Les
conscrits de Saint-Bonnet
A
l'âge de dix-neuf ans, à la sortie de la messe de
Saint-Bonnet, un conscrit me dit : Il faudrait bien faire une
réunion pour faire la classe ensemble. Je lui demandai
: Qui est-ce qu'il y a de notre classe ? Il me dit : Il
y a Joseph, Joannès, Marius et nous deux, ça fait
cinq.
- Et les filles, combien elles sont ?
- Je ne sais pas. Elles sont plus que nous, mais on va aller voir
à la mairie. On sera plus sûr et peut-être
qu'on trouvera un autre conscrit.
Ensuite nous voilà partis à faire le tour des cafés
pour chercher les autres [conscrits] que nous avons trouvés.
Nous leur avons donné rendez-vous pour le dimanche suivant
à neuf heures chez Massacrier.
A neuf heures, nous voilà tous les cinq réunis autour
d'une bouteille de vin rosé. Nous avons formé un
bureau : le président qui se trouva être le plus
âgé, le secrétaire qui savait un petit peu
mieux écrire que les autres et le trésorier. Nous
avons manigancé de verser cinq francs tous les mois pour
avoir quelques sous pour acheter un drapeau, les cocardes, payer
notre repas le jour du conseil de révision et celui du
maire et du garde champêtre. Et puis nous sommes allés
à la mairie trouver le secrétaire qui était
l'instituteur pour voir le registre et compter ceux qui étaient
conscrites et conscrits. Il n'y avait toujours que cinq garçons,
mais huit filles. Certaines étaient déjà
placées dans les villes et n'étaient plus à
Saint-Bonnet.
Au début de l'année après nos vingt ans,
on s'est débrouillé pour trouver le président
de la classe d'avant nous pour fixer une date pour qu'ils nous
remettent le bouquet. Eux, ils avaient déjà passé
le conseil de révision et ils devaient partir au régiment
au printemps et à l'automne. Nous avons fixé la
date au premier dimanche de février.
Ca consistait à recevoir une cocarde des conscrits de la
classe d'avant. Le président remit le bouquet au président
de la classe suivante et chacun reçut une cocarde qu'il
fallait arroser. Et ça se passait à la tombée
de la nuit. Pour arroser cela, généralement, au
lieu de mener tout le monde au café, chacun achetait un
litre de liqueur. On se faisait prêter des verres et on
versait un petit verre à tous les conscrits, anciens et
nouveaux et ça durait bien jusqu'à minuit. Je me
rappelle que ce jour il y avait tellement de neige, ça
faisait de grosses congères et la bise coupait comme un
gouyard (1). Si je n'avais
pas été aviné, je crois que je serais resté
dans la neige tellement la bise soufflait.
Le conseil de révision se passait au canton , au printemps,
au mois de mars. Quand je me suis placé comme valet, j'ai
réservé une semaine pour faire la classe. Je fus
convoqué le lundi à neuf heures à Saint-Georges.
La veille, le dimanche matin, je rinçais un grand seau
de bois au bachat. J'allais chercher de l'eau chaude dans la bouillotte
du fourneau, un gros morceau de savon et me voici parti dans l'étable
des chèvres pour me laver tout entier. Ici, personne me
voyait et je me lavais à fond de la tête aux pieds
par-devant et par-derrière. C'était la première
fois que je me lavais à fond.
Et le jour du conseil arriva. Nous nous étions donné
rendez-vous au bourg de Saint-Bonnet à sept heures avec
les instruments de musique que nous pourrions avoir : clairon,
accordéon et grosse caisse. Mais comme nous n'étions
pas riches, nous n'avions pas pu acheter l'instrument que nous
appelions la timbale. Avec nos cotisations de tous les mois, on
avait quand même pu acheter un drapeau et les cocardes pour
les filles chez Porcuro (2), le chapelier
de la ville. Marius avait un accordéon et moi j'avais le
clairon de chez nous qui avait servi à mes frères
pour faire la classe.
