La Vénus de Brizet

 
Marguerite Fournier raconte....

Souvenirs d'audience :

                Vénus chez Thémis

 

Le 16 mai 1939, un public assez inhabituel emplissait la salle d'audience, au premier étage du palais de justice de Montbrison. On y reconnaissait des personnalités du monde artistique, des archéologues en renom venus de diverses régions de France pour admirer le chef-d'œuvre "antique" découvert en Forez deux ans auparavant… une statue de Vénus sérieusement mutilée. Disons tout de suite que les spectateurs furent déçus car ce ne fut pas la statue elle-même mais son moulage en plâtre qui s'offrit à leurs regards.

Une découverte de taille !

Le 28 avril 1937, un cultivateur de l'Etrat, commune de Saint-Rambert, M.Gonon, labourait son champ au lieu-dit "Brizet" lorsque le soc de sa charrue faillit se casser sur un bloc plus dur que les autres. Intrigué, il creusa la terre à cet endroit et découvrit la merveille : une statue de marbre comme l'on n'en voit que dans les musées ou dans les sites antiques !

Le lendemain, M. Gonon faisait constater sa découverte et c'était la célébrité !... Transportée dans la cuisine du cultivateur, installée sur un socle de bois recouvert d'une draperie rouge, la "Vénus de Brizet", comme on la nommait, attira des foules d'admirateurs. On venait de loin pour la contempler... Archéologues et artistes s'extasiaient devant elle… On prononçait des noms de sculpteurs illustres : Michel-Ange, Phidias, Praxitèle... en se demandant de qui elle pouvait être l'œuvre... On y venait aussi le dimanche, en famille, et l'on défilait, retenant son souffle, devant le beau marbre blanc, après avoir acquitté le montant de la visite : vingt sous par tête (ce n'était pas cher pour une telle œuvre d'art)…

Consécration officielle

Sa renommée parvint aux oreilles du ministre des Beaux-Arts. Il nomma une commission qui vint l'étudier sur place… Son rapport fut si concluant que, par décret officiel du 13 mai 1938, la Vénus de Brizet était déclarée œuvre antique.
Les heures de gloire continuaient à la ferme Gonon où les curieux affluaient de plus en plus nombreux. On dit même qu'à certains jours la gendarmerie dut établir un service d'ordre.
Quoi qu'il en soit, la déesse semblait se plaire au milieu des mortels. Elle était "chez elle" à l'Etrat où elle avait trouvé une sympathique famille d'accueil et des admirateurs enthousiastes. Mais voici que survint un trouble-fête…

Praxitèle, c'est moi !

La nouvelle éclata comme une bombe. En novembre 1938, un modeste marbrier italien domicilié à Saint-Etienne, Cremonese, âgé d'une trentaine d'années, s'avisait de revendiquer la paternité du chef-d'œuvre !…

Oui, c'est moi qui l'ai sculptée dans mon atelier… C'est moi qui l'ai enterrée dans le champ de
M. Gonon pendant la nuit du 9 au 10 octobre 1936… Je peux fournir la preuve car j'ai gardé les pièces que j'ai volontairement brisées... La Vénus de Brizet m'appartient et elle doit m'être rendue !

On sait que Michel-Ange avait, quatre siècles plus tôt, utilisé un procédé semblable pour faire éclater son talent… L'histoire allait-elle se renouveler ?...

Mais M. Gonon n'entendait pas se séparer de sa trouvaille et c'est pourquoi il répondait, en cet après-midi du 16 mai 1939, à la citation de son adversaire à l'audience du tribunal civil de Montbrison.

Cremonese demandait non seulement la restitution de sa Vénus mais aussi le remboursement des sommes encaissées par son exposition avec provision immédiate de 100 000 F et nomination d'un expert destiné à rechercher le montant exact de ces encaissements.

Il était représenté par Me Lagoutte, du barreau de Paris, assisté de Me Arnaud,avoué à Montbrison. Les intérêts de M. Gonon étaient défendus par un avocat stéphanois, Me Valette, assisté de Me Bouchet, avoué à Montbrison.

Et ce fut une belle joute oratoire !

Qui a raison ?

A côté du moulage de la statue mutilée figuraient ceux du nez et du bras brisé, lesquels s'adaptaient exactement au visage et au corps...

