Benoît Malon

 

Dossier constitué
par Claude Latta

Benoît Malon

(1841-1893)

Benoît Malon, né le 23 juin 1841 à Précieux (Loire), près de Montbrison, a joué un rôle important - et souvent méconnu - dans l'histoire du mouvement ouvrier français et international. Ce Forézien est devenu l'un des chefs de l'Internationale, journaliste, député de la Seine en 1870, membre de la Commune de Paris et maire de l'arrondissement des Batignolles, exilé en Suisse et en Italie puis, à son retour en France, fondateur et directeur de la Revue socialiste.

Des origines familiales foréziennes :
une famille de paysans pauvres

Aussi loin qu'on a cherché dans les registres d'état civil et dans les registres paroissiaux, les origines de Benoît Malon sont foréziennes. Benoît Malon était le fils de Joseph Malon et de Benoîte Baleydier. Les Malon sont originaires des villages de Périgneux et de Boisset-Saint-Priest, petits paysans installés dans ces communes au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXème siècle. Les Baleydier étaient originaires, eux, de Saint-Romain-le-Puy : on les trouve dans cette commune rurale depuis le règne de Louis XIV. Paysans pauvres, eux aussi, tantôt journaliers, tantôt grangers - c'est-à-dire métayers -, ils vont finalement s'installer à Précieux. Dans la société rurale du XIXe siècle, la propriété de la terre fonde les hiérarchies sociales. Celui qui ne possède pas la terre ou n'a pas l'argent nécessaire pour la prendre en location, est alors obligé "d'aller chez les autres". Il est valet de ferme ou journalier. Cette catégorie socioprofessionnelle des domestiques et journaliers représente alors un pourcentage très important de la population active agricole : 55 % pour l'ensemble de la France, 60 % dans le département de la Loire.

Un fils de paysans pauvres

Au soir de sa vie, alors que, gravement malade, il savait que ses jours étaient comptés, Benoît Malon s'est tourné vers son enfance et en a écrit les souvenirs émouvants et chaleureux : document exceptionnel car nous avons peu - ou même pas du tout - de souvenirs de fils de paysans pauvres du XIXe siècle. Nous sommes donc bien renseignés sur cette partie de sa vie.

Les parents de Benoît Malon, Joseph Malon et Benoîte Baleydier, avaient été placés "chez les autres ", tous deux à l'âge de onze ans. Joseph Malon était orphelin de mère et s'entendant mal avec la seconde femme de son père ; il quitta Boisset-Saint-Priest pour devenir valet de ferme ; bon travailleur, il était en 1833-1834 " premier valet " chez M. Sijean, aux Massards, " un gros domaine à douze paires de bœufs qui s'étendait à la fois sur les communes de Sury et de Précieux ". Benoîte Baleydier y était " grand'servante ". Le petit Benoît entendit souvent de sa mère le récit de la rencontre de ses parents qui décidèrent bientôt de se marier. Ils en avertirent le Maître qui fut mécontent car il craignait le départ éventuel des deux domestiques, dont il avait besoin : " Nous demandâmes à M. Sijean de nous laisser marier, il refusa avec force injures ; nous partîmes en mai [1834] sans pouvoir arracher un sou de ce qui nous était dû ".

Le récit de cette injustice entra dans la mémoire familiale et il est caractéristique que Benoît Malon raconte cet épisode dans ses Souvenirs. Une fois mariés, Joseph Malon et Benoîte Baleydier s'installèrent au Marais, près du bourg de Précieux. Ils eurent quelques années de "vie relativement heureuse" et la jeune femme était " toute à la joie d'avoir un chez-soi ". Quatre fils naquirent entre 1837 et 1843 : Pierre (1837-1839), Jean dit Joseph (1838) - qui devint instituteur -, Benoît (1841) et Jean, dit Jean-Marie (1843-1849). Joseph, le père, était " actif et courageux " et " gagnait 250 F par an " en travaillant comme valet à la ferme de la Croix d'Or puis comme journalier " à la semaine " à celle de la Cotille ; sa femme tenait son ménage, s'occupait de ses enfants et avait quelques animaux : une truie et aussi " une chèvre " et " deux à trois moutons " que l'on menait paître le long des chemins.

Le temps des malheurs

En 1844, le malheur s'abattit sur la famille : Joseph, âgé seulement de 34 ans, mourut à la suite d'un " refroidissement ". Benoîte Baleydier dut se placer à la ferme de la Pommière. Elle dut aussi " louer " son fils aîné, Jean, " âgé de sept ans, pour garder deux vaches moyennant le gros gage de trois francs pour sept mois en sus de la nourriture " : les deux petits avaient perdu leur aîné qui " n'était plus là pour imposer le respect aux autres gamins ; ils nous battaient sous prétexte que nous n'avions plus de père ". Aux difficultés matérielles, s'ajoutaient chez les deux cadets les brimades de leurs camarades et la séparation d'avec leur mère.

