Aux
Massons, où je suis né, il y avait une grosse maison
où il y avait toujours quatre hommes et trois femmes à
travailler. Il y avait tellement de bâtiments qu'on aurait
dit un hameau. Ce village se trouve le long de la grande rivière
qui s'appelle le Vizézy qui sépare la commune de
Roche de celle de Saint-Bonnet, entre les hameaux de Fraisse et
de Courreau.
Ici, entre les deux guerres, il y avait un moulin à huile
qu'on appelait un tre d'iolou qui tournait à l'eau. Toutes
les maisons de Saint-Bonnet, de Roche et de Châtelneuf venaient
faire de l'huile aux Massons. Les gens portaient un bichet (1)
de graines de colza et une cantine (une sorte de bidon en fer-blanc
avec une poignée pour le porter), d'autres avaient une
petite bonbonne empaillée avec de l'osier.
Ceux qui venaient d'un peu loin arrivaient avec le cheval et le
char à bancs, d'autres avec le tombereau, et les plus proches
venaient à pied avec le sac sur le dos attaché bien
long. Derrière c'était le colza et devant c'était
la cantine qui pendait. Il y en a aussi qui arrivaient avec un
bât.
Dans toutes les fermes situées en dessous de mille mètres
on semait pour les besoins de la maison une, deux ou trois cartonnées
(2) de colza qu'on moissonnait à
la faucille au mois de juin. On mettait les gerbes en meule pour
qu'elles sèchent bien et s'il pleuvait beaucoup le colza
moisissait et ça donnait un goût de moisi à
l'huile.
Certaines fermes dans le bas de la commune de Saint-Bonnet et
de Châtelneuf cultivaient dix ou quinze cartonnées
de colza pour la vente. C'était dans les entrecôtes
qu'on faisait le colza qui avait le plus de rendement.
Parfois, aux Massons, se trouvaient trois ou quatre clients en
même temps. C'était le premier arrivé, bien
sûr, qui passait d'abord. Il y avait aussi aux Massons une
grande écurie pour les chevaux de ceux qui attendaient
leur tour.
Dans les maisons, on mettait la cantine dans un dépôt
ou un grenier. On venait en tirer avec une bouteille et, au fond
de la cantine, il y avait toujours un dépôt d'huile
qui s'appelait la poutole. On le récupérait dans
une boîte de fer-blanc et on s'en servait pour graisser
les chars.
Pour faire cette huile de colza, il fallait une demi-heure au
moins pour un bichet qu'on appelait une serrée et qui rendait
à peu près quatre ou cinq litres. La turbine d'eau,
c'était une roue en fer qui avait des palettes tout autour,
tournait à l'horizontale comme une toupie (3).
Sur un côté arrivait l'eau qui descendait de la retenue
(4) par une sorte de conduit en bois,
grand au départ et qui allait sur la roue en se resserrant.
La cave où arrivait cette eau s'appelait la
rouétéri,
où il y avait une vanne de fermeture commandée du
moulin à huile.
Pour faire l'huile il fallait monter le colza sur le dos au premier
étage par les escaliers. Il fallait faire bien attention
de ne pas glisser dans les escaliers parce qu'ils étaient
graisseux. Il fallait être deux hommes, le patron et le
petit valet. Le patron faisait d'abord passer le colza entre deux
cylindres d'acier. Il fallait ouvrir la vanne presque à
fond pour que les cylindres tournent vite. Le colza écrasé
tombait dans un grand bachat
en pierre peu profond et bien rond. Dans ce bac après le
cylindrage tournait une grosse meule en pierre qui finissait d'écraser
le colza. Alors il fallait ouvrir la vanne à fond parce
que la meule était lourde. Il ne fallait pas qu'elle tourne
trop vite car ça éparpillait le colza à travers
le moulin. La serrée d'avant était en train de cuire
dans une grande chaudière en fonte qui chauffait au bois
et, le plus souvent, avec des déchets de bois qui venaient
de la scierie qui tournait à côté. Dans cette
chaudière tournait, en même temps que la meule, des
palettes qui raclaient le fond pour empêcher le colza de
coller au fond et de brûler.
