De comté de Cambridge au Forez
une famille britannique : les Covey

(1870-2009)

Edouard Harvey Covey

Du comté de Cambridge aux haras de Fresnay-le-Buffard (Orne)

par Marie Grange

Notre terre forézienne est depuis longtemps le rendez-vous de personnages historiques. Terre d'accueil, la plaine a la faveur d'abriter de grands voyageurs qui ont désiré terminer leur vie aventureuse dans les horizons calmes de notre province. Elle est cernée de montagnes n'atteignant pas deux mille mètres, les coteaux lyonnais, le Pilat mystérieux et les monts du Forez qui sont si doux sous le ciel changeant. Plus encore, certains, après leur vie, ont désiré y reposer pour toujours. En cheminant dans nos cimetières, nous y trouverons des noms, des noms prestigieux, des noms inconnus, des stèles émouvantes, témoignages de vies dont le destin s'est arrêté chez nous.

Magneux-Hauterive est la dernière demeure d'Édouard Covey et de son frère Albert. Ces deux hommes sont issus d'une famille britannique. Pourquoi sont-ils inhumés en Forez ? Quelle est l'histoire de cette famille ?

Les deux frères ont suivi des chemins différents. Elevés dans une famille anglaise installée en France, en Espagne, puis à nouveau en France, les deux frères ont suivi des chemins différents. Édouard, né en 1900, se marie avec une Française dont il a deux fils. Il conserve la nationalité britannique. De ce fait, il participe au débarquement du 6 juin 1944 en Normandie. Albert, né en 1913, opte pour la nationalité française. Il combat dans l'armée française et se trouve grièvement blessé en 1939 dans la Sarre.

Je connais la famille Covey depuis 1939. Elle est arrivée dans le Forez en 1937. Les circonstances ont fait que Guy Covey, l'un des fils d'Édouard Covey a vécu plusieurs années chez mes parents à Boisset-lès-Montrond. Depuis lors nous sommes liés d'une amitié réciproque et il m'a demandé de bien vouloir l'aider à rédiger une sorte d'histoire de sa famille. J'ai accepté avec joie et beaucoup d'émotion. Nous allons ensemble présenter ce parcours plein de péripéties à travers l'Europe.

Nous sommes à Pane-Lane dans le comté de Cambridge au nord-est de Londres, en Angleterre, vers 1870. Ici se trouvent les haras et champs de courses de New-Market de renommée internationale. Ces établissements réputés disposent de plusieurs pistes, d'espaces de verdure, d'écuries et de logements dont l'importance les place au premier rang mondial. Dans ces lieux sont sélectionnés et entraînés les meilleurs pur-sang anglais. Depuis longtemps l'Angleterre se passionne pour la race chevaline. Les courses du Derby d'Epsom, d'Ascott Heath, de Doucaster, de New-Market ont acquis leurs lettres de noblesse.

Harvey, fondateur de la lignée des Covey, travaille en qualité de stud-groom (garçon d'écurie) à Pane-Lane à l'époque de son mariage avec Julia Gent. C'est un garçon sec et nerveux, de taille plutôt petite. Habillé en jockey, botté et avec la selle sous le bras, il pèse tout juste 44 kg. Mais, bon professionnel, il obtient des succès dans son métier et remporte même une victoire au fameux Derby d'Epsom.

De son union avec Julia, Harvey Covey a un fils : Thomas Harry Covey, né le 12 septembre 1877 à Pane-Lane. Thomas, plus familièrement appelé Tom, a l'esprit d'aventure. Il a suivi l'exemple paternel et s'occupe de chevaux mais change plusieurs fois de région. Après une période où il vit dans le Surrey (Grande-Bretagne) nous le retrouvons en France à Lamorlaye, dans l'Oise, au nord-ouest de Paris. Sur le territoire de cette commune se trouvent les haras et le champ de courses de Chantilly où se disputent les prix renommés de Diane et du Jockey-Club français.



Engagement de Tom Covey et de son fils Edouard
comme étalonniers dans les Ecuries royales d'Espagne
(20 juillet 1919)

Tom Covey est employé aux haras de Chantilly. Il fait la connaissance d'une jeune orpheline de père : Suzanne-Marie-Anne Delachasse. Cette jeune fille est née à Coye-la-Forêt dans l'Oise, le 6 décembre 1880. Son père était mort alors qu'elle était enfant et sa mère avait épousé Jack Ellam, un jockey des haras de Chantilly.

Le 27 juillet 1899, Tom Covey épouse Suzanne Delachasse. Il a 22 ans et sa jeune épouse 19 ans. Le contrat de mariage est établi à Senlis le 28 juin 1899 devant Me Petit. Suzanne est mineure et dépend de son tuteur, un oncle paternel. Les époux habitent Lamorlaye. Ils ont quatre enfants :


- Édouard, né le 30 octobre 1900 à Lamorlaye ;
- Suzanne-Marie-Anne, née le 10 septembre 1902 à Lamorlaye ;
- Julia-Anna, née le 18 septembre 1906 à Montesson où sont les haras de Saint-Cloud ;
- Albert-Ernest, né le 20 août 1913 à Villers-Faucarmont dans la Seine-Inférieure (aujourd'hui la Seine-Maritime).

Suzanne Delachasse a évoqué quelquefois sa jeunesse avec ses petits-enfants. Elle se rappelait avoir vu le duc d'Aumale au cours de certaines festivités. Pourquoi et en quelles occasions ? Beaucoup de questions se trouvent sans réponse dans le déroulement de cette histoire familiale pleine d'imprévus.

