1884-1885 :

Dissolution de la compagnie

des sapeurs-pompiers de Montbrison

Un conflit révélateur du climat politique local

Dans une petite ville, ou même un gros bourg, la compagnie des pompiers est l'objet de toutes les attentions. Les hommes du feu ont, en effet, une forte cote d'amour auprès de la population. Le pompier n'est-il pas celui qui, au risque de sa vie, sauve du brasier le malheureux surpris par l'incendie de sa maison ? L'image d'Épinal le montre volontiers, en héros, au sommet de la grande échelle tenant dans ses bras un enfant évanoui…

Les sapeurs-pompiers : un corps respecté aux multiples fonctions

Les corps de pompiers avaient autrefois un rôle plus large que la lutte contre les incendies et les inondations et le secours aux personnes. Ils constituaient dans beaucoup de petites localités une force civile théoriquement à la disposition du maire. Soumis à une discipline de type militaire, la compagnie pouvait l'aider dans sa mission de maintien de l'ordre. Les pompiers possédaient d'ailleurs un armement, même s'il était, évidemment, moins complet et efficace que celui des soldats. Il s'agit donc d'un groupement paramilitaire.

Ainsi en 1883, le préfet de la Loire propose de fournir aux pompiers des fusils Remington (1) en remplacement de leurs anciennes armes à condition qu'ils déposent leurs anciens fusils à la caserne et que soient prises en charge les réparations éventuelles pour leur remise en état.   

Comme les fusils des pompiers sont en bon état grâce à de fréquentes inspections le coût de l'opération est peu élevé. La municipalité accepte la proposition. 100 F sont votés, à prendre sur les dépenses imprévues... (2) 

Dotés d'un uniforme, parfois armés, les pompiers ont un rôle de figuration dans les cérémonies officielles et les parades. Ils sont de tous les défilés :  pour la fête nationale,  la fête-Dieu, la fête patronale de Saint-Aubrin… Leur statut les fait dépendre de plusieurs autorités différentes : ministère de la Guerre, ministère de l'Intérieur, préfecture, municipalité (3).

Enfin, recrutés sur la base du volontariat, ils sont l'émanation de la collectivité, la partie théoriquement la plus valide de la population masculine d'une localité.  Il en résulte un fort esprit de corps qui se traduit par beaucoup de convivialité et de solidarité. Souvent les pompiers sont dans les tout premiers à s'organiser en société de secours mutuels. Ceux de Montbrison créent, dès 1865, leur mutuelle (4).  La Sainte-Barbe est toujours fêtée avec éclat…

La compagnie de Montbrison en 1884

L'effectif est fixé à 53 hommes : 3 officiers, 6 sous-officiers, 8 caporaux et 36 sapeurs. Les volontaires engagés reçoivent une solde annuelle : 200 F pour le capitaine, chef de corps, 80 F pour le lieutenant, 70 pour le sous-lieutenant, 55 pour les sous-officiers, 52,50 F pour les caporaux et 50 F pour les sapeurs. Mais l'uniforme et l'équipement, 95 F en tout, sont à leur charge. En 1881, 10 hommes partent en retraite. Il faut les remplacer. Ces frais freinent le recrutement de volontaires. Le maire propose donc d'avancer à chacun des engagés le prix de son équipement. Le remboursement sera opéré ensuite par une retenue de 25 F sur la solde annuelle (5). En effet, en décembre 1882, le maire traite avec le tailleur Jacquet pour habiller de pied en cap 14 nouveaux pompiers (6).

Les pompiers coûtent chaque année 3 050 F à la Ville : 2 800 F versés en soldes et 250 F pour l'entretien du matériel. Ce n'est pas négligeable pour le modeste budget d'une ville telle Montbrison. La compagnie coûte un peu d'argent mais les gens l'aiment beaucoup. Dans la cité, il est donc important, et même essentiel, que tout aille très bien chez les sapeurs-pompiers. Il vaut mieux aussi que l'entente soit parfaite entre eux et les édiles. Ce n'est pas le cas en 1884 à Montbrison.

