Patois vivant



Les vignes de ceux de Saint-Bonnet


Jean Chambon

 

Les vignes
de ceux de Saint-Bonnet


Jean Chambon

(patois de Saint-Bonnet-le-Courreau)

enregistrée en septembre1979 au cours d'une veillée du groupe Patois Vivant
au Centre social de Montbrison, rue de Clercs

pour écouter cliquer ci-dessous

(10 min 31 s)

Les vignes de ceux de Saint-Bonnet

Presque toutes les familles de Saint-Bonnet ont du terrain en bas pour en faire une vigne. Certains ont du terrain à Trelins, d'autres à Marcoux, à Marcilly, à Corbe, au Rézinet, à Pralong, à la Corée, à Pinasse, à Champdieu, aux Crozes, au Pizet, à Lard, à Maupas, à Pierre-à-Chaux, au Bouchet, à Rigaud, à Moingt, aux Carrières, à Bretagne, au Cluzel.

Ceux dont le terrain était un peu grand ont une loge en pisé, pour se mettre à l'abri, où il y a une écurie pour le cheval, le tonneau pour sulfater, les seaux pour porter l'eau, les ceps arrachés et les sarments pour faire du feu.

A l'étage, il y a la cuisine où se trouve la cheminée pour faire du feu, les plus riches ont un poêle à trois pieds. Il y a aussi une table, un placard et un lit avec une paillasse de feuilles.

Dans ces loges, on ne laissait jamais de quoi manger parce que des maraudeurs enfoncent les portes pour voler ce qu'il y a de bon à prendre et surtout à manger. Certains mettent un écriteau sur la porte : "Défense d'entrer", mais rien n'y fait !

Souvent ces loges sont "de moitié" avec les voisins. Ils ont chacun une clef. Certains ont seulement une baraque en planches, juste pour se mettre à l'abri et [
tenir] le tonneau pour sulfater. L'eau était souvent prise dans les fossés, où on avait fait un trou, la boutasse ; certains ont un puits à côté de la loge.

Ces vignes donnent beaucoup de travail parce que c'est loin pour les travailler. Il faut d'abord aller rompre (1) au printemps avec la trandjine (2) et quand c'est sec, il faut cogner dur, et puis il faut remonter le soir, à la tombée de la nuit, et à pied et avec des sabots.

Au printemps, j'en ai vu partir à six heures du matin avec la bêche sur l'épaule, la musette pour la nourriture sur le derrière, la gourde de vin et les sabots, marcher deux heures et demie pour remonter après avoir taper tout le jour comme un assommé.

Il fallait bien choisir le jour pour aller piocher, souvent le lendemain d'une pluie, c'est moins dur. Quand le temps accordait, qu'il faisait chaud et pas trop de pluie, il y avait du raisin mais il ne fallait pas que la grêle passe, [
alors] c'était tout foutu.

A l'automne, au commencement d'octobre, le samedi, en revenant de la ville, le patron, en remontant du marché, passait voir si c'était mûr et évaluait combien il faudrait de bennes. En passant il coupait beaucoup de raisins pour les femmes et les enfants. Il remontait aussi des pêches (3) quand il y en avait. Le lendemain dimanche, il demandait ses vendangeurs pour le jeudi. Il demandait à sa famille, à ses frères et beaux-frères, aux voisins. Il fallait un peu s'y prendre à l'avance parce que ça se trouve en même temps que les battages à la machine. Ca pourrait attendre un jour ou deux de plus, mais le vendredi ça n'accorde pas, on ne peut pas manger de viande ce jour, le samedi, les gens vont au marché.

Le lundi, il faut mettre étuer (4) les bennes qui sont au fond du hangar (5). Il faut les mettre à l'envers (6) avec de l'eau dessus. La cuve est lavée et étuée depuis la semaine passée, après avoir mis le paillon (7). Le mercredi, avec le grand valet, le patron démonte les écrimes du char droublié (8), ne laisse que l'échelle. Ils mettent les trois bennes dessus et les attachent bien avec la corde perchère (9).

