Maisons closes à Montbrison
*
* *
Prostitution et maisons closes à Montbrison au XIXe siècle
Plusieurs établissements de prostitution ont existé à Montbrison au XIXe siècle. Ils ont été le sujet de polémiques et ont créé des problèmes aux municipalités successives. Les édiles, à l’image d’une société bourgeoise et bien-pensante, ont une attitude hésitante teintée d’hypocrisie. Quel parti prendre : s’offusquer ? Accepter un mal nécessaire ? Cacher autant que possible ces mauvais lieux ? Petits échos de ces tergiversations dans la presse locale et les comptes rendus des conseils municipaux…
Les mauvais lieux montbrisonnais au milieu du XIXe siècle
Plusieurs sentences du tribunal correctionnel de Montbrison prouvent que la prostitution est présente dans la capitale du Forez même si la presse locale, en l'occurrence le Journal de Montbrison, est assez discrète à ce sujet.
Ainsi, on relève que le 26 janvier 1852, Marie C., veuve M., convaincue d'excitation à la débauche de sa fille mineure est condamnée à deux ans de prison et à 300 F d'amende (1). Par jugement du même tribunal daté du 19 novembre 1855, Antoinette R., dite "la Grande", écope d'un an d'emprisonnement et de 50 F d'amende pour excitation habituelle à la débauche de la jeunesse de l'un et l'autre sexe au-dessous de l'âge de 21 ans. A l'audience du 11 mai 1857, d'autres condamnations sont prononcées : Antoinette B., femme M., outrage public à la pudeur et adultère, 13 mois de prisons ; Jean-Marie M., outrage public à la pudeur, 3 mois de prison, Baptiste V., idem, 16 F d'amende.
La colère du sieur Gontard aîné
Plusieurs maisons de tolérance sont installées à Montbrison (2). Leur voisinage se révèle souvent gênant. Le 1er juillet 1852, le sieur Gontard aîné, visiblement furieux, écrit au rédacteur du Journal de Montbrison pour se plaindre d'une agression dont il aurait été victime près de l'un de ces lieux de perdition :
Hier, un peu avant huit heures et demie du soir, alors qu'il faisait encore grand jour, une bande de ces vendus, rebut de la société, dont il est malheureux que le remplacement fasse pénétrer quelques-uns dans notre brave armée, est sortie d'une maison de prostitution qui est établie sur les boulevards, par suite d'une tolérance que je crois regrettable.
Un d'eux… s'est tourné du côté de ma maison et s'est mis à uriner sans s'inquiéter si cet acte d'impudeur pouvait offenser la morale publique… Je me suis élancé aussitôt dehors pour forcer cet individu à s'éloigner… Il s'est abaissé pour ramasser des cailloux cassés destinés à la réparation de cette route, m'en a lancé avec violence et m'a atteint à la tête…(3).
Pour M. Gontard il semble évident que la prostitution se trouve liée à la présence de militaires, notamment les remplaçants professionnels, soldats et petits gradés que les bourgeois aisés paient pour éviter un long service au fils de famille. Certains paraissent liés au "milieu" local.
A propos du transfert de la maison de tolérance du boulevard Duguet
Un établissement bien gênant…
28 mars 1868, le maire, M. Majoux, réunit son conseil. A l’ordre du jour : les fontaines de la ville, le dallage de la halle au blé, l’école des Frères et pour finir… un éventuel déplacement de la maison de tolérance du boulevard Duguet vers le quartier Saint-Jean. Sujet très délicat !
Il commence par lire une pétition d’habitants du quartier Saint-Jean. Ces bonnes gens ont appris que la maison Brun, boulevard Saint-Jean (actuel boulevard Carnot), allait être vendue et que la municipalité permettrait d’y transférer la maison close du boulevard Duguet.
En effet, la dite maison quoique masquée par des murs et avec une entrée cachée est bien mal située. Elle se trouve juste en contrebas des cours du séminaire. Admettant péniblement que de telles maisons sont un mal nécessaire, les pétitionnaires estiment qu’il ne faut surtout pas la déplacer. Ce serait très fâcheux, et pour la morale, et pour l'intérêt de la ville.
