Je
vais vous raconter - ça c'était en 1948 - et je
n'étais pas bien vieux parce que je suis né en 1939.
Et, à ce moment, il n'y avait pas de chevaux [chez nous]
et mon père avait quand même 8 cartonnées
[8 000 m² environ] de vigne, aux Plantées et
à Pierre-à-Chaux.
Et,
à ce moment, pour piocher, pour remplacer le cheval, on
avait deux vaches. Mais une fois à la vigne, on ne leur
mettait qu'un petit joug, chacune à leur tour. Et nous,
avec mon frère, on y allait à pied et mon père
descendait avec une moto. Il avait une 100 Ravat, - s'il
y en a qui ont entendu [parler de] ces motos Ravat -, une
100, il avait.
Bon,
et le samedi d'avant, ma mère alla au marché. Elle
m'acheta une blouse, grise - je m'en rappelle toujours. Alors
elle dit : Je t'achète une blouse pour aller à
l'école. Nous n'étions pas bien riche. Elle
achetait bien ce qu'elle pouvait, elle aussi. Alors je lui dis
: Je vais la prendre pour aller à la vigne ! Elle
dit : Non, tu vas l'abîmer, si tu la déchires
après il n'y aura plus rien. Gare au père !
Ah
! Je dis : Si, si ! La mère était bonne
pâte, elle me dit : Prends-la. Alors avec mon frère,
nous sommes descendus avec les deux vaches jusqu'à la vigne.
Et puis, chacun notre tour, nous menions la vache par devant et
le père menait la piocheuse, quoi !
Et
entre-temps, il me dit - comme il y avait une loge - il medit
: File faire chauffer le plat de riz sur le feu. Je mets
du bois, je m'approche trop, je brûle ma blouse ! Un trou,
ici. Alors après, que faire ? Je ne voulais pas le faire
voir au père. Eh bien ! tout le jour, comme ça,
j'étais comme ça, une poignée comme ça
[le
jeune Gilbert cache les dégâts en tenant dans sa
main serrée le tissu brûlé].
Mon
père ne l'avait pas vu, rien. Nous remontions bien avec
mon frère, avec les vaches, tout. Mais en arrivant à
la maison le père dit : Oui, oui, ç'a bien marché.
Il a fait beau, ç'a bien marché. Nous étions
fatigués, quand même: 12 kilomètres. Et puis,
descendre, monter, ça faisait 24, plus toute la journée.
Alors
ma mère me dit : Mais, qu'est-ce que tu fais, ici ?
Je me mis à pleurer. Qu'est-ce que tu fais ? Enlève
ta main. Quand elle vit le trou !..
Allez,
dis rien, elle me dit : Cache-le. On verra bien
demain avec ton père, ça. Elle ne voulait pas
me faire engueuler parce qu'il était un peu comme moi,
il n'était pas bien commode. C'est tout ce que je peux
bien dire. Mais c'est réel.