Présentation
du récit (en français) par Damien Ruffier ( 36 s)
:
Je suis de la campagne...
La foire de la Saint-Blaise, sabots et "bartasson"...
La foire de Pouilly du 3 février. La veille de la Saint-Blaise,
la foire de Pouilly, le pauvre Nicolas, des Crêtoux, de
Civens, dit à sa femme, la Phrasie [Euphrasie] :
- Demain j'ai envie d'aller à la foire.
- Qu'est-ce que tu vas allé traîner là-bas
? Te saouler encore, je parie.
- Mais tu sais bien que je ne bois plus depuis que le médecin
m'a défendu le vin rapport à mes douleurs. Je veux
acheter deux paires de sabots : une paire à bride et une
paire de "bartasson". Ils sont bien moins chers
que dans les magasins et je les aurais à meilleur marché.
- Oui, oui, oui ! tâche moyen de revenir en ribote et je
t'enverrai coucher à l'étable des porcs.
- N'aie pas peur, Femme ! N'aie pas peur ! Je te jure que je ne
boirai pas plus d'une bouteille.
Le lendemain, le pauvre Nicolas, il fit son pansage [le
soin au bêtes] de bonne heure ; il prit sa blouse neuve
et son bâton et il s'achemina du côté de Pouilly.
Il faisait bon, un froid sec et le pauvre Nicolas qui n'avait
pas ses rhumatismes ce jour-ci, il marchait comme un jeune qui
va "fréquenter". Arrivé à Pouilly
il alla tout droit vers les marchands de sabots qui se tiennent
à côté de l'église.
Ah ! c'était pas les sabots qui manquaient ! Il y en avait
en fayard, en verne [aulne], en peuplier, en noyer. Il
y en avait de toutes les sortes, de toutes les grandeurs et de
tous les prix. Le pauvre Nicolas, il se chicana au moins deux
heures avec les marchands. Les sabots avaient des noeuds, ou bien
avaient des fentes. Les uns étaient trop lourds, les autres
étaient trop légers. Il y en a qui lui faisaient
mal aux orteils, les autres lui écorchaient la cheville.
Les "bartassons" lui faisaient mal au coup de pied.
Et surtout ils étaient trop chers. Pensez donc, une paire
de sabots en noyer quatre francs et dix sous ; ça ne s'était
jamais vu ! Enfin, à force de discuter, de marchander,
il finit par faire le marché. Il paya. Il attacha ses sabots
deux par deux. Il les mit sur l'épaule : une paire devant
et les bartassons derrière.
Et
juste comme il allait partir plus loin vers la foire [quelqu'un]
lui tape sur l'épaule et lui dit :
-
Mais c'est le pauvre Nicolas ! Tu ne me reconnais pas.
Après
hésitation, le pauvre Nicolas :
- Ah ! C'est le Marius. Ils se mettent à rire. Ils se
serrent les mains tous les deux à n'en plus finir. Il y
a bien longtemps que nous ne nous sommes pas vus.
- Oh ! il y a au moins dix ans.
- Oh ! non, il n'y a que cinq, six ans.
Ils étaient aussi têtus l'un que l'autre et prêts
à se dire des sottises. Le pauvre Nicolas lui dit :
- Allons boire un canon, j'ai bien soif à force de piailler.
Le pauvre Nicolas paya un pot. Le Marius en paya un autre.
Et ils discutaient, ils discutaient.
- Tu te rappelles quand on avait mis la Marie dans une "boge"
[sac
de jute pour les pommes de terre]
et le coup où on avait fait peur à la Tinette
[Etiennette],
le nez [...].
Et ils rigolaient. Voici qu'arrive un voisin au Marius qui alla
payer son pot, et le Marius en paya encore un autre et encore
une autre connaissance qui vint s'asseoir et payer son pot.
Mais c'est que les caanons commençaient à faire
effet. Le Marius se mit à chanter la Marseillaise. C'était
chez lui une maladie. Dès qu'il avait deux canons dans
le fusil, il fallait qu'il chante la Marseillaise. Et le pauvre
Nicolas dont la femme, la Phrasie, était de Cottance, a
chanté :
A
Cottance, les chèvres blanches
A Pouilly, les hérissons...
Ce manège dura jusqu'à deux heures de l'après-midi
mais quand il fallut se lever, eh bien, ça ne fut pas la
même ! Enfin, tant bien que mal chacun s'en alla de son
côté en se donnant rendez-vous à l'an prochain.
Le pauvre Nicolas retrouva la route de Civens tant bien que mal.