Tom Covey et sa famille ont conservé leur nationalité britannique. Le service militaire n'est pas obligatoire en Grande-Bretagne. Tom aime le changement et les déplacements. Il ne reste pas en France où s'annonce la Grande Guerre (1914-1918). Il part pour l'Espagne avec sa femme et ses quatre enfants. Il est engagé dans les écuries du roi d'Espagne Alphonse XIII où il signe un contrat de stud-groom et étalonnier. Il y a ainsi, parfois, une certaine proximité avec la famille royale. Édouard se rappelait avoir joué dans les jardins et sur les pelouses du parc avec les infants : Jaime de Bourbon, Fernando de Bourbon et Alphonse, prince des Asturies, l'héritier du trône d'Espagne. Les écuries royales ont une grande importance. Rappelons que depuis les guerres napoléoniennes le cheval andalou avait été croisé avec le pur-sang anglais donnant le remarquable cheval anglo-hispanique. Pour un professionnel du cheval il y a de quoi être comblé. Le 20 juillet 1919, ce contrat est renouvelé pour 4 années pour Tom Covey et son fils aîné Édouard qui a alors 19 ans.

Le document frappé de la couronne royale porte la signature du duc de Tolède, titre que porte Alphonse XIII lors de ses déplacements non officiels.

Après la seconde guerre mondiale, l'Espagne est secouée par de graves troubles sociaux et politiques. La monarchie vit une période très difficile. En 1921, Thomas Covey et les siens sont à Hernani. Leur fille aînée Suzanne-Marie-Anne meurt dans cette ville le 1er janvier, à l'âge de 19 ans. Peut-être avait-elle contracté la grippe espagnole qui sévissait alors dans toute l'Europe occidentale ?

Tom Covey

La famille possède peu de photographies de Thomas Covey et il est toujours représenté tenant un cheval par le licol. Nous retrouvons les Covey, toujours sujets de sa gracieuse majesté, aux haras de Fresnay-le-Buffard près d'Argentan, en Normandie, au service du richissime Marcel Boussac. Thomas reste-t-il longtemps dans cet établissement ? Nous savons seulement qu'en 1933 il habite dans l'Oise où son épouse a des parents.

Son fils aîné, Édouard Covey habite le village de Neuvy-au-Houlme, dans le bocage normand, près d'Argentan et des haras nationaux du Pin qu'on appelle le "Versailles des chevaux". Il est au service de Marcel Boussac. En sa qualité d'étalonnier, il a en charge la garde et le soin quotidien des trois plus fameux étalons de cette écurie :

- Astérus, vainqueur en 1927 à New-Markett ;
- Ramus, vainqueur du derby français en 1922, prix du Jockey club ;
- Tourbillon qui participe en 1922 au derby d'Epsom et qui est l'un de ses meilleurs chevaux avec une nombreuse descendance à travers le monde.


Les haras de Fresnay-le-Buffard et Marcel Boussac

Marcel Boussac était né le 17 avril 1889 à Châteauroux dans une famille de drapier. Il réussit rapidement dans les affaires - à 24 ans il possède "sa" chemiserie à Paris et acquiert une grande fortune. Passionné par tout ce qui touche au cheval il achète en Normandie les haras de Fresnay-le-Buffard, du petit Tellier, de la Grand'Cour et, près de Versailles, les haras de Jardy. Il achète aussi l'hippodrome de Saint-Cloud où il dispose d'une piste pour son avion personnel. Ses jockeys (casaque orange et toque grise) remportent de nombreuses victoires sur les hippodromes internationaux…


Haras de Fresnay-le-Buffard (hiver 1928)
présentation du cheval Ramus par Edouard Covey


Tom Covey et son épouse Suzanne ; entre eux leur petit-fils Guy en 1932
à la ferme Comtesse aux Mureaux à côté de Meulan ; la chienne Daisy, policier belge, mère de Zokô


Édouard se marie le 25 novembre 1924. Il épouse une jeune Normande : Fernande Grosos née le 18 septembre 1901 à Saint-Germain-de-Vasson (Calvados), village où a lieu le mariage. Fernande est une catholique pratiquante. Nous sommes ici tout proches de Lisieux, village où a vécu née Thérèse Martin - la petite Thérèse - qui vient d'être canonisée. Le futur époux devient catholique. Juste avant son mariage, Édouard est baptisé et le lendemain fait sa première communion.

Les jeunes mariés s'installent dans la propriété de Fresnay-le-Buffard. Ils disposent d'une coquette villa dans un cadre fleuri où sont jalousement gardés les princes de la race chevaline. Édouard connaît son métier. La sélection est rigoureuse tant pour le personnel que pour les animaux. Au confort luxueux vient s'ajouter une minutie de tous les instants et rien n'échappe au regard du "Maître", Marcel Boussac.


Villa de Fresney-le-Buffard où habitait Édouard Covey dans la propriété des haras


Le 21 janvier 1933 Thomas Covey décède à Levallois-Perret dans la région parisienne. Édouard désire assister aux funérailles de son père. Il veut aussi voir sa mère, douloureusement éprouvée. Son amour filial est plus fort que les impératifs du travail quotidien. Son absence sera très courte. Hélas, le destin est parfois très pervers. Son chef est absent et Marcel Boussac aussi. Il confie donc les étalons à des palefreniers pour quelques heures, un jour peut-être, sans avoir demandé l'autorisation. L'incartade est promptement punie : Édouard et sa famille ont cinq jours pour quitter les lieux. Et cela sans aucun recours.

Édouard Covey, Fernande et leurs deux enfants (Guy, 8 ans et Jean, 3 ans) vont trouver refuge à Cordey dans le Calvados où vit la mère de Fernande. Elle les accueille dans sa petite exploitation agricole avec tout son amour maternel. Édouard est embauché dans un chantier où il écorce des arbres à longueur de journée. Il trouve bientôt du travail dans les haras de Fleuriel où les écuries Céran-Maillard ont des trotteurs. La Normandie est la terre d'élection du trotteur. On y trouve depuis longtemps des haras réputés et des propriétés importantes près des champs de courses.

Le Forez, un peu en retard sur d'autres provinces, connaît un épanouissement dans ce domaine au XIXe siècle grâce, notamment, au marquis de Poncins, à Francisque Balaÿ et au comte Palluat de Bessey. C'est de cette époque que datent les hippodromes de Villars et de Feurs.

