Paul
Deschanel et Montbrison
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* *
Le
pyjama du Président
ou le voyage manqué
de
Deschanel à Montbrison (1920)
Claude
LATTA
Une
cérémonie manquée
Montbrison, le 24 mai 1920 : à neuf heures du matin,
toutes les personnalités civiles et militaires étaient
présentes sur le quai de la gare pour attendre l'arrivée
du train présidentiel : le président de la République,
Paul DESCHANEL, devait, en effet, inaugurer le monument élevé
à la mémoire des soldats de 1914-1918 et du sénateur
Emile REYMOND (1), pionnier de l'aviation militaire, mortellement
blessé, le 21 octobre 1914, près de Toul où
il mourut le lendemain. Il y avait là - entre autres
- M. Georges FRANÇOIS, préfet de la Loire, M.
VIE, sous-préfet de Montbrison, M. DUPIN, maire de la
ville, MM. MAURIN et DRIVET, sénateurs, MM. NEYRET et
TAURINES, députés, le docteur BOEL, président
du conseil général, le général LINDER,
commandant du 13e Corps.
L'assistance fut d'abord intriguée par le fait que l'on
retirait les guirlandes de fleurs qui ornaient la voiture qui
devait transporter le président DESCHANEL (2) . Puis
se répandit une nouvelle stupéfiante : le train
n'arriverait qu'à dix heures :
Le président était tombé du train ! Heureusement,
il était, par miracle, indemne mais il ne pourrait évidemment
être là pour la cérémonie prévue.
Pourtant, Montbrison qui n'avait pas reçu de président
de la République depuis le passage du maréchal
de MAC-MAHON en 1877, avait prévu une réception
grandiose. La Tribune Républicaine
écrivait, le lendemain : De
son passé tourmenté, l'ancienne capitale du Forez
a jalousement conservé un aspect austère et froid.
Hier, elle semblait avoir secoué sa torpeur coutumière
pour célébrer l'héroïsme d'un de ses
enfants les plus illustres (3).
Une fois passé le premier moment de stupeur, on décida,
dans l'improvisation et une atmosphère lourde d'angoisse,
d'écourter les festivités : les cérémonies
prévues à la mairie et la remise des décorations
furent annulées (4).
A dix heures, le train entrait en gare : M. STEEG (5), ministre
de l'Intérieur et M. FLANDIN (6), sous-secrétaire
d'Etat à l'Aviation, accompagnés d'une nombreuse
suite d'officiels, descendirent sur le quai. Des détachements
du 16e et du 38e régiment d'infanterie rendaient les
honneurs. Un cortège d'une quinzaine de voitures se forma
aussitôt devant la gare, escorté par un peloton
du 14e Dragons. Sur tout le parcours, des détachements
de soldats et les représentants des sociétés
montbrisonnaises formaient la haie. Dans la cour de la sous-préfecture
attendaient les délégations d'anciens combattants.
Après un court arrêt à la sous-préfecture,
les officiels prirent la tête d'un cortège qui,
traversant Montbrison, se rendit au monument aux morts, édifié
devant la caserne de Vaux, et devant lequel avait été
érigé le buste d'Emile REYMOND. Dans la tribune
officielle, outre les personnalités déjà
citées, se trouvaient les maires de l'arrondissement
et la famille d'Emile REYMOND.
Plusieurs discours furent prononcés : le général
de LACROIX évoqua d'abord la carrière militaire
du commandant REYMOND. Puis M. Louis DUPIN, maire de Montbrison,
prit la parole et déclara notamment :
Un étrange
malheur vient de frapper le président de la République.
Le président était parti de Paris avec la volonté
nette d'inaugurer le monument élevé à la
mémoire du commandant REYMOND. Il avait quitté
Paris peut-être un peu souffrant et nous l'en remercions
profondément. Le ministre de l'Intérieur lui fera
savoir combien nous regrettons son absence et nous tenons à
affirmer ici combien sont ardents les vux que nous faisons
pour son prompt rétablissement, pour son retour complet
à la santé.
Puis il remercia M. STEEG d'être quand même venu
à Montbrison.
Le professeur HARTMANN, de l'Académie de médecine,
rendit ensuite hommage au médecin et le sénateur
JENOUVRIER le fit au nom de la haute Assemblée. Enfin,
M. STEEG exprima la gratitude du gouvernement
aux orateurs qui se sont faits
les interprètes de l'émotion profonde
éprouvée par tous à l'annonce de l'accident
survenu au président DESCHANEL. Nous
sommes heureusement rassurés - ajouta M. STEEG
-, l'accident ne sera qu'un incident
qui aura permis de mesurer le respect, l'affection, la sympathie
de la population entière pour le chef estimé,
respecté, aimé, de ce pays.