S’il était transporté sur le boulevard Saint-Jean le lupanar serait proche de l’hôpital, du foirail, des routes de Lyon et de Clermont. Aussitôt le quartier serait entaché d'une lèpre qui le ferait fuir. Et, surtout, il y aurait un préjudice financier pour les propriétaires. Les pétitionnaires proposent plutôt de choisirun lieu peu fréquenté, par exemplevers le dépôt des étalons, au faubourg de la Madeleine…
M. Majoux a aussi en main, une lettre de neuf de ses conseillers qui, solennellement, lui demande d’abandonner ce projet. MM. Pitiot, Rony, Pommet, Durieux, Escaille, Sijallon, Dubois, Hatier et Pagnon pensent qu’il serait tout à fait néfaste pour le quartier et l'avenir de la ville. Ils souhaitent que le problème soit traité en conseil municipal et non pas par le maire seul.
Pour ou contre le transfert ?
M. Majoux, favorable au déplacement, explique qu’il faut accepter les réclamations du supérieur du séminaire. Ce dernier a, depuis plusieurs mois, prévenu le propriétaire de la maison de tolérance qu'il aurait à décamper. Un arrêté municipal a d'ailleurs été pris dans le même sens.
Les adversaires du projet font alors observer que cet établissement est établi dans la maison Charguelon-Godard depuis quinze ou vingt ans. Et cependant le séminaire n'avait pas, jusque-là, formulé de plainte contre ce voisinage. Le chef de famille fait d’ailleurs officiellement profession de limonadier et son épouse de ménagère (4).
Le premier magistrat réplique que, depuis, le collège a été transformé. Avant le voisinage présentait infiniment moins d'inconvénients. Autrefois, le jardin, aujourd'hui transformé en terrasse, était interdit aux élèves. De plus, les nouveaux dortoirs, plus élevés, dominent complètement la maison de tolérance et ont vue sur toutes ses parties... Il était donc absolument impossible de laisser subsister plus longtemps une situation aussi fâcheuse.
On serait, selon M. Majoux, en contradiction formelle avec les instructions ministérielles. Elles recommandent en effet d'éviter avec soin de laisser les maisons de prostitution s'établir dans le voisinage des établissements d'éducation.
Les avis sont très partagés. Il s’ensuit une longue discussion passablement confuse. Plusieurs votes interviennent pour savoir si le conseil doit se prononcer sur la question. Finalement on décide de ne rien décider…
Cinq ans après : M. Caton prend sa plume
Cinq ans plus tard la maison de tolérance du n° 7, boulevard Duguet, est toujours ouverte. La question de son transfert revient au conseil au 10 janvier 1873. Le maire est, cette fois, M. Colmet cependant la question est inchangée. Les arguments restent les mêmes.
D’un côté, une nouvelle pétition signée de 120 propriétaires du quartier Saint-Jean qui s’opposent au transfert de l’établissement dans la maison Brun du boulevard Saint-Jean que vient d'acheter le tenancier, le sieur Dumond (5). De l’autre, la municipalité qui se sent obligée de faire quelque chose. D’autant que M. Caton, supérieur du séminaire de Montbrison, a lui aussi pris sa plume pour rédiger une lettre bien sentie :
Séminaire de Montbrison, le 9 janvier 1873.
Monsieur le Maire,
Depuis la restauration des bâtiments du séminaire, la maison de tolérance située en face de nous se trouve tellement exposée à la vue des élèves, qu'ils ne peuvent monter dans les dortoirs, ni se promener sur les terrasses, sans que cet objet de scandale ne vienne les frapper.
Les chants qui se font entendre le soir, surtout les dimanches, sur cette partie du boulevard, par les gens qui entrent dans cette maison ou qui en sortent, sont parfaitement entendus des dortoirs. Des fenêtres les plus élevées, on pourrait même plonger dans la cour intérieure.
Vous savez combien les jeunes imaginations sont impressionnables, vous savez combien il importe d'éloigner d'un établissement d'éducation, tout ce qui peut porter atteinte à la moralité.
