Je
vais vous parler de ma première déliée (1).
Un six du mois d'août, avant la guerre de 1939, le père
m'a demandé d'aller faire une déliée pour
finir de labourer un morceau de terre. Il voulait semer des raves
et la Sainte-Anne (2) était passée de quelques jours.
Il y avait un peu de fraîcheur et il fallait en profiter.
Le Joannès m'a dit :
- "Moi, je ne peux pas, je vais donner la main [aider]
pour
battre chez ton oncle le Charles du Pizet (3). Ta mère
t'aidera pour lier les vaches. Tout seul tu vas avoir de la difficulté.
Ce joug, il est lourd. Tu prendras la Blonde et la Mignonne.
La Blonde est bien dressée mais laisse-la tranquille,
elle ne va pas tarder à faire le veau. Prends la petite
charrue du cheval. Ce sera moins pénible pour toi et le
bétail. Pour atteler tu laisseras six boucles pendre au
timon parce que, si elles s'emballent, elles se couperaient les
tendons avec le soc de la charrue. Tu ne me la saccageras pas
trop [la terre].
Laboure un peu droit. Si c'est tordu tu vas faire avorter les
lièvres (4)."
Vers
les huit heures, la soeur Alice m'a apporté le casse-croûte
dans une gamelle en aluminium : un bout de pain, un morceau de
fromage. Qu'elle était bonne cette soupe ! Il y avait un
peu de pain au fond, des choux cabus et le morceau de lard par-dessus.
C'était arrosé par le bouillon qui avait cuit la
cochonnaille.
Ces garces de vaches, elles avaient bien senti que ce n'était
pas le père qui labourait. Elles m'ont fait peiner mais
j'ai pu finir tranquillement quand même.
Après
la déliée, il a fallu les mettre à paître
dans les trèfles rouges qui avaient repoussé depuis
le printemps, vers les onze heures et demie les rentrer à
l'étable pour les traire. Mais quand elles avaient bien
travaillé il n'y avait pas grand-chose à traire.
Elles avaient les pis vides.
Ce
jour-là j'ai fait ma première déliée.
Et il y en a eu beaucoup d'autres jusqu'à ce que je me
marie , bien plus tard, avec la Yette (5). Après les tracteurs
sont arrivés et ces braves bêtes sont restées
à l'étable.
(1)
Délia : temps fixe de labourage, deux ou quatre
heures de travail, cf. L.-P. Gras, Dictionnaire du patois
forézien.
(2) La fête de sainte Anne est le 26 juillet.
(3) Hameau de la commune de Champdieu.
(4) En courant dans un sillon tordu les hases se seraient heurté
les flancs.
(5)
Henriette est le prénom de l'épouse d'André
Berger.