En 1846-1847, la crise économique s'ajouta aux difficultés personnelles de Benoîte Baleydier qui n'avait plus de travail : on n'avait pu la garder à la ferme de la Pommière. Ce fut la misère. On laissa la maison du Marais pour aller loger au bourg. Le " grand hiver " et la " grande cherté " faisaient resurgir la peur des disettes de l'Ancien Régime : " Ma mère n'était pas la seule veuve mère de famille qui fût sans travail par suite de la rigueur des temps. La commune s'en émut et les sept ou huit femmes qui se trouvaient dans son cas furent embauchées comme elle à raison de dix sous par jour, non nourries, pour ramasser les pierres dans les champs qui longeaient les grands chemins et porter ces pierres, à pleins et lourds paniers, sur lesdites routes. Les travailleuses partaient le matin avant le jour, par un froid sibérien. Elles emportaient un morceau de pain noir pour le goûter de midi et revenaient le soir à nuit close, harassées et la figure couperosée par le froid. "

Au bout de cinq semaines, Benoîte Baleydier, épuisée, dut arrêter ce travail. Heureusement, on la reprit à la Pommière. Mais Benoît Malon n'oublia jamais l'épreuve que sa mère avait subie et le travail de bagnarde que la misère lui avait fait accepter. En 1849, la famille Malon connut un nouveau drame. Jean-Marie, le plus jeune frère de Benoît Malon, mourut, âgé de six ans, sans doute victime d'une congestion pulmonaire. Ce fut une grande douleur : " Jean-Marie mourut vers six heures du soir. Pendant tout le jour j'étais resté courbé sur mon lit, la figure dans la couverture pour étouffer mes sanglots. Je m'abandonnais à la plus complète douleur, voulant mourir avec le cher compagnon de mes jeunes années. […] Je faillis devenir fou de douleur. "

L'école interrompue

L'école a joué un rôle important dans la vie de Benoît Malon. Il a d'abord fréquenté - irrégulièrement mais avec profit - l'école de Précieux. Contrairement à une légende misérabiliste, propagée par Léon Cladel, qui a affirmé qu'il avait appris à lire à vingt ans, dès cette époque, Benoît Malon sait lire et écrire. Il est de ces petits paysans qui " apprennent bien " malgré la pédagogie assez rudimentaire et les conditions scolaires difficiles :

" J'allais à l'école où j'apprenais "ce que je voulais". [Pourtant] l'instituteur était exceptionnellement sévère […] Pour la moindre distraction, c'était des coups de règle sur les doigts et la mise en pénitence […] Nous étions entassés une cinquantaine, filles et garçons, je n'en pouvais d'abord supporter l'air lourd et empesté et j'avais d'horribles démangeaisons de remuer. Pourtant, il fallut me faire à ce nouveau genre de vie. J'y fus aidé par le fait que j'étais le meilleur "apprenant" de la classe… "

Le petit Benoît Malon aimait l'école, aimait apprendre et avait une véritable frénésie de lecture. Mais il lui fallut rapidement gagner sa vie : Benoît Malon ressentit cela comme une grande injustice. Non qu'il fut malheureux dans les " places " où il fut envoyé, mais il était privé d'apprendre.

Il allait aussi être privé de sa mère, si tendrement aimée : en effet, Benoîte Baleydier, veuve en 1844, se remaria en 1852 avec Eymar Bonnel, un veuf de 48 ans, ancien scieur de long, dont elle eut un fils. Le mariage d'Eymar Bonnel et de Benoîte Baleydier eut lieu à Précieux le 22 février 1852. Benoît Malon écrit : " Ma mère et Bonnel […] étaient partis à la mairie pour faire le mariage civil. […] Une immense tristesse m'avait envahi en les voyant partir, j'eus un pressentiment très net que ma mère allait être très malheureuse. " On a compris que Benoît Malon n'aimait pas Eymar Bonnel : réaction classique d'un petit garçon qui était très proche de sa mère. Il quitta Précieux où il ne se sentait plus chez lui. Ses Souvenirs s'arrêtent d'ailleurs brusquement sur le récit du remariage de Benoîte Baleydier…

"Chez les autres"

Revenons en arrière. Benoît Malon, nous l'avons dit, travaillait bien à l'école et aimait l'étude. Mais sa mère avait besoin de son travail et il devint petit berger dans différentes fermes de Précieux. : il eut de " bons maîtres ", comme on disait, et donna satisfaction. A Garambaud, un hameau de Précieux, il est chez M. et Mme Blanc : Je fus déclaré gardeur de porcs. J'en avais dix-huit gros et petits, ce n'était pas une mince affaire […] Une bergère de treize ou quatorze ans […], appelée Marie, fut chargée de m'apprendre le métier pendant quelques jours. Nous gardâmes ensemble les porcs et les moutons dans des étoubles s'étendant des deux côtés d'un mamelon ombragé de noyers ".