Les haras de Fleuriel sont situés dans la commune de Fleuré (Orne). Guy, le fils aîné d'Édouard fréquente l'école primaire du village. Il fait sa première communion dans l'église de Fleuré en 1936 et reçoit la même année le sacrement confirmation dans la cathédrale de Sées. Toute la famille Covey habite alors la ferme des Touches. Le destin va se manifester à ce moment-là sous les traits d'un Forézien : Victor Faurand. Ce propriétaire éleveur de chevaux de courses est venu en Normandie pour acheter des trotteurs. Il veut réaliser une "affaire" et il a la bonne idée d'engager aussi le palefrenier, en l'occurrence Édouard Covey. C'est ainsi que la famille Covey arrive en Forez. Laissons maintenant à Guy Covey le soin de continuer ce récit…


Suzanne Delachasse épouse de Tom Covey entourée de son petit-fils Guy (1er à gauche),
de son fils Albert (2e), de Fernande épouse d'Edouard (3e) et de son petit-fils Jean

 

Je me souviens…

                                                                                                                                    par Guy Covey

Je me souviens du départ de notre village de Fleuré, en Normandie. Nous sommes à la gare d'Ecouché près d'Argentan, dans un wagon à bestiaux. D'un côté nous avons entassé tout notre déménagement : mobilier, linge, vaisselle… De l'autre côté du wagon, mon père a aménagé un enclos délimité par des cordes pour les trois chevaux qu'il devait transférer avec foin et eau nécessaires à leur nourriture. Nous nous installons tant bien que mal dans l'espace restant sans oublier Zokô, un chien policier belge qui, après avoir fait son temps à Fresnay-le-Buffard, s'était pris d'affection pour mon père. Au moment de quitter la maison pour aller à la gare, pas de Zokô !

En fait, il s'était posté près du camion de déménagement, en fidèle gardien de nos biens, et il nous attendait. Son intelligence et sa mémoire étaient prodigieuses. Il a fini ses jours chez le maréchal-ferrant de Boisset-lès-Montrond où la Providence m'a fait arriver un matin du mois de septembre 1939.

Combien dura notre voyage ? Nous avons dû passer par Argentan, le Mans, Tours, Vierzon, Nevers, Saint-Germain-les-Fossés, Roanne, Montrond. Et le terminus fut la petite gare de Boisset-le-Cerizet. Il fallait abreuver les chevaux. Nous couchions sur la paille du wagon. Je me souviens des chocs des tampons des wagons dans les gares de triage qui nous jetaient les uns contre les autres.

Mes souvenirs sont vagues et je n'ai pas conscience du temps qu'il nous a fallu pour faire le voyage. En revanche je me souviens très bien du café Caire à la gare de Boisset-le-Cerizet. Aujourd'hui le café Caire est devenu le restaurant l'Écuelle et la gare existe toujours. Le lendemain matin, avec tout le contenu du wagon et accompagnés de Zokô, nous sommes arrivés à Grangeneuve. C'était environ à un kilomètre et demi de la gare, un domaine au milieu des prés que Victor Faurand avait loué à la famille Balaÿ pour y installer ses haras. En face, les écuries Bedel créeront les Haras Antony pour leurs trotteurs.

Nous avions là une maison d'habitation dans une grande cour fermée où étaient répartis écuries, boxes, remises, hangars. Un puits, dans la cour, fournissait l'eau potable. Le cadre verdoyant rappelait un peu la Normandie… En moins bien.

Le premier souci de mon père fut de me trouver une école. J'avais douze ans et déjà pointait à l'horizon de mon avenir l'examen du certificat d'études. Quelqu'un suggéra à mon père qu'à Boisset-lès-Montrond il y avait un instituteur dont les élèves avaient de bons résultats. Illico, mon père m'emmena voir monsieur Mouton, directeur de l'école publique du village et secrétaire de mairie. "Dessine-moi un trapèze", me dit-il en tendant une craie. Troublé, anxieux, je me demandais bien ce que cela pouvait être. Je fus tout de même inscrit à l'école.

Sur le chemin du retour mon père me fit une confidence : "Si tu réussis au certificat l'an prochain, je te donne mon vélo de courses !" Son vélo de courses, le seul luxe qu'il possédait ! Cela donnerait bien des ailes à n'importe quel cancre en 1937… ! J'en fus ému. Il ne pouvait vraiment pas faire plus. Du coup je me sentis devenir un homme. Je fis de mon mieux et en juin 1938, je réussis au certificat d'études à Andrézieux ! Mon père n'avait plus de vélo puisqu'il s'était démuni du sien ; désormais, il fera ses courses avec une voiture attelée d'un cheval dont il pouvait disposer à Grangeneuve.

J'ai de bons souvenirs de l'école de Boisset. Je m'y suis fait des copains : Jean Recorbet, Marius Guillien, Henri Frécon, Francette Méallier, Nanou Rivollier, Raymonde Recorbet, Marie Gerin et son frère Antoine. Avec mon frère, nous étions les seuls à venir à l'école à vélo ce qui nous permettait de rentrer pour le repas à la maison. À cette époque tous les autres, qui faisaient trois kilomètres, apportaient leur gamelle pour midi. Malgré notre accent normand qui vaut bien le parler forézien et le patois de la plaine, notre qualité "d'étrangers" au pays et d'anglais ne me causa pas de complexe. Comment se termina l'année 1938 ? J'ai dû savourer ma réussite avec joie.

Les travaux des champs ne manquaient pas et les jeunes bras étaient toujours les bienvenus aux foins, aux moissons, au jardin. Je n'ai pas de souvenir important de cette époque. En fin d'année un événement important vint faire basculer ma vie. En 1938-1939, on ne restait pas inactif. En entrant dans le monde adulte, il fallait travailler. On disait : gagner son pain. Des bruits de guerre commençaient à courir. Où devrai-je aller travailler ? M. Marmonnier, le cuisinier du château de Sourcieux, connaissait un paysan qui exploitait une ferme appartenant à monsieur Bernard Deust à Jourcey, commune de Veauche.

