|
Pour
rappeler l'aimable tradition des farces du premier avril,
voici
un joli conte de Marguerite
Fournier
:
UN
POISSON D'AVRIL MONTBRISONNAIS
LE
DRAPEAU DE LA CHAMBRE
DES AVOUES
Au
temps où l'on s'amusait à faire des farces pour
le 1er avril, il en était une en grande vogue parmi les
gens de la basoche : elle consistait à envoyer le petit
clerc d'une étude d'avoué à la recherche
du drapeau de la Chambre... Les vieux Montbrisonnais reconnaîtront
les étapes qui jalonnaient son périple autour
du Palais.
- Jacquot, veux-tu aller faire une commission ?
- Mais oui, tout de suite, mademoiselle Marie.
Et Jacques, le petit saute-ruisseau de l'étude de Maître
Dupont-Dargent avoué à Montbrison en l'an de grâce
1912, s'empresse de retirer ses manches de lustrine et de saisir
sa casquette accrochée au portemanteau.
- Tu vas monter tout de suite au Palais chercher le drapeau
de la Chambre des Avoués. Mais fais vite... C'est pressé...
Ne te laisse surtout pas devancer par d'autres !
- Comptez sur moi, mademoiselle Marie. J'y cours et je vous
promets que dans dix minutes vous l'aurez votre drapeau !
- C'est vrai que tu es un débrouillard ! poursuit
la dactylo d'un ton admiratif.
Très flatté, Jacques fait claquer la porte
de l'étude sans entendre le rire sonore qui accompagne
sa sortie. Monsieur le Premier Clerc lui-même se départit
de sa dignité pour rire à l'unisson de ses collègues,
tandis que, penché sur ses dossiers, Me Dupont-Dargent
pince les lèvres d'un air attendri au souvenir d'un temps
lointain où il n'était lui aussi qu'un petit saute-ruisseau.
Jacques a tôt fait de traverser le pont du Vizézy,
la Tupinerie et toutes les ruelles aux pavés pointus
conduisant aux hauteurs montbrisonnaises où siège
la Justice. Le voici devant la porte du Palais. Mais au fait,
mademoiselle Marie ne lui a pas dit s'il fallait s'adresser
au Parquet, au Greffe, au Juge d'instruction ou au Président...
- Cela ne fait rien, je me débrouillerai, pense
Jacques en frappant à la porte vitrée de la loge.
- Qu'y a-t-il, interroge la concierge très occupée
à éplucher des pissenlits ?
- Je viens chercher le drapeau de la Chambre des Avoués,
répond le petit clerc.
Un imperceptible coup d'il au calendrier renseigne le
"conservateur du Palais" sur l'opportunité
de cette demande et, sans lâcher son couteau, il lance
d'une voix aussi tranchante :
- Au Parquet !
Dans l'antichambre, deux gendarmes assis sur un banc encadrent
un vagabond pouilleux attendant d'être introduit auprès
du Procureur. Jacques traverse en habitué et fait "toc-toc"
à la porte du secrétariat.
- Entrez ! répond la voix enrouée du secrétaire.
- Me Dupont-Dargent m'envoie chercher le drapeau...
- ... de la Chambre des Avoués, continue le vieil
employé qui en a tant vus au cours de sa carrière
des "Premier Avril" et des petits saute-ruisseau...
Monte le chercher au Greffe.
Tandis que Jacques s'empresse de reprendre la porte, Monsieur
le Substitut nouvellement installé à Montbrison,
lance à travers ses lunettes à monture d'or un
regard interrogatif et stupéfait... Son vieux secrétaire
est sûrement en train de devenir fou !...
Au Greffe, l'arrivée de Jacques fait sensation... On
dirait presque qu'elle est désirée. En chur,
greffier et employés s'exclament :
- Tu viens sûrement chercher le drapeau ?
- Mais oui, répond le petit bonhomme, tout heureux
d'être si bien deviné.
- Si tu étais venu cinq minutes plus tôt, il
était encore là, mais voici que le capitaine de
gendarmerie vient de l'emporter. Va le réclamer à
la brigade.
- J'y cours. Merci, Messieurs.