Quelques mois plus tard, après le remariage de sa mère, Benoît Malon, qui avait douze ans, partit travailler dans l'Ain où il resta six ans. Nous le savons par le témoignage inattendu de Marc-Amédée Gromier, le fils d'un libraire républicain de Bourg-en-Bresse qui devint plus tard secrétaire de Félix Pyat et membre de la Commune de Paris : " J'ai connu Benoît Malon, en 1854, dans le département de l'Ain dans une ferme où il était pâtre, aux environs de Chalamont ".

Occupé aux travaux des champs dans cette plaine de la Dombes qui, semée d'étangs, lui rappelait celle du Forez, Benoît Malon " essayait de s'instruire et bientôt parvenait à se rendre capable de tenir les écritures du fermier, sorte d'homme d'affaires de village " (Léon Cladel). Nous retrouvons Benoît Malon toujours avide de connaissances, capable même d'apprendre un peu de comptabilité mais qui est critique vis-à-vis de son patron, type classique de " coq de village " prêtant avec usure aux paysans pauvres et faisant durement travailler ses domestiques.

La révolte : les misères, les chagrins et les humiliations de l'enfance laissent des traces indélébiles. Ce furent les sources de la Révolte. Benoît Malon n'oubliera jamais quelle était la dure condition de beaucoup de petits paysans du siècle dernier. La Révolution : Benoît Malon fut intellectuellement capable de passer de la révolte qui est quelque chose d'instinctif à la Révolution qui suppose une construction idéologique. Pour Benoît Malon, dans les années de l'Internationale et de la Commune, la Révolution devait être à la fois celle des paysans pauvres qu'il avait côtoyés dans son enfance et celle des ouvriers qu'il avait rejoints. Pendant la Commune de Paris, en 1871, il rédigea un appel aux paysans pour qu'ils soutiennent les ouvriers parisiens et, après 1871, il écrit que, si la Commune a échoué, c'est parce qu'elle n'a pas su provoquer la solidarité des paysans.

Benoît Malon jeune
(collection Cl. Latta)

Chez son frère

A dix-huit ans, en 1859, Benoît Malon, épuisé, malade, est recueilli par son frère, Jean Malon, qui est devenu instituteur et vient d'être nommé à Margerie-Chantagret. Il l'accueille, le soigne, le remet sur pied. Benoît Malon fréquente la classe de son frère : grand élève parmi les enfants de l'école de Margerie-Chantagret, un petit village des monts du Forez, où il eut son premier poste. Chez son frère, Benoît Malon acquit les connaissances de base qui lui manquaient. Comme s'il voulait rattraper le temps perdu, il voulait tout savoir et tout apprendre. Il lui arriva même de " remplacer plusieurs fois son frère dans sa classe ".

Jean Malon, l'instituteur, fut ensuite nommé à Maringes, près de Chazelles. Benoît Malon le suivit. En 1860-1861, Benoît Malon - il a 19 ans - est donc à Maringes avec son frère. Il continue à l'aider dans sa classe. Il se lie d'amitié, lors de cette première année à Maringes, avec plusieurs jeunes gens de son âge : Etienne Girin, sa sœur Jeannette, Benoît Meilland et Pierre Marie Fayolle. Grâce à la découverte en juillet 2002 de quinze lettres de Benoît Malon dans une famille de Maringes, nous avons d'intéressants renseignements sur cette période de la vie de Benoît Malon.

Etudes à Lyon

Jean Malon constate qu'il n'a plus grand chose à apprendre à son frère ; il se préoccupe de lui faire poursuivre son instruction. Benoît Malon entre alors à Lyon dans un " pensionnat " à Lyon où sont élèves, en même temps que lui, ses amis Fayolle et Meilland. Il en est l'élève pendant l'année scolaire 1861-1862 et peut-être une partie de l'année 1862-1863. Il s'agit du " pensionnat " tenu par un prêtre, l'abbé Lachal, qui dirigeait une " école cléricale " dans la paroisse Saint-Eucher qui se trouve à la Croix-Rousse. Ces " écoles cléricales " correspondraient aujourd'hui à de " petits collèges " (de la 6e à 4e ou à la 3e) qui préparaient à l'entrée dans les deux ou trois dernières classes du petit séminaire. Benoît Malon se trouvait avec des élèves plus jeunes. Il continue à manifester ses dons pour l'étude. Il est fort en latin. Il s'essaie aussi à la poésie, rêvant d'être écrivain. Qui a payé les études de Benoît Malon ? Nous n'en savons rien. Thomas Rochigneux, secrétaire de la Diana, qui a écrit une brochure sur Précieux dit que la famille Bret - la famille des châtelains de Précieux - aurait payé ses études, d'autant qu'elles devaient le destiner à la prêtrise. Effectivement, dans l'une de ses lettres, Benoît Malon parle de la protection d'une " dame de chez nous ". A-t-il voulu être prêtre ? Il le reconnaît dans l'une de ses lettres. Il est proche du curé de Maringes, M. Chavassieu, chez qui il se rend lorsqu'il vient à Maringes. La prêtrise représentait alors pour beaucoup de jeunes ruraux un moyen d'ascension sociale.