Cette ancienne abbaye de femmes de l'ordre de Fontevrault était depuis longtemps désaffectée. La chapelle que les occupants avaient transformée en fenière avait conservé son clocher carré. Les bâtiments conventuels étaient aménagés en étables et en remises. Les exploitants, aujourd'hui décédés, avaient besoin d'un commis. C'était encore l'habitude en 1938, dans la plaine du Forez, d'embaucher de grands ou de petits enfants pour les travaux de la ferme. Souvent orphelins ou issus de familles nombreuses, ils n'allaient à l'école qu'en hiver, entre la Toussaint et Pâques, et encore… Heureux étaient-ils ces pré-adolescents de trouver une table accueillante, une soupe chaude et un lit pour dormir.

Mon premier placement se fit dans une ferme spécialisée dans l'élevage bovin Simmenthal. Mon arrivée dans cette ferme me pose question aujourd'hui. Pourquoi mon père n'a-t-il pas pu m'accompagner ce lundi matin ? Où était-il ? Était-il trop pris par son travail ? Était-ce tout simplement parce qu'il n'avait plus de vélo ? Toujours est-il j'ai été amené, avec mon baluchon, par le garde-chasse du château des Rayons de Chalain-le-Comtal. Étant un ami de la famille, il s'est sans doute gentiment proposé pour m'y conduire.

Bref, je dus dès le premier jour me familiariser avec cette nouvelle vie de labeur. Mes patrons faisaient participer les plus beaux spécimens de leur cheptel au comice de Feurs. Pour que leurs animaux leur fassent honneur, je devais les étriller, les brosser et leur laver la queue tous les jours, à l'eau froide. Et en ce début janvier 1939 il gelait. Que cela fut dur pour moi. Je pris des engelures énormes avec des crevasses qui saignaient, et rien pour soulager ces gonflements rouges qui se renouvelaient tous les jours plus forts. Pour dormir mes patrons m'avaient affecté un réduit, une sorte de fournil où il y avait la chaudière et des fagots. De gros bidons en fer où on jetait les eaux grasses et les débris des repas supportaient une planche. Une botte de paille me servait de matelas, de couverture et d'oreiller. J'aimais l'odeur de la paille.

Je n'avais que le dimanche après-midi tous les quinze jours pour retrouver mes parents. Devant l'état de mes mains, ils me conseillèrent de tirer un seau d'eau la veille et de la laisser passer la nuit dans l'étable où elle tiédirait. Hélas ! Le premier geste de mon patron fut de jeter cette eau et de m'envoyer chercher un seau plein d'eau froide. J'étais un adolescent rebelle et combatif et je ne restais que deux mois et dix jours dans cette ferme. Le 10 mars je revins chez mes parents avec mon sac, bien décidé à chercher autre chose.

Je ne cherchais rien… les bruits de guerre se rapprochaient. La France alliée avec la Grande-Bretagne se demandait comment juguler la pression des armées allemandes. Déjà l'Autriche, puis la Pologne, la Belgique… sont les victimes d'Hitler. Mon père était anglais. Il se devait de rejoindre l'armée britannique. Et nous, qu'allions-nous devenir loin de la Normandie où était toute notre famille ? Cruel dilemme pour mes parents. Ma mère n'avait aucun emploi, de quoi allions-nous vivre ? Comment nourrir les deux enfants qu'il allait laisser ? Un instant, mon père songea à nous envoyer dans les Dominions . Là, au moins, nous serions à l'abri. Ma mère s'y refusa, elle ignorait tout de la langue anglaise. Déjà certaines familles quittaient les provinces proches de la Belgique et de la ligne Maginot. Notre oncle Albert, le frère de mon père, sursitaire depuis 5 ans, s'engagea dans l'armée française. Incorporé à Metz au 30e régiment de dragons, il participa en 1939 aux combats de la Sarre où il fut grièvement blessé.

Malgré tous mes efforts de recherche j'ai une notion complètement opaque de cette époque. Tant de questions ! Tant d'hésitations et de crainte ! Mon frère Jean était en vacances en Normandie en 1939. Où était mon père ? Ma mère faisait la cuisine pour les ouvriers agricoles qui travaillaient pour Victor Faurand en échange du loyer de la maison que nous occupions à Grangeneuve. Le 22 août 1939 la Providence vint à mon secours sous les traits de la fille du maréchal-ferrant de Boisset-lès-Montrond.

Cet artisan, André Gagnère, était un ancien combattant de 1914-1918. Il tenait une échoppe de forgeron et de maréchal-ferrant dans le village. Il avait également une petite exploitation agricole avec deux chevaux et sept vaches. Monsieur Gagnère avait trois filles : Edith, l'aînée, 18 ans, Marie, la cadette, 16 ans et Myriam, la plus jeune, 9 ans. Et pas de garçon : aussi aimait-il la présence d'hommes, même jeunes pour l'aider dans ses multiples activités. Il était affligé d'un bégaiement permanent ce qui était terriblement stressant pour lui. Il en était devenu taciturne et bourru.

J'entrai chez les Gagnère dès le lendemain de l'entrevue entre ma mère et la fille du maréchal. Madame Gagnère me prit en affection et se montra toujours très maternelle pour moi.

Du printemps 1940 à juillet 1942

Ma vie, dans ce contexte artisanal, agricole et familial, me procura un dépaysement certain. Le travail était constant, tantôt à l'étable et aux champs, tantôt à la forge… J'étais sollicité par une extrême variété de travaux et mon patron était d'une grande exactitude. J'allais voir ma mère tous les dimanches… Et là je me demandais toujours : "Que faisait donc mon père entre octobre 1939 et mai 1940 ?" Une petite lueur survient en me rappelant qu'à cette époque mon père avait la charge d'un étalon de Victor Faurand nommé N'y-touchez-pas. Il le promenait tous les jours sur la route qui relie Grangeneuve à Boisset-lès-Montrond. L'élégance de ce trotteur à la robe grise ne pouvait passer inaperçue et l'attelage fut remarqué à plusieurs reprise sur ce trajet. C'est donc bien que mon père travaillait toujours en Forez pour le même patron.