Le maire et le garde partirent en auto et nous, les conscrits
de la classe et les ajournés de la classe d'avant, nous
sommes tous partis à pied en passant par Essende, le Mas
et le Pont du Diable et Saint-Georges. En arrivant au bourg de
Saint-Georges il y avait déjà beaucoup de marchands
de cocardes et de photographes qui nous placardaient une pleine
poitrine de médailles. Ceux qui n'étaient pas bien
hardis payaient, les autres partaient avec les cocardes. Le marchand
ne mettait pas longtemps pour récupérer ses cocardes.
Le conseil se passait à la mairie devant le major, les
gendarmes, les maires et les gardes champêtres de chaque
commune. Quelquefois il y avait le père de quelque conscrit.
Le plus drôle c'est quand le gendarme nous faisait déshabiller
dans la première pièce, nu comme un ver. Nous nous
regardions les uns les autres pour voir si nous étions
faits pareil, et puis, en file indienne et par ordre de l'alphabet
nous voici partis, d'abord sous la toise, pour la mesure de la
taille par un gendarme. Ensuite un autre nous pesait et le major
nous demandait si on avait quelque chose à dire et décidait
si tu étais bon pour le service, ajourné ou réformé.
S'il y avait un cas particulier le major demandait des renseignements
au maire de la commune du conscrit. En attendant notre tour d'être
appelé ce qui nous ennuyait le plus c'est qu'on ne savait
pas que faire de nos mains, pas de poches pour les mettre, alors
pour se donner une contenance on croisait les bras ou on les laissait
ballants.
A la sortie du conseil, encore les marchands de cocardes qui nous
sautaient dessus : "Bon pour le service, bon pour les
filles". Et puis c'était le repas à Saint-Georges
avec le maire et le garde pour qui la classe payait.
Quand le banquet était fini, le maire et le garde repartaient
en auto. Nous commencions alors la tournée des conscrites
à travers la commune en commençant par le hameau
le plus près de Saint-Georges qui est Grandris. On s'arrangeait
pour donner la cocarde aux filles chacun à notre tour.
ça fait bien plaisir de remettre le bouquet parce que celui
qui le donne adroit à la bise. Et puis nous dansions dans
la cuisine avec l'accordéon et chacun chantait une chanson.
La fille sort la grosse carafe qui est préparée
de vieille date. Le père de la fille, s'il est bien content,
va chercher une bouteille de vin bouché. La mère,
si tout est bien, sort le saucisson, le beurre et le fromage avec
la miche de pain...
Après
c'est le café avec de la gnôle à volonté
et encore des valses autour de la table. Pour dormir, nous allions
presque toujours chez un conscrit, s'il n'y avait pas assez de
lits, nous dormions à la fenière avec une couverture.
Et ce manège dure toute la semaine. Je me rappelle, il
était temps de rentrer chez nous : j'avais perdu la semelle
d'un soulier à force de danser, toujours avec l'accordéon
du conscrit Marius.
Si par hasard la fille était placée ailleurs, nous
mettions la cocarde à la mère qui nous offrait quand
même la carafe et que nous embrassions chacun à notre
tour. Le dernier jour de la semaine on avait tous une extinction
de voix tellement on avait braillé. Heureusement que nous
avions encore le clairon et l'accordéon pour nous faire
entendre.
A l'automne, avant de partir au régiment, nous faisions
encore un banquet, seulement les conscrits. Et nous bouchions
une bouteille chacun, de liqueur, de champagne ou de vin vieux
que nous suspendions à une poutre d'un café avec
le drapeau roulé au-dessus. Ces bouteilles nous les débouchions
en revenant du service... quand il n'y avait pas de guerre (3).
(extrait de Jean Chambon, "Ceux
de Saint-Bonnet", Village
de Forez, septembre 1979)
(1)Une
serpe.
(2) Surnom d'une famille.
(3) Jean Chambon a fait son service militaire, la guerre et a
été prisonnier voir :
Jean Chambon, Mon
retour de captivité.