Zizanies chez les soldats du feu

L'affaire couvait depuis quelques mois. Elle prend un tour public lors de la séance du conseil municipal du 15 juin 1885 (7). Le maire est alors Henri Mathieu Dupuy, un pharmacien qui a succédé le 18 mars 1884 à Georges Levet. Il est vivement interpellé par le conseiller Amédée Huguet. Ce dernier lui demande quelles mesures il compte prendre pour ramener, dans la compagnie, la bonne harmonie qui en a disparu.

Ambiance détestable en effet… Que s'est-il passé ? Essayons de reconstituer les faits :

            Premier temps
: En 1884, pour fêter la Sainte-Barbe, une partie des pompiers participent à des agapes qui sont payées par la société de secours mutuels de la compagnie (129 F). D'autres pompiers s'indignent du procédé. Un courrier est adressé au sous-préfet le 19 janvier 1885. Réponse de l'administration : la justice est saisie.

            Deuxième temps
: M. le Maire, nouvellement élu, est un "esprit fort". Il décide de ne pas participer à la procession du vœu de ville, célébration traditionnelle à laquelle beaucoup de Montbrisonnais tiennent beaucoup. Le capitaine des pompiers a la même conduite. Un certain nombre de pompiers s'estiment blessés dans leurs convictions. Le 13 avril, ils élèvent une protestation. Il y a des allers et venues et des conciliabules. La grogne s'installe.

Les pompiers ne participent plus aux prises d'armes et aux manœuvres, se contentant d'intervenir en cas de sinistres. Deux plaintes motivées sont portées contre le capitaine avec demande de destitution. D'anciens pompiers devenus membres honoraires démissionnent de la société de secours mutuels… Le chef de corps est l'objet d'autres accusations. Ainsi il se serait fait payer indûment des remèdes par la société de secours mutuels de la compagnie… Un climat détestable.

            Troisième temps
: Le maire réagit en adressant au sous-préfet un rapport dans lequel il demande la dissolution de la compagnie. Mais les "rebelles" ont un porte-parole au conseil municipal en la personne du conseiller Amédée Huguet. Ce dernier tient le rôle de chef de file de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'opposition municipale.

Amédée Huguet monte au créneau


Il interpelle vivement le maire au conseil municipal du 15 juin 1885. Selon lui, tout le problème vient de la non-participation de la municipalité à la Procession du vœu de ville, cérémonie dont il rappelle longuement l'origine :

Depuis des siècles, il existe à Montbrison une tradition jusqu'à ces derniers temps toujours respectée. Nos anciens Échevins qui ne possédaient ni école, ni adeptes de la libre pensée, et qui avaient au moins le mérite indiscutable de la sincérité de leurs croyances, voyant que notre antique cité était ravagée impitoyablement par une peste, que les habitants affolés fuyaient de toutes parts, en présence de l'impuissance des hommes, avaient imploré l'assistance de Dieu pour les délivrer du fléau dévastateur, et fait vœu, si ce fléau venait à disparaître, de perpétuer leur reconnaissance par une procession annuelle, le premier dimanche après Pâques... La peste cessa, et nos échevins, fidèles à leur vœu, l'accomplir scrupuleusement...


Or le maire a seulement invité les conseillers à s'y rendre pour le cas où il leur plairait d'honorer cette cérémonie religieuse de leur présence. Il n'y a pas eu de délégation municipale officielle alors que d'ordinaire le conseil participait en corps.  Amédée Huguet insiste longuement sur ce qu'il considère comme un grave manquement.

Et les pompiers ? Pourquoi n'ont-ils pas, en grande tenue, suivi la procession ? La compagnie a-t-elle reçu du maire ou du capitaine cet ordre de s'abstenir ? Il exige des réponses…

Enfin M. Huguet s'insurge contre le projet de dissolution de la compagnie. Selon lui, il lèserait leurs droits de mutualistes :

Des hommes honorables, des vétérans, vont être chassés après avoir pendant 12, 15, 18 et plus de 20 ans, apporté dans l'accomplissement de leur pénible devoir le dévouement le plus absolu ; les droits acquis pour leur retraite, les services rendus seront méconnus, la caisse de secours mutuels qui constitue un avoir péniblement amassé pendant de longues années (26 000 F environ) cessera d'être leur propriété et passera entre les mains de nouveaux venus... En deux mots, ils seront chassés et dépossédés.