Au printemps 1940 la population du nord de la France sentait que la drôle de guerre n'était pas drôle du tout. Dans un sentiment patriotique toujours présent mon père nous fit ses adieux et quitta son foyer. Je ne peux décrire ce départ tant ce fut douloureux pour tous. Pour ma mère surtout. Qu'allait-elle devenir sans un emploi sûr, à la merci de l'inconnu ? Et nous deux, Jean encore bien jeune, 10 ans et moi, 15 ans ! Où irait notre soldat ?

Le 14 mai 1940 Édouard Covey est à Paris. Il signe sa feuille de recrutement au consulat britannique. Devant Dieu, il prête serment de fidélité et d'obéissance à Sa Majesté le roi Georges VI et à ses héritiers et descendance. Le consulat britannique ratifie cet engagement solennel. Édouard Covey est désormais engagé "sur l'honneur" dans l'armée britannique. Il reçoit un ordre de départ, valide du 15 au 17 mai 1940 pour rejoindre Londres.

Comment est-il parti ? Ce 5 août 2009, un cousin, René Boscher, le fils de tante Julia est venu nous voir. Longuement nous avons songé à cette période. Lorsque mon père eut signé son engagement dans le Pionner Corps il alla faire ses adieux à sa mère et à sa sœur. René était présent. Édouard, mon père, leur dit : "Albert avait opté pour la France, il a payé son tribut. Je suis anglais, je ne me déroberai pas à mon devoir patriotique. Je pars pour la délivrance de mon pays." Ce soir-là, les adieux furent douloureux. Mon père devait être à Lyons-la-Forêt dans l'Eure d'où il rejoignit un port de la côte française pour s'embarquer vers l'Angleterre.

L'engagement
(14 mai 1940)

Certainement l'une des premières photos prides en Angleterre
Edouard Covey est assis et porte la moustache



Edouard Covey, debout le 1er à gauche,
après son incorporation en Angleterre


Edouard Covey au 2e rang, 2e en partant de la droite,
dans un groupe du 139e Pionner Corps.
Sur ces différentes photos, on remarque l'air soucieux d'Edouard Coyey.
Sans doute pensait-il à sa famille

À la fin de mai 1940, ma grand-mère paternelle Suzanne, son fils Albert grièvement mutilé, sa fille Julia avec son mari et ses enfants vinrent se réfugier à Grangeneuve auprès de ma mère. En tout sept personnes de la région parisienne vinrent partager notre toit. Les armées allemandes arrivaient et les populations du Nord commençaient à quitter leurs villes.

Nous avons reçu une ou deux fois des nouvelles de mon père. Nous n'avons aucun souvenir de ces lettres. Seule nous reste une photo de mon père en militaire au dos de laquelle est écrit : "À ma Fernande chérie et à mes chers enfants, le 23 janvier 1941, É. Covey." Je ne sais pas précisément à quelle date nous l'avons reçue. Nous avons su aussi que lors de son séjour en Angleterre il avait été affecté au déblaiement de Londres que les bombardiers allemands pilonnaient constamment. S'il a eu une ou deux permissions il n'a pas pu, sans doute, renouer des liens avec la famille Covey. Nous avons connu et entendu parler de notre parenté en Grande-Bretagne : l'oncle Jim, la tante Célina, une nièce, Emily Covey.

Pendant les mois de mai et juin 1940, ce fut "la débâcle" aux Pays-Bas, en Belgique, le nord de la France, la Picardie, la région parisienne, la Bourgogne. Une peur collective s'empara des villages. Les gens déménageaient en toute hâte et fuyaient en abandonnant leurs maisons.

Mon oncle Albert vint me chercher chez mes patrons pour gagner l'Auvergne où il espérait se cacher. Étant soldat français, bien que blessé grièvement, il aurait pu être interné dans un camp de prisonniers. Tant de bruits couraient alors. Nous sommes partis tous les deux à vélo. Par Saint-Bonnet-le-Château, Usson, Pontempeyrat, Craponne, Loudes, nous envisagions d'arriver dans le Vivarais pour échapper à la captivité. Nous sommes restés dans la région d'Arlempes au lieu-dit Fourches grâce à l'hospitalité d'un cultivateur, M. Belledent.

Lorsque je suis revenu à Boisset-lès-Montrond, j'y ai retrouvé ma place et mes occupations. Un événement considérable était arrivé pendant mon absence. Un train entier bondé de plusieurs milliers de réfugiés, en provenance de Montereau dans l'Yonne, avait été mis en garage à Boisset-le-Cerizet. Ces malheureux de toutes conditions chassés de Laumes-Alésia près de Dijon avaient été mitraillés dans leur fuite par les avions allemands. Arrivés en masse, ils se ruèrent sur les petites épiceries du village. Toutes les maisons vides avaient été réquisitionnées pour leur trouver un toit. J'arrivai ici alors que des dispositions avaient été prises pour les rapatrier. Je retrouvai ma chambre qui avait hébergé pendant trois semaines une famille de cheminots.

À partir de la signature de l'Armistice le 22 juin et de l'établissement de la ligne de démarcation qui coupait la France en deux, l'instabilité de notre situation s'aggrava. Mais nous n'avions pas encore vu le pire. Mon petit frère fut rapatrié de Normandie par la Croix-Rouge avec une étiquette au cou portant son nom et l'adresse de ma mère à Chalain-le-Comtal.

Nous avions un poste de radio à la maison, bien caché dans le bas du buffet de la cuisine. Dès le soir tombé, nous l'écoutions religieusement parce qu'on y captait Radio-Londres. Chez mes patrons il n'y avait pas de poste de
radio.

De rares nouvelles du soldat Edouard Covey

La première photo d'Edouard Covey en provenance d'Angleterre
format carte postaale, dédicace au revers

 

Message transmis par la Croix-Rouge   

 

                                                      Année 1942

                                                                                                                                              par Marie Grange

Les familles Covey et Gagnère ont été concernées par les événements qui se sont déroulés à Boisset-lès-Montrond en 1942. Les faits décrits ont eu lieu en juillet 1942 et, providentiellement, la France ne fut occupée entièrement qu'en novembre de cette même année. Autrement les représailles auraient pu être terribles pour plusieurs d'entre nous.