Des
applaudissements nourris saluèrent le discours de M.
STEEG qui donna alors lecture du long et quelque peu emphatique
discours préparé par M. DESCHANEL et qui avait
été retrouvé - on se demande bien comment
! Il y rendait un hommage chaleureux au sénateur REYMOND.
A treize heures, un déjeuner réunit à la
sous-préfecture les invités de la municipalité
: déjeuner auquel on décida de donner le caractère
d'intimité qui convenait aux circonstances. Et de son
côté se lamentait la cuisinière de la famille
REYMOND chez qui aurait dû déjeuner le président
DESCHANEL et qui, on s'en doute, avait mis les petits plats
dans les grands (7)
Dès 14 h 45, les ministres
et leur suite repartaient pour Paris
La chute du président DESCHANEL
-
Les surprises du valet de chambre du président
Que s'était-il passé ? Les Montbrisonnai s - et
le reste de la France - ne l'apprirent que progressivement,
avec étonnement, parfois avec malice, et bientôt
avec une inquiétude que la suite des événements
devait malheureusement justifier. Incroyable aventure, en effet,
que celle d'un président de la République tombé
du train et retrouvé indemne !
Le président avait été pris dans la nuit
du samedi au dimanche d'un fort accès de grippe qui lui
avait, d'abord, fait renoncer à son voyage. Mais il était
revenu sur sa décision dans l'après-midi du 23
: très lié au sénateur Emile REYMOND, il
tenait à inaugurer le monument à sa mémoire.
Le soir, le train présidentiel quitta la gare de Lyon,
emmenant le président de la République et une
suite de 53 personnes. Vers 22 heures, le président s'était
retiré après avoir conféré avec
M. STEEG.
A 4 h 58, à Moulins, où le train s'arrêtait
une minute, un cheminot remit à l'un des agents faisant
partie de la suite présidentielle le message téléphonique
suivant : Un individu est tombé
du train présidentiel. On ne prêta pas
crédit à une information aussi invraisemblable
et le train continua sa route. A Saint-Germain-des-Fossés,
un nouveau message, plus explicite, fut remis : Un
voyageur disant être M. DESCHANEL est tombé du
train présidentiel. Cette fois, sans prendre
malgré tout, trop au sérieux ce "canard",
on décida de faire l'appel des voyageurs et l'on constata
que le train comprenait toujours 53 personnes, soit 54 avec
le président que, naturellement, on n'avait pas osé
déranger pendant son sommeil.
A Roanne (7 h 05), les voyageurs du train présidentiel
constatèrent que l'arrêt se prolongeait de façon
anormale. Le valet de chambre du président, Julien DROUET,
affolé, vint trouver le commandant FEQUANT, de la maison
militaire : Hier soir, lui
raconta-t-il, j'ai quitté
le président vers 10 heures, après lui avoir donné
un cachet de trional. Je suis allé le réveiller
à 7 h., comme il m'en avait donné l'ordre. J'ai
frappé plusieurs fois à la porte, et n'ayant pas
obtenu de réponse, je suis entré dans la cabine.
Elle était vide. Le cabinet de toilette et le bureau
aussi.
Le commandant FEQUANT vérifia aussitôt les affirmations
du valet de chambre, constata que le lit était défait,
que les vêtements et les chaussures du président
étaient restés à leur place, mais que une
des deux fenêtres était ouverte. Il n'y avait plus
de doute : le président était bien tombé
du train !
Une fois passé le premier moment d'une émotion
bien compréhensible et avec l'assurance que le président
était indemne, M. STEEG décida que le train continuerait
sa route vers Montbrison afin que l'inauguration prévue
pût avoir lieu. Quant au malheureux valet de chambre,
on décida de le garder à vue en attendant que
l'affaire fût éclaircie.
- Les surprises d'une garde-barrière
C'est au cours de la nuit, à 23 h 55, entre les villages
de Lorcy et de Mignères, qu'un cheminot, en accomplissant
une ronde de surveillance après le passage du train,
aperçut un homme en pyjama, le visage tuméfié,
l'air plus ou moins inconscient, qui s'avançait sur la
voie : on sut, plus tard, qu'il avait déjà parcouru
300 m. Le cheminot décida de l'emmener chez lui : l'homme
en pyjama s'était laissé faire. II lui déclara
en cours de route :
- Mon ami, je vais vous étonner.
Vous ne me croirez pas. Je suis le président de la République.
Le cheminot, incrédule, et pensant qu'il avait affaire
à un fou, ne lui répondit pas, si bien que le
président DESCHANEL reprit par deux fois :
- Je vous assure que je suis le président
de la République.