Au bout de vingt minutes, c'était cuit. Il fallait arrêter
l'eau [fermer
la vanne] et
mettre le colza qui était cuit dans le pressoir en fer
massif bien enveloppé de couvertures faites de crins, couvertures
très épaisses. Au-dessus du pressoir, il y avait
une grande roue dentée avec une vis au milieu. On faisait
décoller cette grosse roue à la main autant qu'on
pouvait serrer (il y avait des poignées en dessous pour
forcer à la main). Quand nous ne pouvions plus tourner
à la main, il y avait une petite roue dentée qui
s'enclenchait sur la grande. On ouvrait la vanne et une courroie
entraînait tous ces engrenages jusqu'à ce que la
courroie patine. Après il fallait finir le serrage en montant
à une grande roue qui avait des bâtons tout autour
comme une roue d'écureuil, jusqu'à ce que le poids
du valet ne puisse plus faire tourner cette grande roue. Et l'huile
sortait par un trou sur le côté du pressoir.
Quand ça ne coulait plus, il fallait desserrer mais ça
faisait moins forcer. Le restant du colza après avoir rendu
l'huile s'appelait le maton que le client emportait dans le sac
qui lui avait servi pour apporter le colza. Mais avant de donner
le maton à son propriétaire le petit valet le rognait,
enlevait les bavures tout autour. Ces bavures restaient au moulin
à huile et le patron s'en servait pour abreuver le bétail
des Massons. Quand on rognait ce maton le client nous regardait
de travers, c'était autant qui ne rentrait pas dans son
sac pour faire des lavailles (5)
pour abreuver
[les bêtes].
Je me rappelle que le prix de la
serrée
était de quarante sous (6),
après il passa à cinquante puis à trois francs.
Quand il n'y avait pas de client, nous faisions de l'huile pour
vendre en ville le samedi. Donc le samedi il fallait se lever
de bonne heure pour faire manger les chevaux, le Mousse
et le Kaki,
deux braves bêtes qui étaient attelées de
front à un grand char à bancs. Dans ce char à
bancs il y avait quatre grands bidons de cinquante litres pleins
d'huile, une dizaine de matons à vendre au marché,
le panier à pidanse
(7) qui contenait le beurre, le fromage
et les oeufs, et toutes les serrées qu'on avait montées
le samedi précédent du marché où mon
grand-père avait une place à l'angle de la place
de la Mairie et de la rue Victor-de-Laprade. On prenait les serrées
de tous les environs.
Donc, à midi, le grand-père et la grand-mère
mangeaient au restaurant en ville. De même, il y avait beaucoup
de paysans qui en faisaient autant, ils ne partaient qu'à
quatre heures pour remonter.
Quand, avant de souper, nous entendions le bruit du char derrière
la maison tous les hommes se levaient pour aller dételer
les chevaux et décharger le char qui était rempli
de sacs de colza et de serrées de tous les clients qui
avaient une étiquette avec leur nom et le sac marqué
au crayon encre. Pour les chevaux, le vendredi, on bourrait deux
grandes boges (8) de foin avec le
pied pour que ça fasse moins de volume.
(extrait
de Jean Chambon, "Ceux de Saint-Bonnet",
Village de Forez, septembre
1979)
(1)
Un double décalitre.
(2) Une cartonnée, ancienne
mesure agraire : environ 1 000 m2.
(3) Toupie : pèro
viro en patois.
(4) L'onchiozo
(l'enclôse) : retenue d'eau d'un moulin.
(5) Les lôvaille
(lavailles) préparées
pour le bétail avec de l'eau tiède, du son...
(6) Quarante sous valent deux francs.
(7) Provisions.
(8) Boge : sac grossier en toile
de jute.