Il s'agit du premier parachutage en Forez. Cet événement dramatique eut lieu à Grézieux-le-Fromental aux abords du domaine agricole de la Chaux. Dans la nuit du 24 au 25 juillet, une belle nuit où la lune baignait l'obscurité, un avion tourna plusieurs fois au-dessus d'immenses pâtures qui n'étaient pas bornées de piquets. C'était un ancien terrain pour le vol à voile utilisé de 1935 à 1939. Un des parachutistes fut grièvement blessé et ses compagnons alertèrent le curé du village de Boisset-lès-Montrond. Celui-ci secourut le mourant et s'occupa des décisions à prendre tandis que les autres parachutistes essayaient de prendre le large. Le blessé fut conduit par la famille Joassard à l'hôpital de Montbrison. Le procureur de la République fut prévenu qu'une rixe mortelle avait probablement eu lieu.

Ce matin-là, à Boisset, Guy Covey aidait mon père à ferrer un cheval, au tournant de la route, en plein village. Il était environ sept heures du matin. Il vit deux hommes jeunes, portant de lourdes valises, hésiter en face de la boulangerie Gouttefarde. Intrigué par ces inconnus et par leur comportement bizarre, inhabituel dans une commune paisible, Guy les suivit sur la route de la Terrasse. Qui était ces hommes ? La radio évoquait parfois l'envoi de parachutistes, on commençait à parler "de la Résistance". Et si ces hommes connaissaient son père ? Il ne parla de rien bien sûr.

Le lendemain, un dimanche, mon père fit conduire les vaches dans un morceau de ces prés qui étaient traversés par un fossé de drainage nommé "le Gand". Ses eaux assez tranquilles abondaient en grenouilles. Et là, Marc Petit, un jeune garçon qui était chez mes parents, découvrit cachés sous un petit pont qui franchissait le cours d'eau, un parachute en soie vert et marron, une combinaison, un casque amortisseur, un couteau à cran d'arrêt. Complètement abasourdi devant ces trouvailles, il chargea le tout sur son vélo et arriva triomphant au village en fin de soirée. Avec l'aide de Guy Covey Marc Petit étala le parachute dans la cour, et tous les passants, curieusement s'interrogeaient sur cette exposition inexplicable !

Je suis allée prévenir le curé du village qui avait dit être témoin de l'agonie d'un inconnu. Il arriva aussitôt chez nous, nous fit ranger immédiatement ces objets et prévint la gendarmerie. Le lendemain matin les gendarmes arrivèrent à Boisset et ce fut le début d'une enquête pleine de péripéties. Par ignorance et naïveté nous étions au cœur d'un fait-divers dont les conséquences pouvaient être très dangereuses. Nous étions inconscients. Nous avions chez nous le fils d'un soldat britannique qui était, peut-être, dans les rangs de la Résistance. Et nous nous étions permis de montrer à tous des objets venant d'un parachutage ! Si cet événement avait eu lieu après la suppression de la ligne de démarcation peut-on imaginer les conséquences qui pouvaient en résulter.

L'enquête débuta très rapidement. Après les interrogatoires de rigueur à la maison puisque c'est nous qui avions "trouvé" les pièces à conviction, les soupçons se fixèrent sur Guy Covey. Évidemment, c'était le suspect rêvé. Par deux fois il fut interrogé au café Touron, en face de chez nous, une première fois par les gendarmes, une deuxième fois par des agents de la Gestapo. Guy fut ensuite conduit à la prison de Montbrison et enfermé dans une cellule. On lui demanda ensuite s'il reconnaissait des suspects qui avaient été arrêtés. Bien sûr il ne reconnut personne. L'abbé Clouye, curé de Boisset, qui avait été aumônier de la prison de Montbrison, intercéda pour qu'on libère le jeune Anglais. Il était totalement hors de cause.

Ces faits ont été racontés plusieurs fois. Mais a-t-on pensé aux grandes inquiétudes qu'a dû souffrir l'épouse d'Édouard Covey. Elle était isolée dans la ferme de Grangeneuve avec son plus jeune fils et ne pouvait se déplacer qu'avec un laissez-passer délivré par la mairie de Chalain-le-Comtal. Elle a passé de terribles journées à se demander quel avenir serait réservé à ses enfants, à son mari, à elle-même.

La belle charpente de Grangeneuve

Gare de Boisset-lès-Montrond

L'église de Boisset-lès-Montrond

Zone d'atterrissage du 24 juillet 1942

Les années noires

                                                                                                                                                       par Guy Covey

Pour chaque déplacement ma mère devait faire 3 km pour aller chercher son laissez-passer et 3 km pour revenir de la mairie, à pied, bien sûr. Un jour, pour se rendre à Montbrison elle décida de passer outre et prit le car au Cerizet. Les cars étaient toujours archi-bondés avec autant de voyageurs debout que de personnes assises. L'aller se passa bien. Au retour, deux Allemands firent monter tous les voyageurs puis ils fermèrent les portes et procédèrent à la vérification de l'identité de chaque personne. Ma mère s'était mise au fond du car. Par bonheur, en raison de l'entassement des gens les contrôles furent rapides. Un coup d'œil et le Gut rassuraient les gens. Ma mère présenta son livret de famille en dissimulant sa carte d'identité pliée en accordéon parce qu'elle devait mesurer un mètre ! La Providence était là… et le retour se fit sans encombre.

La guerre et l'occupation continuaient. Le couvre-feu fut obligatoire. Des contrôles avaient lieu et on devait soigneusement éviter toute lumière visible du chemin. Il y avait des Allemands qui patrouillaient partout, jour et nuit. Soupçonnés d'appartenir à la Résistance et de communiquer avec les Forces libres à cause de notre nationalité anglaise nous avons subi plusieurs fois des fouilles en règle… chez nous. C'était toujours pendant la nuit. Vers minuit, une heure du matin, à grand bruit, on frappait à la porte. Qui est-ce ? demandait maman. Ouvrez ! Vite… ! Maman ouvrait la porte fébrilement : Si c'était lui ? On ne sait jamais, pensait-elle. Les soldats allemands écartent brusquement maman et fouillent la maison de fond en comble.