Enfin, véhément, il s'adresse à l'ensemble de ses collègues : Laisserons-nous, Messieurs, s'accomplir de pareils actes sans protester ? Et il demande que le conseil émette un vœu pour le maintien de la compagnie et afin qu'une commission soit nommée pour examiner la situation.

Surpris par cette attaque, le maire cherche à gagner du temps. Il affirme qu'il s'agit là d'un problème qui ne regarde pas le conseil et qu'il fournira une réponse plus détaillée à une prochaine séance du conseil.

Réponse du maire de Montbrison

Trois jours plus tard le conseil se réunit à nouveau. Le maire, cette fois, lit une longue et solennelle déclaration pour répondre, point par point, à M. Huguet.

Il rappelle tout d'abord qu'il s'agit d'une question purement administrative et qu'il ne saurait y avoir de débat au conseil. Il n'est pas obligé de répondre mais ne veut pas rester sous le coup d'une accusation car il considère que M. Huguet s'est livré à un vrai réquisitoire contre lui. 

Selon lui, l'origine du conflit n'a rien à voir avec le vœu de ville mais est à rechercher dans le banquet de la Sainte-Barbe précédente. Des pompiers "mutualistes" ont fait preuve d'indélicatesse en puisant dans la caisse de la société de secours mutuels pour festoyer.

Il révèle même d'autres irrégularités commises antérieurement :

            A l'avènement de M. Levet, maire en 1880, le président de la société de secours mutuels, assisté de quelques pompiers, dissipa une somme de 50 F que le nouveau maire avait donnée à la compagnie.
            
            C'est un argument qui porte car Amédée Huguet, le défenseur des pompiers mutins, est lui-même un fervent mutualiste, vice-président de la Société des Ouvriers réunis de Montbrison.

            Quant à la participation à la procession du vœu de ville, le capitaine n'y a pas participé et c'était son droit car il s'agissait d'une cérémonie religieuse. La majorité des pompiers s'est déclarée froissée dans ses convictions religieuses. Elle a protesté et c'était aussi son droit.

En revanche, les pompiers ont eu tort de ne pas assister aux manœuvres commandées par le capitaine et de faire de l'agitation :

Vous parlerai-je des allers, des venues, des conciliabules qui ont eu lieu chez un membre de la compagnie ; inutile, je ne veux point attiser le feu ; vous dirai-je que toutes ces réunions sont illégales, je vous prierai de vous reporter à l'article 18 du règlement qui est ainsi conçu :

Hors le cas d'incendie et le service d'escorte ou autre, prévus au règlement, aucun rassemblement de sapeurs-pompiers, avec ou sans uniforme, ne peut avoir lieu sans l'autorisation préalable du maire de la commune.

Pour le maire cette attitude est condamnable. Il a donc saisi l'autorité supérieure et le préfet, "plus sévère qu'il ne l'aurait été lui-même", a demandé la dissolution de la compagnie.

Et il termine en suspectant Amédée Huguet d'avoir sciemment monté une "affaire" :

Je vous avoue que je suis très surpris de la philippique de votre collègue, M. Huguet, je ne puis supposer de sa part qu'une chose, c'est de vouloir transformer cette question administrative en un conflit politico-religieux au sein du Conseil municipal…
           
Aucune commission ne sera donc nommée pour s'occuper des états d'âme des pompiers.

"Monsieur Huguet n'aura pas la parole !"