Benoît Malon est donc ensuite entré au petit séminaire à Lyon : mais il n'y est resté que quelques semaines, découvrant que ce n'était pas là sa voie. Il est alors pendant quelques mois employé de commerce à la Croix-Rousse puis employé de banque à Trévoux (Ain). Mais son destin va s'orienter autrement.

Incertitudes

En effet, lors de son séjour à Maringes, Benoît Malon est tombé amoureux de Jeannette Girin, la sœur de son ami Etienne. Ils ont 21 et 19 ans. L'amour est réciproque. Les parents ne sont pas très contents de cette idylle de leur fille avec un jeune homme destiné au séminaire et cette jeune passion a joué probablement son rôle dans le refus de Benoît Malon de devenir prêtre. Mais, sorti du séminaire, il voudrait poursuivre des études, gagner Paris pour tenter sa chance et ne sent pas fait pour un mariage trop proche. Il se brouille une première fois avec Jeannette. On sent que Benoît Malon a traversé une crise pendant laquelle il a douté de son avenir, non seulement de son avenir sentimental mais aussi de son destin personnel (le travail à Lyon et Trévoux).

Restait la perspective du service militaire qui était alors de cinq ans. En février 1862, à Montbrison, Benoît Malon tira "un bon numéro" qui l'exemptait automatiquement du service... Il était libre ! Quelques mois plus tard, "ayant bouclé sa ceinture, et le bâton de voyage à la main" (Léon Cladel), il se dirigeait vers Paris, pour y chercher du travail. Benoît Malon avait dénoué la situation en se dérobant aux pressions et aux doutes qui l'assaillaient. C'est un tournant car il renonce à la vie qu'il avait commencé à se construire et aux moyens qu'il avait envisagés pour s'élever socialement. Il ne rompt pas tous les ponts avec Maringes. Pendant trois ans, il continua à correspondre avec Etienne Girin. La correspondance avec Jeannette reprit : mais la jeune fille pensait au mariage. Elle rompit devant les hésitations d'un " fiancé " aussi peu pressé et elle quitta Maringes sans que nous sachions ce qu'elle est ensuite devenue.

Benoît Malon à Paris

Benoît Malon est à Paris en 1863 ; il a vingt-deux ans ; après quelques jours difficiles sur le pavé de Paris - il n'a plus d'argent et rien à manger - il a trouvé du travail dans un atelier de Puteaux comme ouvrier teinturier. La tâche est rude. Il connaît alors la dure condition des ouvriers du Second Empire, travaille dix ou onze heures par jour et loge dans une petite chambre où il lit tard le soir et se plaint de devoir dépenser beaucoup pour acheter de la bougie.

L'un des premiers adhérents de l'Internationale, l'ouvrier bronzier Zéphirin Camélinat, est venu le trouver dans l'usine de Puteaux. Benoît Malon, les pieds dans l'eau, nettoyait son atelier. Camélinat lui parle de l'Internationale - l'A.I.T. - à laquelle il le fait adhérer. Benoît Malon organise la grande grève des ouvriers teinturiers de Puteaux à la suite de laquelle il crée à Puteaux une coopérative ouvrière qui est aussi une société mutualiste d'Epargne et de Crédit.

La rencontre avec Léodile Champseix



Léodile Béra (Léodile Champseix), avec son 1er mari, Grégoire Champseix (mort en 1863) et ses deux fils jumeaux André et Léo Champseix (d'où son pseudonyme littéraire d'André Léo, les deux prénoms de ses fils).