- Qui cherchez-vous ?
- Nous cherchons Édouard Covey.
- Il n'est pas là.

Et ils repartent. Nous restons tous sans voix. Une autre fois, même bruit, même scénario. Maman tremblant de peur demande :

- Mais enfin que voulez-vous ?
- Nous cherchons Édouard Covey.
- Pourquoi ?
- Nous devons l'emmener à la Kommandantur à Saint-Étienne.

Complètement perdue ma mère leur crie alors :

- Et bien, allez le chercher, il est à Londres !

Elle était tellement anxieuse et troublée que cela impressionna ces militaires. Ils firent preuve d'humanité et ne revinrent plus nous tourmenter avec leurs perquisitions. Je me demande aujourd'hui comment elle a pu surmonter tant d'angoisses renouvelées ! Tant de représailles auraient pu survenir. Comment avons-nous échappé à l'emprisonnement ? La Providence, j'en suis persuadé, était là.

Bien plus tard, je me souviens, mais sans savoir le jour exact, une voiture de la Croix-Rouge entra dans la cour à Grangeneuve. Les Allemands étaient alors refoulés vers la Belgique. Nouvelle inquiétude pour maman. Qui est-ce ? Que me veulent-ils encore ? Après vérification d'identité, enfin une bonne nouvelle ! Il s'agissait d'un message de la Croix-Rouge de Genève daté du 26 septembre 1943 : "Je vais bien, j'ai reçu de vos nouvelles." Enfin ! Il est vivant, quel bonheur ! Nous nous rendons compte qu'il y a trois mois que ces nouvelles fraîches sont parties de

Londres. Nous avons pu, par le même biais de la Croix-Rouge via Genève lui transmettre une lettre et un petit colis. Merci à tous ces correspondants de la Croix-Rouge, quel soulagement ils apportent dans les épreuves terribles du monde cruel et indifférent.

Chaque jour, en sourdine, Radio Londres crépitait dans le silence de la maison. C'est par elle qu'un jour la grande nouvelle est parvenue : "Ils ont débarqué en France ! Et en plus en Normandie, le pays natal de toute notre famille… Dans notre joie une question nous revenait sans cesse : "Peut-être y était-il ?" Eh bien oui ! Il y était. C'est dans le Calvados, entre Arromanches et Asnelles, dans la 1re division canadienne commandée par Montgomery que mon père a été mis à l'eau pour pouvoir enfin fouler le sol français… ! Mais nous ne le savions pas. Il a fallu attendre de longs mois pour en avoir la confirmation. Après avoir fait la campagne de France, de Belgique et Hollande, notre soldat obtint la permission de venir en France voir sa famille qu'il avait quittée en 1940.

Avant le débarquement



Message du général Crerar aux troupes canadiennes avant l'opération Overlord

La longue marche vers la Libération

À ce jour (juillet 2009) je n'ai que peu de renseignements précis sur le parcours du soldat Édouard Covey. Le 14 mai 1940, il s'engage pour la durée du conflit dans les troupes britanniques de Sa majesté Georges VI.

Insigne du Royal Pioneer Corps Des indices indiquent qu'il sert dans le génie où il participe au déblaiement de Londres profondément frappée par les continuels assauts des bombardiers allemands. Il est affecté dans le Pioneer Corps où sont entraînés les hommes qui vont participer au débarquement. Ce corps a joué un rôle essentiel pendant la seconde guerre mondiale et s'est particulièrement illustré au cours du débarquement de Normandie. En février 1950, en reconnaissance des services rendus, par décret du roi Georges VI, il devient le Royal Pioneer Corps. Sur son béret kaki, Édouard Covey portait son glorieux insigne.Édouard Covey fait partie de la division canadienne qui veut venger les morts de Dieppe. Il ne débarque pas le jour J , le 6 mai 1944, mais le surlendemain matin. Comme ses camarades il sera jeté à la mer à partir d'un de ces canots poussés par la marée montante, sous une pluie diluvienne. Casqués et le fusil à bout de bras, les soldats sont chargés d'un équipement impressionnant. "Ici, dira le colonel Taylor, il n'y a que deux catégories d'hommes : ceux qui sont morts et ceux qui vont mourir." Bayeux est libéré le 8 mai.

Les soldats qui débarquent ont la surprise de constater que la population civile n'a pas été évacuée. Des habitants émergent des caves apportant leurs dernières bouteilles de Calvados aux libérateurs parmi lesquels bon nombre sont d'origine française.

Le temps de la séparation est long, très long pour cette famille déchirée. Pensons un peu à toutes les familles déchirées à cette époque, à notre époque, de quelque bord qu'elles soient.



Insigne du Royal Pioneer Corps

Le retour

Lorsque la grande nouvelle du débarquement nous est parvenue grâce à la radio une joie immense s'est emparée de nous. Mon père était parmi les troupes débarquées. C'est à Asnelles qu'il a été mis à l'eau pour enfin fouler le sol français mais il nous a fallu attendre de longs mois pour en avoir la confirmation. Enfin arrive une permission pour le soldat Covey après avoir quitté sa famille depuis plus de cinq ans ! Mais là… se place un événement tellement dur qu'il nous a semblé être complètement abandonnés par la Providence.

Pendant que mon père s'acheminait vers la France en septembre 1945, Maman, Jean et moi, nous partions pour la Normandie revoir - avec quelle hâte - ma grand-mère maternelle, tous nos oncles, tantes et cousins… Immense fut notre joie de les retrouver tous en bonne santé. Ils avaient subi l'occupation et tant de privations, de bombardements, de destructions : Argentan, Falaise, Caen… C'était là qu'ils habitaient… Pendant deux ou trois jours ce fut un bonheur sans nuages. Un matin arrive un télégramme : "Suis en permission à Chalain-le-Comtal pour 6 jours." Ce télégramme avait trois jours pour nous parvenir. Comment allions-nous faire pour rejoindre le département de la Loire… en 3 jours ! Pas d'essence ou si peu, pas d'argent pour prendre un taxi. Encore aurait-il fallu en trouver un !