Cette longue lecture terminée, M. Huguet demande la parole pour répondre. Il voudrait apporter des rectifications. Mais son collègue M. Aubagnan déclare que cette discussion n'intéresse pas le conseil et qu'il ne faut pas s'éterniser sur cette affaire. M. Huguet insiste pour répondre et un autre conseiller, M. Fraisse, qui trouve aussi la discussion trop longue, demande au conseil de décider par un vote si oui ou non M. Huguet aura droit de répliquer. Protestations de l'intéressé qui trouve cette façon de faire peu courtoise et autoritaire.  Peine perdue, par 13 voix contre 4, le conseil décide que la discussion est close et que M. Huguet n'aura pas la parole. Et tant pis pour la démocratie !

Epilogue

Le 27 juillet 1885, la compagnie des sapeurs-pompiers de Montbrison est dissoute par arrêté ministériel. Lors de la séance du 17 novembre 1885 le conseil municipal de Montbrison se prononce pour sa reconstitution avec 51 hommes comme la précédente. Un vœu est adopté pour que les anciens officiers ne soient pas nommés. Le délicat problème des droits acquis par les anciens membres de la société de secours mutuels est abordé mais aucune décision n'est prise.

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Ce différend, aux motifs assez minces, est pourtant révélateur du climat qui règne alors dans la société montbrisonnaise et son petit milieu politique.

La question du Vœu de ville montre qu'un certain clivage apparaît déjà entre cléricaux et anticléricaux vingt ans avant la loi de Séparation de l'Église et de l'État. Elle peut semer durablement la discorde au sein du conseil municipal et dans les divers groupes constitués de la cité. Bien que la ville soit petite et que tous les conseillers appartiennent à la même classe sociale (la petite bourgeoisie), un petit groupe qui peut être qualifié "d'opposition" figure au conseil municipal. 

Les manquements dans la gestion de la société de secours mutuels des pompiers sont intéressants à observer. Sa direction est, semble-t-il, aux mains des "mutins", des sous-officiers et de simples sapeurs. Ils s'opposent au capitaine et au maire et n'utilisent pas toujours correctement les fonds dont ils sont chargés. Le développement de la mutualité est un fait récent. Il y a une phase d'apprentissage pour les gestionnaires. Dans les esprits, il y a parfois confusion entre la part qui peut être faite aux traditions festives des anciennes corporations et ce qui relève vraiment de la solidarité…
Plus tard, les grandes lois qui régissent le champ associatif permettront de clarifier les choses (8). Et progressivement les obligations des mutuelles seront mieux comprises. De même, en 1905, la loi de Séparation de l'Église et de l'État permettra d'éviter les difficultés comparables à celles rencontrées pour accomplir le Vœu de ville.

                                                                                                                                             Joseph Barou


(1) Fusil à chargement par la culasse, inventé par l'Américain Philo Remington.

(2) Séance du conseil municipal de 29 mai 1883 sous la présidence de M. Levet, maire.
(3) Les pompiers dépendaient alors du :
  • Ministère de la Guerre pour les prises d'armes
  • Ministère de l'Intérieur pour la nomination des officiers qui s'en réfère aux préfets qui demandent au maire des propositions.
  • Des communes pour la solde et l'entretien du matériel.
(4) Le corps des sapeurs-pompiers de Montbrison constitue sa société de secours mutuels le 25 décembre 1865. Cette mutuelle, la 36e, a un effectif réduit. Elle va cependant subsister plus d'un siècle, jusqu'en 1971. Elle compte alors seulement une demi-douzaine de membres, anciens pompiers ou veuves de pompiers, qui sont alors intégrés aux Ouvriers réunis de Montbrison.
(5) Séance du conseil du 26 mai 1882 sous la présidence du maire M. Levet.
(6) Séance du conseil 12 du décembre 1882 sous la présidence du maire M. Levet.
(7) Séance du conseil municipal du 15 juin 1885 (maire : M. Dupuy).
(8) Loi de 1898 sur les sociétés de secours mutuels, loi de 1901 sur les associations.

 

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Les pompiers de Montbrison

Sainte-Barbe 1920

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1955-1963

Photos de Marguerite Fournier-Néel réalisées pour la presse locale
sélectionnées et scannées par Robert Landon (archives de La Diana)

1955


1957


1958


1962


1963


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Conception
David Barou
textes et documentation
Joseph Barou


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mis à jour : 01-10- 2018