Benoît Malon rencontre alors chez des amis communs la romancière Léodile Champseix qui, sous le nom de plume d'André Léo - les prénoms de ses deux fils jumeaux - publie des romans féministes que remarqua Jules Vallès Elle était la veuve de Grégoire Champseix qui avait été à Boussac l'un des disciples et porte-paroles de Pierre Leroux - l'un des théoriciens du socialisme utopique - et, à Limoges, en 1848, le directeur d'un journal républicain.. Elle avait dans l'un de ses romans - un mariage scandaleux - mis en scène un personnage qui ressemblait, disait-on, à Benoît Malon : elle voulut le connaître et en tomba amoureuse. L

'influence de la romancière fut décisive. Plus âgée que lui, elle devient rapidement la maîtresse de Benoît Malon : plus rapidement qu'on ne l'a cru d'abord, comme le montrent les travaux d'Alain Dalotel. Mais elle est aussi mère et éducatrice. Elle lui prête des livres, elle va le voir en prison. Par elle, Benoît Malon subit l'influence de Pierre Leroux et aussi du grand géographe Elisée Reclus, l'auteur de la Géographie Universelle, dont elle était l'amie et qui lui ouvre sa bibliothèque. Il y a chez le jeune Benoît Malon un formidable appétit de lecture et, plus tard, d'écriture, une sorte de fièvre de savoir, de comprendre et de faire comprendre.


Léodile Champseix, dite André Léo

L'Internationale

- Benoît Malon a été, avec son ami, l'ouvrier relieur Eugène Varlin, l'un des dirigeants de l'A.I.T., l'Association Internationale des Travailleurs, la 1ère Internationale, créée en 1864. Il est devenu à Paris garçon de librairie puis s'essaie au journalisme militant. Il habite dans le XIe arrondissement de Paris, dans une toute petite impasse, l'impasse Saint-Sébastien que je suis allé voir en décembre 1999.

L'un de ses rôles historiques de Benoît Malon a été, dans cette période, de diriger, d'implanter en province et, après 1867 de maintenir dans la clandestinité l'Association Internationale des Travailleurs. Envoyé spécial de la Marseillaise, le journal d'Henri Rochefort, il rend compte, comme journaliste, des grandes grèves du Creusot de 1870 qui, pour la première fois, contestaient le pouvoir des grands maîtres de forge que sont les Schneider, et manifeste un indéniable talent d'observation et d'écriture, le sens de la polémique et du trait juste et acéré. Il dénonce le pouvoir absolu du Maître et les pressions sur les grévistes ; il raconte avec verve les débats du tribunal correctionnel d'Autun qui juge les grévistes et le Procureur impérial qui les tance parce qu'ils ne comprennent rien aux lois de la concurrence qui empêche les salaires d'augmenter et parle de l'ingratitude des ouvriers.

Les articles de Benoît Malon le révèlent alors au monde de la presse et de la politique. Au Creusot, il est non seulement journaliste mais aussi l'homme de l'Internationale et Jean-Baptiste Dumay, l'un des leaders des ouvriers de la ville dira plus tard toute la dette qu'il a vis-à-vis de Benoît Malon.

- Peu de temps après, Benoît Malon fait l'expérience de la prison politique : il a été condamné pour reconstitution de société secrète (L'Internationale avait été dissoute). Emprisonné à Sainte-Pélagie, il reçoit les visites de Léodile Champseix qui, au même moment, participe activement au mouvement des réunions publiques qui a préparé la Commune et organise le mouvement de revendication des femmes. Dans sa prison, Benoît Malon signe l'appel de l'Internationale qui appelle les ouvriers français et allemands à se dresser contre la guerre. Mais l'appel eut peu d'écho.

 

Procès de l'Internationale, L'Illustration, 1870

La Commune

- La proclamation de la République a libéré Benoît Malon. La place qu'il tient dans le mouvement ouvrier s'explique aussi par le rôle qu'il a alors joué pendant l'Année Terrible, celle du siège de Paris et de la Commune. Adjoint au maire du XVIIe arrondissement (les Batignolles, au N.O. de Paris) pendant le siège de Paris, il réussit à fournir des secours aux victimes de la misère. Député de la Seine à l'Assemblée Nationale, il vote contre la cession de l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne : l'Internationalisme n'est pas antinomique du patriotisme et, autour de Gambetta, ce sont les Républicains qui avaient été animés par un vibrant patriotisme. En mars 1871, comme la plupart des Internationaux, il ne souhaite pas l'affrontement avec le gouvernement de Versailles ; il est de ceux qui tentent d'éviter la guerre civile car il pense que l'affrontement risque d'aboutir à l'écrasement du mouvement ouvrier qui est en train de s'organiser. Mais lorsque la rupture est consommée, il est du côté des insurgés, élu membre du conseil général de la Commune et nommé maire des Batignolles. Au sein de la Commune, par attachement à la démocratie, Benoît Malon est de la minorité qui s'oppose à la constitution d'un comité de Salut Public exerçant - pour sauver la situation - un pouvoir dictatorial. C'est lui qui, avec Gérardin, a proposé la candidature de Rossel - un capitaine de l'armée de Bazaine rallié à la Commune - comme chef militaire des Fédérés. Et, pendant la "semaine sanglante" (21-28 mai 1871), il dirige la résistance dans le quartier des Batignolles : un article de l'historien anglais Robert Tombs a étudié dans notre Bulletin des Amis de Benoît Malon le rôle que celui-ci a joué pendant cette "semaine sanglante". La Commune est écrasée. La répression par les soldats de Versailles fait 15 000 à 20 000 morts. Benoît Malon est, quelques mois plus tard, condamné par contumace par le 3e conseil de guerre de Versailles , à la déportation perpétuelle : il semble qu'une intervention faite en faveur de l'un des otages - un proviseur de lycée qui vint témoigner en sa faveur - lui ait évité une condamnation à mort.