Le jeudi arrive. Il faut se lever de bonne heure pour aller chercher le cheval du voisin pour mettre devant le sien pour remonter la vendange. Après on met deux rations (10) de foin dans les bennes pour les chevaux, on cherche tous les paniers qu'on attache à la corde, sans oublier le barlet (11). Il faut partir avec la lanterne à bougie. Tout le monde grimpe dans les bennes, le cheval du voisin est attaché derrière. Et nous voilà partis sur la route, au trot.

Il fait juste jour quand on arrive à la vigne et il y a une grosse rosée. Le gamin le plus jeune, qui a dix ans, sitôt descendu de la benne, saute à pleine bouche sur le premier raisin qu'il trouve, puis en mange un autre et encore un autre. son père lui dit :

- Ne mange pas tant de raisin le matin, tu seras malade !
- Ca ne fait rien, ils sont bons, dit le gamin Jean.


Ensuite nous voici à vendanger, deux par rangée parce que c'est en palissade. Les vieux ensemble et les jeunes ensemble aussi. Le grand valet a "harnaché" la hotte pour porter les raisins dans les bennes, en haut de la vigne.

Le matin tout le monde bavarde (12) sérieusement. On parle du temps, du travail, de la grosse récolte. Mais le Jean regarde de ci, de là, se tient le ventre de temps en temps ; il y a quelque chose qui ne va pas bien. Tout à coup le voici parti à fond de train dans le fossé en défaisant ses bretelles en courant pour gagner du temps et il arrive juste à temps. Au retour son père lui dit : Je t'avais averti, il n'y a rien de plus purgatif que de manger des raisins à la rosée. Et Jean ne goûta plus à un raisin de la journée.

A midi, deux bennes sont pleines, gauchées (13) une fois. Il faut se mettre à table mais, comme il fait bon, tous veulent manger dehors. Le patron n'arrête pas de verser à boire à cause du jambon (14) trop salé. Les filles se mettent ensemble, elles mangent moins et ne boivent que de l'eau tirée au puits avec le seau. Au fromage, les hommes commencent à mener (15). Les canons ont délié les langues, ils commencent à agacer les filles et puis les voici partis pour continuer la vendange, bien gais.

L'après-midi se passe très bien (16). Tout le monde en met un coup. Deux filles qui avaient oublié une grosse grappe furent mises à la batiole, comme punition. Un homme prend la fille sous les bras, un autre lui prend les jambes et un troisième se met à quatre pattes. Les deux qui soulèvent la fille la secouent en lui faisant taper les fesses sur le dos de celui qui est à quatre pattes. Tout le monde rit et surtout les hommes qui apinchent (17) les jolis cotillons de ces filles.

Et, vers quatre heures, tout est fini. Il a fallu gaucher trois fois les bennes pour tout faire tenir. Et puis, il y avait une benne qui perdait du jus. Que faire ? C'était dommage de laisser perdre (18) ce vin. Mais le grand-père qui avait plus d'expérience dit à son garçon : Fais un trou, avec une latte, le long de la douelle et verse du sable sec. C'est ce que le patron fit et la benne s'arrêta de fuir.

Pendant que le patron et le voisin attelaient les chevaux, les jeunes, garçons et filles commençaient à partir à pied, bras dessus bras dessous, en chantant tout le long du chemin les nouvelles chansons qu'ils avaient achetées à la foire de Noël passé. Quand le char des vendanges remontait, en passant dans les hameaux, les gamins se cachaient par derrière pour prendre une grappe de raisin dans la benne pendant que les charretiers discutaient en marchant.