En deux enjambées, Jacquot est arrivé à
la porte de la caserne. Entrant carrément au bureau,
il réitère sa demande. Un secrétaire moustachu
le dévisage et, d'une voix à faire trembler les
vitres, s'écrie :
- Ah ! ça, petit malotru, te f...-tu de moi ! Dépêche-toi
de déguerpir ou je te flanque un procès-verbal
pour outrage à la maréchaussée !
Allez, ouste !
Le pauvre gamin en demeure tout décontenancé,
mais cela est bien pis lorsque, derrière le galandage
séparant le bureau du planton de celui de l'adjudant,
une autre voix tonitruante rugit :
- A la prison !
Tout tremblant, Jacques balbutie :
-
Mais, Messieurs les gendarmes, je n'ai rien fait de mal. C'est
mon patron qui m'a envoyé.
- Je te dis que c'est à la prison qu'il faut aller
le chercher ton drapeau, poursuit la grosse voix. Vas-y
vite, c'est le gardien-chef qui l'a pris !
Tout débrouillard qu'il est, Jacques ne se sent pas bien
fixe au moment de tirer la cloche de la "Maison d'arrêt
et de justice"... Un chien hurle... Des pas résonnent
... Des clefs cliquettent ... Des verrous grincent ... Un visage
grave sous une casquette étoilée s'encadre dans
la porte rébarbative... Une voix blanche interroge :
- Que veux-tu, petit ? Ce n'est pas jour de visite.
Jacques rougit. Le prendrait-on pour le fils d'un cambrioleur
? Et il se met à bafouiller :
- Je viens, chercher... le dra... le dra... le dra
- Ah ! le drapeau de la Chambre ! Mais il fallait le dire tout
de suite, dit le gardien dont un demi-sourire vient éclairer
la figure triste... Seulement, vois-tu, tu arrives encore trop
tard. Il n'est plus là. Il est...
Où donc, grands dieux, pense Jacquot dont le sang se
glace en attendant la réponse. Dire que, de bureau en
bureau, on l'a envoyé jusqu'à la prison ! Que
peut-il y avoir de pire à présent, si ce n'est
l'enfer !
Aussi, n'en croit-il pas ses oreilles lorsque, refermant son
verrou, l'homme aux étoiles laisse tomber placidement
ces mots :
- A la cure de Saint-Pierre.
Ouf ! Jacques pousse un soupir de soulagement. Il vient de quitter
l'enfer pour le paradis dont chacun sait que saint Pierre est
le grand portier.
Madame
Annette, la gouvernante de Monsieur le Curé, répond
à son coup de sonnette joyeux. Mais, dès qu'il
lui a formulé sa requête, le cur tout rempli
d'espoir, elle éclate d'un bon rire franc et, le poussant
dans sa cuisine, lui montre le calendrier...
-
Poisson d'avril, Jacquot, tu t'y es laissé prendre comme
les autres !
Pauvre Jacques ! La colère et la honte lui font jaillir
les larmes des yeux. Comme il leur en veut à tous ceux
qui se sont moqués de lui : les clercs de l'étude,
mademoiselle Marie, le concierge, les secrétaires, les
gendarmes, et, pour finir, le gardien de prison !
Le sentant malheureux, Madame le console maternellement et,
pour lui remonter le cur, lui paye un bon petit verre
de cassis de sa fabrication :
- Je te gâte, lui confie-t-elle, parce que tu
es le premier, mais tu penses que si j'en faisais autant à
tous ceux qui vont venir aujourd'hui tirer la sonnette, tout
mon carafon y passerait...
Cela va mieux. Jacques redescend des hauts quartiers de la ville,
moins vite cependant qu'il n'y était monté. Or,
comme il s'en va, un peu penaud, appréhendant sa rentrée
à l'étude, il aperçoit le grand Louis de
l'étude de Me Duparc-Duroy allongeant ses maigres jambes
la long de la rue Claude-Henrys.
Lui aussi, pense-t-il, a attrapé le Poisson
d'Avril !
Et, au moment de le croiser, il lui lance d'une voix claironnante
:
- T'as du retard, vieux !... Le drapeau de la Chambre des
Avoués, c'est moi qui le rapporte !
(extrait de la
revue d'histoire locale Village de
Forez, n° 14, avril 1983)
Album
Montbrison...
Monsieur,
Madame, les enfants et... poisson d'avril
(cartes
postales anciennes)
Mis
à jour le 14 mars 2010
|
|