L'exil

- Benoît Malon échappe à la répression puisque, après l'écrasement de la Commune, il est parvenu très vite à quitter la France : ce sont alors dix ans d'exil en Suisse - à Lugano - et en Italie - à Turin, Milan et Palerme - mais aussi de contacts avec les dirigeants socialistes italiens. Il joue un rôle très important au sein du mouvement socialiste de la péninsule italien et écrit fréquemment dans ses journaux. Il y a aujourd'hui tout un mouvement d'intérêt chez les historiens italiens - chez Letterio Briguglio en particulier - pour étudier l'œuvre et l'action de Benoît Malon mais aussi celle de Léodile Champseix.



Benoît Malon, vers 1880

- Lorsqu'il rentre en France, après l'amnistie de 1879-1880, Benoît Malon a beaucoup appris, réfléchi et publié. Il est devenu l'un des chefs historiques du mouvement socialiste, connu en France et à l'étranger, un historien qui a publié, " à chaud ", la première histoire de la Commune de Paris (La troisième défaite du prolétariat) et qui a lancé le Socialisme progressif : revue éphémère mais qui annonce la Revue socialiste.

Opposé au " mariage bourgeois ", Benoît Malon s'était lié à Léodile Champseix par une " union libre " contractée devant quelques-uns de leurs amis - plusieurs historiens parlent à tort de son " mariage ". Mais, sans qu'il y eut entre eux de crise grave, les liens s'étaient progressivement distendus entre Benoît Malon et Léodile Champseix. Aussi à la fin de leur exil, Léodile Champseix se sépara-t-elle de Benoît Malon. Elle se plaignait amèrement - et à juste titre - des infidélités de son compagnon. Ses grands fils - elle avait deux jumeaux - s'entendaient mal avec Malon. Une jeune étudiante russe, exilée en Suisse, Catherine Katkov, devint sa compagne et le restera jusqu'à la fin de sa vie. Nous savons peu de choses sur elle mais elle apparaît en filigrane comme un personnage assez romanesque, appartenant à cette génération de jeunes Russes de bonne famille allant faire des études à l'étranger et obligées de devenir des exilées à cause de leurs idées car elles savaient qu'elles seraient arrêtées si elles rentraient..

Le directeur de la Revue Socialiste

- Sur le plan doctrinal, Benoît Malon a évolué. Après la Commune, il avait pris parti pour la Fédération Jurassienne, pour Bakounine, contre Marx dont l'autoritarisme était comparé par Léodile Champseix à celui de...Bismarck ! Puis, après les " années italiennes ", il a d'abord adhéré au parti ouvrier de Jules Guesde. Mais il se sent mal à l'aise dans le carcan d'une organisation. Homme de réflexion, il est le contraire d'un sectaire et se sépare de Guesde qui introduit le marxisme en France. Son socialisme est pluraliste, ouvert à toutes les diversités. Il fonde la Revue Socialiste, carrefour d'idées et de tendances, un véritable laboratoire de réflexion et de recherche : dans cette revue publient des socialistes issus de toutes les tendances - souvent très opposées - du socialisme français. Benoît Malon publie aussi très souvent des extraits de ses futurs ouvrages. Mais elle est aussi un lieu de réflexion et une tribune internationale. Des études importantes sont publiées par Benoît Malon sur le socialisme en Hongrie, au Danemark, en Espagne ou en Roumanie. Il donne la parole aux socialistes étrangers. Il préface de nombreux ouvrages dont ceux de Magalhès Lima, ce qui établit et explique son influence dans les pays de langue portugaise (Portugal et Brésil). L'historien Claudio Batalha, professeur à l'Université de Campinas (Brésil) est l'un des spécialistes de l'œuvre de Benoît Malon et a étudié son influence au Brésil.

