "genne" moisit.
On
a bien eu le temps de "recouper" bien comme il faut,
de "démuiser", de mettre les "trappes",
les "margeons", les "cailles"(5),
de resserrer. Et puis après on a "terrassé"
le "genne" dans une benne, bien "gauché"(6).
Dessus on a mis une bonne épaisseur de papier journal et
puis on a fait du mortier avec de la terre pour que ça
joigne bien, qu'il n'y ait pas d'air.
Et
notre Louis n'était toujours pas revenu. Alors, il [Marius]
me dit : On va commencer à arracher des betteraves.
Parce que, à côté de la maison, il y avait
pas que des vignes et il y avait un morceau de terrain où
il faisait des betteraves pour ses lapins, ses chèvres.
On est parti arracher les betteraves un moment.
On en avait fait à peine deux, trois tas, notre Louis arriva.
Et on prenait un couteau pour les "rafeuiller", couper
les feuilles. Il dit : c'est pas comme ça que ça
se fait. Il les prenait à deux mains, d'un coup, il
cassait le collet. Il disait : vous n'avez pas de débit.
Nous n'avons pas insisté parce que nous avons bien vu que,
chez le père G., il n'avait pas été abreuvé
avec de la limonade.
Marius
dit : Allez, allez, on va aller souper. On alla souper.
En soupant, bien sûr, toujours bien des discours. Il en
savait beaucoup. Il se flattait qu'ils [les gens de chez lui]
faisaient du "boulot" dix fois plus que les autres.
Ils attelaient la lieuse à deux chevaux. A midi, ils ne
s'arrêtaient pas, ils ne dételaient pas. Ils s'asseyaient
seulement sur une gerbe pour casser la croûte puis repartaient.
Moi, je trouvais bien qu'il coupait un peu gros mais je n'insistais
pas trop parce qu'il s'énervait.
Bon
! Quand il fallut se lever de table, c'est que les souliers de
Louis s'étaient mis en bascule. Pour descendre les escaliers
Marius lui dit :
Fais
attention, les escaliers sont droits, ils ne sont pas larges.
Cramponne-toi.
C'était vrai. Les escaliers n'étaient pas tout à
fait larges et droits.
Mais
une fois dans la cour, c'est nous qui avons dû atteler la
jument parce qu'il ne se cramponnait qu'au pressoir.
Alors
on a attelé la jument. Et il avait une lanterne. Nous avons
allumé la lanterne. Moi je passais devant pour monter à
la route. Et le Marius monta la jument. Et une fois à la
route, bien sûr, nous lui avons donné la lanterne
dans une main. Il a pris la bride de la jument de l'autre et puis
il est allé "droit vers le bas".
On le regarda passer à la descente de Pierre-à-Chaux.
Après je ne sais pas ce qui se passa. Mais ce n'est pas
le tout, je n'ai pas su la fin de l'histoire. Mais le Marius me
dit :
Mais il a encore un autre client à aller... Il devait y
aller l'après-midi.
Alors je ne sais pas comment ça s'est terminé, à
quelle heure il a fini de presser. Enfin moi j'ai repris mon vélo
et je suis remonté [à Malleray].
(1)
Faire étuer : humidifier des tonneaux, des récipients
en bois afin de les rendre étanches.
(2) Margeons ou marchons
: poutres sur lesquelles les tonneaux sont rangés dans
la cave.
(3) Gros robinet en cuivre
placé au bas des cuves.
(4) Le marc que l'on porte
au pressoir tel qu'il sort de la cuve (Marcel Lachiver, Dictionnaire
du monde rural).
(5) Les différents
plots de bois sous la vis du pressoir.
(6) Chauché, tassé.
Pour
les souvenirs de Maurice Brunel
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Maurice Brunel
(Essertines)
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