Arrivé chez lui, le cheminot réveilla sa femme
qui était garde-barrière et qui se leva. A eux
deux, ils réconfortèrent et soignèrent
le malheureux voyageur et l'installèrent même...
dans le lit conjugal. La garde-barrière, brave femme
un peu naïve, eut le lendemain un mot auquel les journalistes
donnèrent la célébrité :
Je voyais bien que c'était un
Monsieur : il avait les pieds si propres !
Les gardes-barrière alertèrent naturellement la
gare de Montargis ; M. DUMAS, inspecteur de la compagnie P.L.M.,
envoya aussitôt un médecin pour soigner le président.
Il pansa quelques contusions que le président avait à
la face et à la jambe gauche et, par mesure de précaution,
lui fit une injection de sérum antitétanique.
A l'aube, le sous-préfet de Montargis, alerté
lui aussi, arriva en automobile et emmena le président
à la sous-préfecture. Dans la matinée,
celui-ci put téléphoner à l'Elysée
pour rassurer les siens.
La vérité "officielle":
Le soir du 24 mai 1920, l'Elysée publia le communiqué
suivant :
M. le président
de la République se coucha vers dix heures après
avoir fermé les fenêtres de son wagon pour éviter
un refroidissement. Quelques instants après le passage
du train à Montargis, M. DESCHANEL se sentit incommodé
par la chaleur, se leva et alla à l'une des fenêtres
qu'il ouvrit pour y prendre l'air.
Saisi par l'air vif de la nuit, il bascula par la fenêtre
très large du wagon et tomba sur la voie. Le bonheur
voulut qu'à ce moment le train allât à une
allure modérée et que le ballast fut, à
cette place, très sablonneux. Le président put
se relever et gagner le poste le plus prochain de garde-barrière
M. Paul DESCHANEL n'a que quelques contusions sans gravité.
Il a tenu à téléphoner lui-même à
l'Elysée pour rassurer les siens.
Le rapport médical
Le docteur LOGRE, qui soigna plus tard le président de
la République, rédigea un rapport qui nous donne
davantage d'éclaircissements que la "vérité
officielle". DESCHANEL avait été victime
de ce que les spécialistes appellent le syndrome d'Elpénor
(8) par référence à l'aventure d'un compagnon
d'Ulysse (9).
DESCHANEL avait été victime d'un "réveil
incomplet", dû dans son cas à la conjonction
d'un état mental déficient et de l'absorption
d'un hypnotique. Ce "réveil incomplet" se manifeste
par la méconnaissance des personnes ou des locaux avec
automatisme moteur dangereux pour le sujet lui-même, soit
qu'il couche hors de son domicile, chez des amis ou à
l'hôtel, soit qu'il voyage en chemin de fer, en bateau
ou en avion : phénomène qui est à l'origine,
semble-t-il, de beaucoup d'accidents restés longtemps
inexplicables.
En réalité, cet accident s'ajoutait à de
nombreux troubles que ses proches avaient observés chez
le président de la République : nervosité
et émotivité excessives se manifestant par un
comportement surprenant : gestes saccadés, manifestations
d'enthousiasme suivies de périodes d'abattement, fautes
de goût et manque de tact qui surprenaient chez un homme
réputé pour sa parfaite éducation...
Mais déjà les chansonniers et les journaux satiriques
commençaient à ridiculiser le pauvre DESCHANEL.
Lucien BOYER écrivit les paroles et la musique du Pyjama
présidentiel : chanson que nous reproduisons en annexe,
car elle eut un succès national et qu'elle fait partie
de la
"petite histoire" de Montbrison. Toute la France chanta
:
Monsieur Paul Deschanel
Désormais est immortel
L'aggravation de l'état de santé
du président. Sa démission
On essaya de soigner DESCHANEL tout en lui laissant remplir
ses fonctions présidentielles : ainsi, dès le
lendemain de son retour à Paris, il présida un
Conseil des ministres.
II passa l'été au château de Rambouillet.
Cependant, en septembre, sa santé s'altéra et
son état provoqua des accidents à la fois pénibles
et grotesques. Un jour, après un repas auquel il avait
convié deux parlementaires et alors que les trois hommes
se promenaient dans le parc, le président essaya de grimper
à un arbre. Quelques jours plus tard, les employés
du château le retrouvèrent, à six heures
du matin, à demi-vêtu, barbotant dans un des bassins
: impulsions irrésistibles auxquelles le président
cédait sans pouvoir y résister et dont il ne gardait
aucun souvenir
II fallut envisager la démission : le 21 septembre 1920,
DESCHANEL adressa aux chambres un message dans lequel il annonçait
sa décision :
Mon état de santé ne
me permet plus d'assumer les hautes fonctions dont votre confiance
m'avait investi lors de la réunion de l'Assemblée
nationale (10)... Cette
décision m'est infiniment douloureuse et c'est avec un
déchirement profond que je renonce à la noble
tâche dont vous m'avez jugé digne.