Après beaucoup de tracasseries et d'efforts incroyables, tantôt en train, un peu en camion ou en auto-stop quelquefois en car et même à pied, nous avons voyagé tous les trois pour rejoindre notre maison. Nous dormions à même le sol, une nuit nous avons été hébergés dans un asile d'aliénés. Nous avons fait de nuit, à pied, les derniers kilomètres depuis la gare de Montrond en traînant nos valises. Si proches du but nous étions fiévreux et angoissés en nous posant toujours la même question : "Y sera-t-il ? Aura-t-il pu nous attendre ?"

Arrivés à environ 700 m de la maison, là où finit la route et où commence le chemin, maman me souffle : "Va voir, sans bruit, s'il y est." Je posai mes valises et me mis à courir. Tout était noir. La défense passive ordonnait qu'aucune lumière ne puisse s'apercevoir du dehors. On mettait des couvertures pour obstruer les fenêtres sans volets… Par un petit trou de la couverture mitée, j'aperçus mon père dans la cuisine. Vite, vite, je retournais vers maman et Jean. Nous laissons nos valises dans les ornières du chemin. Ce n'est pas grave puisqu'il est là ! Et nous nous précipitons vers Papa.

Nous tournerons la page sur cette histoire d'amour
Car ce serait violer l'instant des retrouvailles
Nos mots sont impuissants à décrire ce retour
Nous dirons simplement l'angoisse des batailles.


Ce soir-là mon père prit le risque de rallonger sa permission de quelques jours. Lors de son retour aux armées son commandant lui déclara avec bienveillance : "Je me doutais bien que tu prendrais quelques jours de plus !" Cette courte phrase de la part d'un supérieur de l'armée montre que les sentiments d'humanité et de fraternité peuvent exister malgré la rigidité du règlement. C'est à la fois admirable et réconfortant.

Mon père contracta une pneumonie qui le fit revenir à la maison pour plus d'un mois. Grâce aux soins du docteur Bartholin de Montrond qui vint toujours gratuitement le visiter, il acheva cette période noire sans séquelles. Merci de tout cœur au docteur Bartholin.

J'ai écrit ces pages pour honorer la mémoire de mon père Édouard Covey qui n'a jamais sollicité ni reçu aucune reconnaissance de la nation et aussi pour montrer le dévouement conjugal et maternel de ma mère qui a su assumer courageusement cette douloureuse séparation.



Une des dernières photos d'Edouard Covey
décédé à l'hôpital de Montbrison le 29 juin 1984


Hommage à Édouard Covey

lors de ses funérailles le 2 juillet 1984
par le président des anciens combattants de Montrond

Un douloureux devoir nous réunit aujourd'hui, conduire à sa dernière demeure un camarade, un ami. Édouard Covey vient, à 84 ans, de quitter ses compagnons anciens combattants.

Nous l'avons connu et estimé. Nous admirions son allant, son héroïsme, un chemin jalonné de grands principes, ceux du courage, de l'honneur, du sacrifice total.

Engagé volontaire pour la durée de la guerre, en mai 1940 il rejoint Londres. Affecté dans le génie, missions dures, dangereuses, rien ne le rebutait. Il était toujours prêt, et à toutes les heures.

Le 6 juin 1944, débarquement sur les sables de Normandie "Arromanche". A l'aube du 6 juin une mer constellée de navires, 5 000 bâtiments de tout tonnage, la plus grande flotte de l'histoire, 11 000 avions se dirigeaient sur la mer de l'Atlantique. Américains, Britanniques mettent le pied sur le sol français et se lancent à l'assaut des postes ennemis : des pages sanglantes, des pages héroïques, "le jour le plus long". Et bien Édouard Covey y était.

Ensuite direction la Belgique, puis la Hollande et, pour terminer, l'Allemagne.

Démobilisé il entre en France en novembre 1945 pour retrouver sa famille, ses amis.

L'assistance nombreuse aujourd'hui est là pour prouver de quelle estime monsieur Covey était entouré. Puissent ces marques de respect et d'affection que lui apportent une dernière fois tous ceux qui l'ont connu et aimé [adoucir un peu la peine des siens].

À M. et Mme Guy Covey, M. et Mme Jean Covey, leurs enfants et petits-enfants, à toute votre famille, nous adressons nos sincères condoléances et notre fidèle amitié.

Quant à ses camarades anciens combattants, ils conserveront longtemps le souvenir de l'ami qui s'en va.

Je signale qu'Albert Covey, hospitalisé à l'hôpital de Feurs depuis le 2 février, et qui vient de subir sa onzième intervention chirurgicale, regrette, avec beaucoup de peine et de chagrin de ne pouvoir accompagner son frère à sa dernière demeure.


                                                                        Montrond-lès-Bains le 2 juillet 1984.
                                                                              Le président : Germain Séon

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L'histoire de la famille britannique dont il est question dans ces pages nous intéresse surtout à cause du parcours atypique d'Edouard Covey. Engagé à 40 ans dans le Pioneer Corps, il participe au débarquement en 1944. C'est avec une unité canadienne qu'il met le pied sur le sol de France à Ver-sur-Mer, proche de Courseulles-sur-Mer, en Normandie.

Son parcours a été retrouvé grâce aux recherches de Nathalie Worthington, conservatrice du musée Juno Beach. Nous sommes allés au musée en cet été 2010 et nous avons vu les "passeports" destinés aux visiteurs. Ces documents nous disent les dangers affrontés par les soldats qui nous ont libérés et leur courage…
Nous avons découvert avec émotion un peu de la vie d'Edouard et de ses camarades de combat…


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Pélerinage en Normandie

              

Guy Covey et son épouse                                              Paul et Marie Grange



Réception du Ministre d'Etat canadien des Anciens Combattants,
au mois d'août 2010 en présence d'un vétéran du débarquement

N° 68
des Cahiers de Village de Forez
(octobre 2009)

publié par le Centre social de Montbrison

Les publications de Village de Forez
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Mis à jour le 5 novembre 1010