- Le Forézien Benoît Malon n'avait pas oublié son pays natal : il revenait voir sa mère et son frère Jean, son ancien maître, que ses différents postes d'instituteur avaient conduit à Bonson puis à Sail-sous-Couzan. Le 18 mars 1871, lorsque son ami Paul Martine le rencontre débarquant d'une gare parisienne et éberlué à l'annonce des événements de Montmartre - le début de la Commune -, il revient de voir sa mère dans la Loire. Il restait en relation avec les socialistes stéphanois, présida en 1881 une réunion au cours de laquelle Jules Vallès - l'auteur de la trilogie de l'Enfant, le Bachelier et L'Insurgé - vient faire une conférence sur la Révolution française. En 1882, il préside aussi la séance d'ouverture du Congrès socialiste de Saint-Etienne : congrès de la scission, très animé, puisque les guesdistes quittent finalement le congrès et se réunissent séparément à Roanne.

- Cet attachement à son pays natal, se manifeste aussi chez Benoît Malon par la rédaction de ses mémoires d'enfance (Fragment de Mémoires) qui furent publiées en 1907, quatorze ans après sa mort, dans la Revue Socialiste : extraordinaire document, plein de justesse et de sensibilité, sur l'enfance d'un fils de paysan pauvre. Document exceptionnel, car les fils de journaliers, nés dans la première moitié du XIXe siècle, pauvres et souvent illettrés, ont peu raconté leur enfance. Benoît Malon avait d'ailleurs une véritable vocation d'écrivain ; il a publié des poèmes et des chansons et même écrit un roman historique, Spartacus.

- Benoît Malon évolue : l'homme de parti est devenu un écrivain et le théoricien du Socialisme intégral ; le révolutionnaire ne refuse pas d'étudier les plans de réformes et pense que le socialisme municipal pourrait être l'une des bases, l'un des leviers de la transformation sociale ; l'ancien compagnon de la romancière Léodile Champseix intègre le féminisme et la revendication des droits des femmes dans le programme socialiste. Le philosophe pense de plus en plus en termes de morale et de justice. Il est de ceux qui ont permis au socialisme français de trouver son originalité : Jean Jaurès reconnaissait sa dette vis-à-vis de Benoît Malon : d'abord député opportuniste - nous dirions de centre gauche - Jaurès monta plusieurs fois le petit escalier qui menait au bureau du directeur de la Revue socialiste. La pensée de Benoît Malon l'inspira lorsqu'il fit la synthèse de l'esprit révolutionnaire et de la tradition démocratique des républicains français du XIXe siècle et il le reconnut avec gratitude lors de l'inauguration du monument du Père-Lachaise. Ainsi, comme le note l'historien américain Steven Vincent qui a consacré sa thèse à l'histoire des idées de Benoît Malon, celui-ci est-il de ceux qui ont finalement contribué à intégrer la révolte ouvrière dans la tradition de la République et de la Démocratie.

- Dans l'histoire des idées, Benoît Malon se plaçait aussi dans la perspective historique de la longue durée : il voyait dans l'évolution historique une marche vers les idées de progrès et dans le socialisme l'aboutissement d'une longue évolution des idées de réforme. Sa curiosité était grande et il avait la volonté d'étudier les phénomènes économiques mais aussi leur rapport à la morale sociale.

Dernières années

Les dernières années de la vie de Benoît Malon furent assombries par la maladie. Il était atteint d'un cancer de la gorge ; il continua cependant à travailler jusqu'à sa mort, avec acharnement pour achever son œuvre et mettre au point son ouvrage sur le Socialisme intégral qu'il a peur de ne pouvoir achever. Il se soigna au soleil de la Méditerranée, où son ami Rodolphe Simon - qui était le mécène de la Revue Socialiste - mit sa maison à sa disposition. A la fin, lorsque Eugène Fournière vint le voir, il communiquait avec lui en écrivant sur une ardoise : il ne pouvait plus parler car on avait pratiqué une trachéotomie pour lui permettre de respirer malgré les progrès du mal. Il fut ramené à Asnières pour y mourir en 1893. A Paris, 10 000 républicains et ouvriers (les "blouses") accompagnent sa dépouille mortelle au cimetière du Père-Lachaise où il est incinéré. Les drapeaux rouges et les discours de ses amis l'accompagnaient. En 1913, un monument est édifié par souscription face au mur des Fédérés contre lequel avaient été fusillés les derniers combattants de la Commune et il y eut un grand discours de Jaurès qui dit alors - nous l'avons déjà noté - quelle était sa dette vis-à-vis de Benoît Malon.