Une fois, quand j'étais gamin, au bourg de Saint-Bonnet, pendant que les charretiers buvaient un canon chez Barou pour laisser souffler les chevaux, il faisait nuit, je suis passé derrière le char en me cachant. Je suis monté sur la roue du char et j'ai pris deux ou trois grosses poignées de raisins que j'ai mis dans mon tablier. Et me voici reparti à fond de train à la maison. En arrivant je pose mon tablier sur la table et au milieu se trouvent les clefs de la loge. Et me voici reparti chez Barou pour remettre les clefs où je les avais prises, heureusement, les charretiers étaient toujours au café.

Quand les bennes arrivaient au cuvage il fallait les décharger au seau ou au benon (baquet) et mettre les raisins dans la cuve. Pendant ce temps le grand valet retroussait ses pantalons avant de sauter dans la cuve pour écraser les raisins. Ceux qui possédaient beaucoup de vignes avaient un fouloir et il fallait tourner la manivelle (19). Il fallait faire tout ça avant le souper, toutes les filles aidaient à faire le travail de la maison et à préparer le repas. Elle remettait le joli tablier avant de se mettre à table et tout ça ne finissait pas avant minuit. Souvent, si on ne vendangeait pas le lendemain, on se mettait à chanter et à danser bien tard dans la nuit.

Beaucoup de ces vignes ont été abandonnées. Les chardons, les ronces et l'herbe passent par-dessus les ceps. Souvent ce sont les vieux qui continuent à les travailler parce que les jeunes ça ne les intéresse pas, ils ne boivent pas de vin.

Au partage, d'autres vignes sont gardées pour un des enfants qui travaille à la ville. Il le garde, ce terrain, pour y faire bâtir une maison si l'eau ne passe pas loin, de même que l'électricité.

En racontant tout ça, je ne peux m'empêcher de penser à ce paysan retraité de Planchat qui a quatre-vingt-deux ans et qui va toujours travailler sa vigne qu'il avait minée quand il était jeune. Il part à pied avec sa bêche sur l'épaule par les côtes, le plan de Lard, vers Pose-Sac, le plan de la Fouillouse, la grosse Garole, pour arriver aux Crozes de Champdieu, une heure et demie après. Il travaille tout le jour et remonte le soir, encore à pied. Il y en a encore qui sont robustes dans le pays et pourtant il a fait toute la guerre de quatorze.

Il y en a un autre, à Planchat qui savait ménager ses forces. Il allait travailler à la vigne avec son mulet qui connaissait bien le chemin. Quand il avait fini sa journée à la vigne c'était nuit noire. Il mettait une botte de paille au fond du tombereau, il s'y couchait et dormait jusque devant la maison où la mule s'arrêtait, une mule qui était à la page.

(1) Première façon de la vigne : bêchage.
(2) Trandjine : bêche à trois dents.
(3) Pêche : pèrse en patois
(4) Faire étuer : arroser les tonneaux et les bennes pour faire gonfler le bois et ainsi les rendre étanches.

(5) Hangar : chopi en patois.
(6) A l'envers.
(7) Le paillon : poignée de paille qui sert à filtrer le jus du raisin tiré de la cuve.
(8) Les écrimes du char droublié : les ridelles du char à quatre roues.
(9) La corde qui sert à attacher la perche sur les chars de foin ou de paille.
(10) Ration : parson en patois.
(11) Barlet : barillet qui peut contenir trois ou quatre litres de vin.
(12) Bavarder : coutarjè en patois.
(13) Gaucher : fouler.
(14) Jambon : chanbe de peur, jambe de porc.
(15) Mener : parler beaucoup et joyeusement.
(16) Lo pranièro se possi fran bion : l'après-midi se passe "franc" [tout à fait] bien.
(17) Apïnchè, apincher : observer, épier, par curiosité plus que par malice.
(18) Perdre, gaspiller : petafiner.
(19) Tourner la manivelle : virè le bigo.


Loge en pisé à Marcoux
(cliché J. Barou)

Qui était Jean Chambon ?
Jean Chambon (1915-1994)

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mise à jour le 4 mars 2010