Alexandre MILLERAND, son président du Conseil, fut aussitôt
élu à la plus haute magistrature de l'Etat.
Soigné dans une maison de santé de La Malmaison,
DESCHANEL se remit rapidement. Dès le mois de décembre,
il put se rendre à l'Académie française
dont il était membre. Le 9 janvier 1921, il fut même
élu sénateur d'Eure-et-Loir où un siège
était vacant. Mais le 28 avril 1922, a peine deux ans
après le voyage manqué à Montbrison, le
sénateur DESCHANEL mourut des suites d'une banale pleurésie.
Une fonction honorifique
Au-delà de l'aspect "folklorique" de l'épisode
montbrisonnais que nous voulions raconter, on ne peut manquer
d'être saisi de tristesse devant la fin de carrière
du président DESCHANEL. Celui-ci était le fils
d'Emile DESCHANEL, un proscrit du 2 décembre et était
né en exil : origine qui, à elle seule, était
un brevet de républicanisme. Toute sa vie, Paul DESCHANEL
s'était préparé à la carrière
présidentielle. Très modéré, il
avait peu d'ennemis dans la classe politique, vertu essentielle
à une époque où le président était
élu par l'Assemblée nationale. Président
de la commission des Affaires étrangères, puis,
pendant douze ans président de la Chambre des députés,
DESCHANEL avait gravi, tout naturellement, le dernier échelon
du cursus honorum de la République... pour démissionner,
neuf mois après, de sa haute fonction.
Encore peut-on se réjouir que la présidence de
la République ait été, sous la IIIe République,
une fonction essentiellement honorifique : ce qui évita
à l'Etat et au pays les conséquences fâcheuses
qu'auraient pu avoir, dans d'autres conditions, les actes irraisonnés
du président.
1 - Cf. Marguerite FOURNIER-NEEL
: "Emile REYMOND (1865-1914)", Village de Forez,
n° 5, janvier 1981, p. 20-22.
2 - Témoignage de Mme Marguerite FOURNIER-NEEL.
3 - La Tribune Républicaine, mardi 25 mai 1920, n°
146, p. 1.
4
- Cf. en annexe, la liste de ceux qui devaient être décorés
par le président DESCHANEL.
5
- Théodore STEEG (1868-1950) : membre du parti radical.
Député puis sénateur de la Seine, plusieurs
fois ministre (Instruction publique, Intérieur), fut,
plus tard, président du Conseil (1930). Il fut aussi
gouverneur général de l'Algérie (1921)
et résident général de France au Maroc
(1924).
6
- Pierre-Etienne FLANDIN (1889-1950), avocat, député
de l'Yonne. Sous-secrétaire d'Etat à l'aviation
(1920-21), ensuite ministre du Commerce puis des Finances (1931-32)
et président du Conseil (1934-35). Son passage dans le
gouvernement du maréchal PETAIN (1940) mit fin à
sa carrière politique.
7
- Témoignage recueilli par Mme Marguerite FOURNIER-NEEL.
8
- Docteur LOGRE : le syndrome d'Elpénor. Le Monde, 1er
mai 1948.
9
- Homère fait dire à Ulysse (Odyssée, Livre
X) : Le plus jeune d'entre nous, un certain Elpénor,
avait quitté les autres et, pour chercher le frais, alourdi
par le vin, il s'en était allé dormir sur la terrasse
du temple de Circé. Au lever de mes gens, le tumulte
des voix et des gens le réveille ; il se dresse d'un
pas lourd et perd tout souvenir. Au lieu d'aller tourner par
le grand escalier, il va droit devant lui, tombe du toit, se
rompt les vertèbres du col et son âme descend au
séjour de l'Hadès.
10 - Sous la IIIe République, le président n'était
pas, comme aujourd'hui, élu au suffrage universel, mais
par la Chambre des députés et le Sénat
réunis en Assemblée nationale.
Sources
:
La Tribune Républicaine, 20 mai 1920 (exemplaire
aimablement communiqué par Mme Marguerite FOURNIER-NEEL).
Le Montbrisonnais (Année 1920 - Archives de la
Diana)
Bibliographie :
- Adrien DANSETTE : Histoire des Présidents de la
République (Paris, éd. Plon, 1965)
- Michel SEMENTERY : Les Présidents de la République
française et leur famille (Paris, éd. Christian,
1982)
- Jean-Clair GUYOT : "Le voyage extraordinaire du Président
DESCHANEL" (Miroir de l'Histoire, mars 1953)
- Docteur LOGRE : "Le syndrome d'Elpénor" (Le
Monde, 1er mai 1948)