Pour conclure

Revenons à l'homme : combien, en effet, sont étonnantes et attachantes la personnalité de Benoît Malon et son ascension intellectuelle. Le petit berger de Précieux, le valet de ferme exilé dans l'Ain, le manœuvre de la teinturerie de Puteaux qui, est devenu, en quelques années, l'une des personnalités de la vie publique française, un écrivain reconnu, tout en restant un militant. Mais il n'a pu le faire que grâce aux connaissances acquises à l'école de Précieux, puis dans la classe de son frère Jean Malon, à Margerie-Chantagret et à Maringes, puis à Lyon. Il n'est pas tout à fait l'autodidacte qu'il prétendait être. Son personnage est plus complexe que nous le pensions tout d'abord : le séjour chez son frère et sa scolarité à Lyon, la tentation du séminaire puis la rupture brutale à la fois avec celui-ci et avec l'amour de Jeannette Girin pour aller travailler à Paris montrent qu'il a connu une véritable crise en 1863 qui a décidé de son destin.

Benoît Malon est, d'autre part, à la fois un homme d'action et un homme de réflexion. Son œuvre d'essayiste et de théoricien est intéressante. Elle se situe dans une perspective qui ne sépare pas la démocratie de la volonté de réforme sociale. Après la chute du communisme soviétique, nous redécouvrons aujourd'hui avec intérêt les hommes de cette génération du socialisme démocratique et humaniste, pré-marxiste. En 1993 une plaque commémorative à la mémoire de Benoît Malon et un médaillon sculpté ont été placés sur la mairie de Précieux. En 1994, avec Jean Flachat, maire de Précieux et Alex Devaux Pelier, petit-neveu de Benoît Malon, nous avons fondé une Association des Amis de Benoît Malon qui publie un Bulletin semestriel. Elle a organisé en 1999, avec l'aide de l'Université de Saint-Etienne, un colloque universitaire sur Benoît Malon dont les Actes sont parus en mars 2000. Elle vient d'organiser, en mars dernier, un colloque sur la Commune de 1871

Enracinement forézien - la jeunesse passée à Précieux, Margerie-Chantagret et Maringes, le congrès de Saint-Etienne et plusieurs voyages dans cette ville - mais aussi amour de la justice et goût de l'action, action au sein du mouvement ouvrier, participation à la Commune de Paris, rayonnement international de la Revue Socialiste : c'étaient là, je crois, quelques raisons d'évoquer en Forez la personnalité et l'œuvre de Benoît Malon, acteur, au niveau national, de notre histoire sociale …

Claude Latta

Benoît Malon, la "barbe du parti",
L'Illustration, congrès socialiste de Saint-Etienne, 1882

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Pour en savoir plus :

(en ligne, format pdf)

Tableau généalogique : famille Malon

Tableau généalogie : famille Baleydier

Chronologie

Bibliographie


Précieux
(Loire)

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Association des Amis de Benoît Malon

L'Association des Amis de Benoît Malon publie un bulletin annuel d'une centaine de pages. Elle a été à l'origine de plusieurs publications faites par les Publications de l'Université de Saint-Etienne ou par l'éditeur lyonnais Jacques André.

Les Actes des colloques de l'Association des Amis de Benoît Malon

- Gâcon (Gérard), Latta (Claude) et Vuilleumier (Marc) (dir.), Du Forez à la Revue socialiste : Benoît Malon (1841-1893). Réévaluations d'un itinéraire militant et d'une œuvre fondatrice, Actes du colloque de Précieux (1999) présidé par Marc Vuilleumier, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2000.

- Latta (Claude), La Commune de 1871. L'événement, les hommes et la mémoire, Actes du colloque de Montbrison et Précieux (2003) présidé par Michelle Perrot et Jacques Rougerie, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2004.

- Cordillot (Michel) et Latta (Claude), Benoît Malon, le mouvement ouvrier, le mouvement républicain à la fin du Second Empire, Actes du colloque de Précieux (2006) présidé par Michel Cordillot, Lyon, Jacques André, 2010.

- Gâcon (Gérard), Latta (Claude) et Lorcin (Jean) et Bourdier (René-Michel), Benoît Malon et la Revue socialiste. Actes du colloque de Saint-Etienne (2010), Lyon, Jacques André, 2010.

Œuvres de Benoît Malon

Réédition :

- Spartacus, roman historique, réédition, avec une présentation de Gérard Gâcon, Lyon, Jacques André, 2008, 228 p.

Textes inédits

- Une jeunesse forézienne, textes rassemblés, présentés et annotés par Claude Latta, Lyon, Jacques André, 2009  (rééd. de Fragment de mémoires et édition de lettres de jeunesse inédites de Benoît Malon ].

Commandes :

Les Actes des deux premiers colloques : Publications de l'Université de Saint-Etienne, Maison Rhône-Alpes des Sciences de l'Homme, 35 rue du 11 novembre, Saint-Etienne

Les autres ouvrages :

Association des Amis de Benoît Malon, chez M. Gérard Gâcon, la Volière, 42600 Précieux

Une jeunesse forézienne
textes rassemblés, présentés et annotés par Claude Latta, Lyon, Jacques André, 2009

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Mis à jour le 20 février 2012