Après trente années d'expérience, je puis vous assurer consciencieusement que cette maison n'est pas pour nous inoffensive.
Je suis le représentant de l'autorité paternelle vis-à-vis des enfants qui nous sont confiés. Quels sont les pères, quelles sont les mères de famille, qui ne redouteraient pas un voisinage aussi dangereux ?
Vous savez qu'un lycée ne tolérerait pas en face de lui un établissement de cette nature.
Je vous supplie donc instamment, M. le Maire, de donner aux parents de nos élèves, à moi et à mes confrères, la satisfaction si légitime et si longtemps sollicitée, de voir enfin disparaître des abords du séminaire cette malheureuse maison…
Que va en penser l’autorité militaire ?
M. le Maire en convient volontiers :
Il est certain, Messieurs, que la maison de tolérance est placée à une distance très rapprochée du petit séminaire de Montbrison… et qu'il est dangereux pour elle d'avoir un pareil voisinage. Mais que faire ?
Quel est donc le parti à prendre dans cette occurrence ? Maintenir les choses dans l'état ? Ordonner le transfert demandé par l'acquéreur ? Ou ordonner la suppression de la maison de tolérance ? C'est à cette dernière proposition que je n'hésiterais pas à me ranger, si l'autorité militaire que je vais consulter pensait que la suppression n'entraînerait pas des conséquences fâcheuses pour la morale publique et aussi pour les intérêts de la ville.
Suit un long débat. M. Rey est d'avis qu’il faut supprimer la maison. Il ne croit pas que l'autorité militaire exigera son maintien. M. Bouvier pense au contraire que cela entraînerait le départ de la garnison. Tel autre conseiller veut qu’on surélève les murs du lupanar et qu’on condamne les portes donnant sur le boulevard…
Finalement c’est la proposition, mitigée, de M. Reymond qui est adoptée par dix voix contre sept : le conseil prend en compte les intérêts matériels des habitants et le danger pour la morale publique cependant la maison de tolérance, depuis longtemps installée, peut rester en place avec quelques aménagements. Il faudrait surélever les murs et condamner les ouvertures sur le boulevard pour parer à l'inconvénient du voisinage du séminaire.
Ces travaux furent-ils réalisés ? En tout cas, la maison close du 7 reste en place quelques années encore.
Monsieur Laprade se plaint de concurrence déloyale
Arrêté municipal concernant "les filles de brasserie"
Treize ans plus tard, le conseil municipal de Montbrison doit encore traiter de problèmes concernant la prostitution. Et cela ne va pas sans créer des tensions au sein de l’assemblée municipale.
A la séance du 24 mai 1886, Claude Chialvo interpelle le maire qui est alors le pharmacien Dupuy. Il le somme de vouloir bien faire exécuter l'arrêté qu'il a pris sur les filles de brasserie et qui, dit-il, dort actuellement dans un carton. Et d’expliquer les méfaits que la prostitution cause à Montbrison :
Nous avons ici plusieurs établissements interlopes ; il est de notoriété publique qu'un certain nombre de femmes occupées dans ces établissements sont atteintes de maladies vénériennes fort graves et que malheureusement elles ne savent pas garder pour elles. Il est de notoriété publique que plusieurs jeunes gens de 16 à 18 ans, appartenant à de bonnes familles, sont actuellement victimes de leur imprudence…
M. Chialvo, un notaire qui deviendra plus tard maire de la ville, pense que M. Dupuy manque d’énergie. Il faudrait poursuivre avec la dernière rigueur tous ceux qui contreviennent à l’arrêté… Car, dit-il, autant il faut être bienveillant pour les débitants honorables, autant il faut être inflexible pour ceux qui demandent à la prostitution clandestine, leurs moyens d'existence. En somme il vaut avoir, dans ce domaine, pignon sur rue.
Le docteur Dulac à la rescousse
Le docteur Dulac soutient son collègue qui est resté, selon lui, au-dessous de la vérité. Il s'étonne de ce que de nombreux procès-verbaux n'ont pas été dressés contre les propriétaires d‘établissements mal famés. Pour lui, la prostitution sans garantie règne à Montbrison en souveraine, sans avoir peur d'être inquiétée par la municipalité. D’autres conseillers interviennent dans le même sens.