Il n'avait pas oublié ses sabots ni son bâton. C'était
déjà bien. Mais le chemin était long, il
lui fallait toute la largeur de la route. Et le pauvre homme s'arrêtait
tout raide, et les sabots faisaient l'équilibre. Un coup
en avant, un coup en arrière, la canne piquée en
avant. Il faillit tomber au moins dix fois : ça faisait
au moins dix ans qu'il n'avait pas été aussi saoul
qu'aujourd'hui. Mais il s'en rendait compte. Les jambes se croisaient
et il ronchonnait sans arrêt en se disant: eh bien !
gare ! la Phrasie.
Et puis tout un coup juste devant la ferme de chez P. il bute
une pierre et tout droit au fossé. Et [...]
deux ouvriers charpentiers étaient en train de refaire
un plancher à la ferme. Ils l'avaient vu venir :
-
Ouh ! Il y en a un qui dit à l'autre, regarde donc ce
qui vient de là-bas. [...] Il doit revenir de la
foire. Il n'ira pas loin. Les jambes ne le suivent pas. Il en
a plus qu'il ne peut en porter.
- Mais tiens, ça y est, il est au fossé.
Au bout d'un moment, voyant qu'il ne se relevait pas, ils se dirent
: oh ! Il nous faut aller le ramasser pour le mettre ici sur
la paille. Au moins il dessoulera.
Ils vont le ramasser et le pauvre Nicolas s'était endormi
et il ne se rendit compte de rien du tout. Impossible de le réveiller.
Eh bien, ma foi, il n'y a qu'à le laisser cuver.
Au bout de presque une heure [un
"bord d'heure"]
il y en a un qui dit à l'autre : attends,
on va lui faire une farce.
Il
prit un bouchon, le bouchon du litre et avec son briquet, le fit
brûler d'un côté et quand le bouchon fut bien
charbonné, il alla s'accroupir à côté
du pauvre Nicolas et, tout doucement, il se mit à lui savonner
la figure, comme pour le raser, le front, les joues, le menton.
Le pauvre Nicolas, deux ou trois fois, il fit bien un peu la grimace
mais il ne se réveilla pas. Il aurait pu dire à
un ramoneur :
je suis plus noir que toi,
sans se tromper. Il dormit comme ça jusqu'à quatre
heures de l'après-midi. Et quand il se réveilla
il était presque nuit [à
"bord de nuit"].
Un mal de tête épouvantable. Il ramassa ses sabots
sans rien dire et reprit son bâton en se disant : eh
bien ! gare à la femme. Il lui fallait encore une heure
de trajet pour rentrer à la maison.
Et pendant ce temps la Phrasie avait fait le travail, allumé
la lampe à pétrole, trempé la soupe. Et comme
elle refroidissait elle se mit à la manger en ronchonnant
:
Mais
enfin qu'est-ce qu'il fait en chemin à cette heure ? Oh
! oui, oui, il sait bien partir mais pour revenir ! Pourvu qu'il
ne soit pas trop saoul.
Elle avait
à peu près fini de manger sa soupe quand elle entendit
les pas de son vieux sur le chemin.
Le voici tout de même ! Oh ! Il accroche bien les pierres.
Il ne doit pas être seul.
Eh ! j'arrive ! cria le pauvre Nicolas en ouvrant la porte.
La Phrasie se [ravisa
?],
leva les yeux. Elle ne put rien dire en le ragardant. Elle se
mit à gueuler : oh ! là, là ! mon Dieu.
0h ! là, là ! Mais c'est le diable.
Elle se cacha la figure avec les deux mains pendant que le pauvre
Nicolas qui ne savait qu'en dire resta planté derrière
la porte avec ses sabots sur les reins. Alors la Phrasie qui tremblait
comme une feuille se mit à lui dire :
Sacré
grand "brandel" ! Mais qui t'a mis dans cet état
? Sacré grand fainéant ! C'est le diable qui t'a
barbouillé de cette façon !
Elle
s'arrêta un moment et voyant que son vieux était
aussi [étonné]
qu'elle, elle ne comprenait rien. Elle s'approcha pour le regarder
de plus près.
Sacré
soulard de mandrin ! lui dit-elle, tu pues la vinasse à
plein nez. Tu as encore trouvé le moyen de te saouler !
Regarde-toi dans la glace. Et puis fous-moi le camp te coucher
à l'étable. Et tu te débarbouilleras demain.
Le
pauvre Nicolas n'insista pas. Il repassa la porte et alla se coucher
avec les deux vaches. Il n'avait rien compris. Il se passa la
main sur la figure et se dit : Mais où j'ai bien pu
prendre ça ? Le lendemain le pauvre Nicolas se débarbouilla.
Il n'a toujours pas compris ce qui lui est arrivé. Mais
la Phrasie a toujours cru qu'il l'avait fait exprès pour
lui faire peur. Elle le mène encore plus dur qu'avant,
son pauvre homme. Et pour comble de malheur ses rhumatismes sont
revenus [...].
Ah ! Il s'en souviendra de la foire de Pouilly. Je crois bien
qu'il n'y est jamais retourné.