Qu'à cela ne tienne rétorquait Me Valette. Plusieurs moulages de la statue ont été pris. Elle est même restée cinq jours dans l'atelier d'un sculpteur. N'était-il pas facile pour un professionnel de prendre l'empreinte des parties mutilées et de les reconstituer ?

Il s'étonne que Cremonese n'ait pas eu l'idée de faire photographier son œuvre avant d'aller l'enterrer, ce qui semble une précaution élémentaire :

Vous avez bien su, plus tard, utiliser la photographie. Que ne l'avez-vous fait au moment où c'était pour vous la plus sûre des preuves, la seule qui eût été inattaquable !

Les navets poussaient sur le marbre

L'avocat stéphanois évoque cette nuit du 9 au 10 octobre 1936 où le sculpteur aurait réussi à transporter un poids de 80 kg dans un champ difficile d'accès, à creuser suffisamment profond pour l'enterrer sans que rien ne soit perceptible aux alentours...

Chose curieuse, le champ était planté de navets qui prospèrent miraculeusement à l'endroit d'où la bêche de l'enfouisseur aurait dû les chasser ?... Autre mystère.

Vénus, la voilà

Et voici l'argument massue du demandeur : l'entrée du modèle, une Polonaise prénommée Anna, qui a posé dans l'atelier de Cremonese pour l'exécution de la statue... C'est du moins ce qu'ils déclarent tous les deux, mais comment le prouver ?... Le visage d'Anna ne ressemble en rien à celui de Vénus, quant au corps !... La décence interdit la comparaison, le témoin étant pudiquement vêtu…

L'inventeur du trésor

La loi désigne par le mot "inventeur" d'un trésor, celui qui l'a trouvé et en est ainsi devenu le propriétaire. Aucun doute en ce qui concerne le cas de M. Gonon. Il a bel et bien trouvé la Vénus dans son champ, il l'a débarrassée de la gangue qui l'enveloppait, l'a emmenée chez lui, et, au lieu de garder sa trouvaille clandestine,  en a fait profiter  tout le monde.  Que peut-on lui reprocher ?

Mais, poursuit Me Valette, en supposant que Cremonese fut l'auteur de la statue, pourrait-il la revendiquer ?.,, Il s'en est dépossédé volontairement. On ne la lui a pas volée ; il ne l'a pas perdue… Les tribunaux n'ont pas à rechercher les mobiles secrets qui firent de lui l'émule de Michel-Ange. Ils ne doivent juger que sur les actes, or, dès l'abandon qu'il en a fait, le propriétaire a perdu son droit sur l'objet abandonné !

Il présente ensuite la demande reconventionnelle de M. Gonon dont le chiffre égale celui réclamé par l'adversaire. C'est une somme de 100 000 F (souvenons-nous que nous sommes en 1939) qui viendra réparer le préjudice matériel et moral subi par le paisible cultivateur de l'Etrat dans cette mésaventure,

La tribunal mettait l'affaire en délibéré. Dans son jugement du 26 mai, il donnait raison à M. Gonon qui conservait son trésor. Le rideau tomba définitivement sur ce que les uns appellent une mystification et les autres une énigme… Tant de choses se sont passées depuis qu'au bout de 46 ans personne ne s'intéresse plus à la Vénus de Brizet, et elle entre tout doucement dans la légende.

Marguerite-V. Fournier


[Village de Forez, n° 25, janvier 1986]

Vénus chez Thémis

(article ci-dessus en format pdf, 3 p.)

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La Vénus de Brizet
dans la presse nationale


                          


(extrait de l'illustration du 19 juin 1937, documentation aimablement communiquée par Paul Robert)

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la presse régionale

21 novembre 1938


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26 novembre 1938

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27 novembre 1938

 

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5 février 1939

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... et la presse locale

 



Le Montbrisonnais du 15 mai 1937



Le Montbrisonnais du 3 juillet 1937

Compte-rendu du procès Crémonèse-Gonon

(Journal de Montbrison du 3 juin 1939)



Conception : David Barou
documentation et suivi : Joseph Barou questions, remarques ou suggestions s'adresser : forezhistoire@free.fr
 

 

 


Mis à jour le 3 décembre 2011