Devant cette charge M. le Maire essaie de se justifier avant d’assurer qu’à l’avenir il fera mieux : En ce qui concerne les mesures à prendre contre les filles de brasserie, mon arrêté n'est pas resté lettre morte. J'ai donné des ordres sévères au commissaire de police, plusieurs femmes ont été renvoyées de Montbrison. Beaucoup de procès-verbaux ont été dressés, mais depuis la dernière loi sur les débits de boissons, le maire est à peu près désarmé et la police de ces établissements incombe au parquet. J'ai fait adresser plusieurs rapports…, le parquet n'a rien fait… Mais en présence des faits qui me sont signalés et que je ne connaissais pas, je donnerai de nouveaux ordres…
Des services "dépourvus de toute garantie"
Le 7 juin 1886, nouvel élément au dossier : la lettre qu’un tenancier, un certain M. Laprade (6), a adressée au maire. Il se plaint amèrement de ce que certains bistrotiers de Montbrison lui font "une concurrence déloyale et dépourvue de toute garantie".
Il apporte ainsi de l’eau au moulin des opposants en prouvant l’inefficacité des arrêtés du maire contre les prostituées clandestines. Du coup la polémique est relancée.
M. Dupuy prétend qu’il a donné des ordres formels pour réprimer les abus. Mais ce n’est pas toujours efficace. On peut, dit-il, éluder son arrêté en établissant des hôtels meublés. Le docteur Dulac répond que rien n’a changé depuis le précédent conseil : aucun procès, aucun établissement fermé… Le maire serait-il de mauvaise foi comme l’affirme un conseiller ? Et aussitôt, sur cette question, les édiles se partagent en deux camps rivaux.
La situation et le rôle de chacun ne sont pas clairs. La police des cafés appartient-elle au parquet ou à l'administration municipale ? Que faut-il faire et qui doit le faire ?
Finalement aucune résolution n’est prise mais M. Dupuy, ulcéré, répond que puisqu'on interprète toujours mal ses paroles, il ne dira plus rien. Na ! Avec le mutisme du maire de Montbrison se clôt, provisoirement, ce petit feuilleton…
Les embarras de la municipalité de Montbrison auraient quelque chose d'amusant s'il ne s'agissait d'un grave problème social. Certes, nous sommes loin des Mystères de Paris. Montbrison n'étant pas une cité manufacturière, la prostitution semble limitée. Elle n'a rien de comparable, en tout cas, avec le fléau qui sévit alors dans les centres industriels où se pratique le "cinquième quart de la journée" pour nombre d'ouvrières.
C'est la misère qui conduit le plus souvent à la prostitution. Léon Daudré, chroniqueur du Journal de Montbrison parle ainsi de la mauvaise saison qui accroît la misère des indigents :
C'est en ce moment que des petits enfants grelottent du froid et pleurent de la faim, que des femmes infortunées luttent entre le besoin et l'infamie… (7). La question préoccupe les édiles. Des commissions sont créées mais les quelques mesures sociales qui sont prises sont bien insuffisantes… (8)
Joseph Barou
(article extrait de Village de Forez, n° 97-98, revue d'histoire locale, Centre social de Montbrison)
Sources : Procès-verbaux des délibérations du conseil municipal de Montbrison (1868-1870, 1872-1873 et 1886) ; recensement de 1881 (archives municipales).
(1) Journal de Montbrison du 19 février 1852, n° 1203.
(2) On connaît le nom d'une tenancière : Jeanne R., dite "la Roannaise", Journal de Montbrison du 28 juin 1849, n° 928.
(3) Journal de Montbrison du 1er juillet 1852, n° 1241.
(4) La famille Godard est installée boulevard Duguet. Selon le recensement de 1881 elle est alors composée de : Jean-Baptiste Godard, 54 ans, limonadier, chef de famille, Marie Charguelon, 49 ans, femme Godard, ménagère. Ils ont deux pensionnaires. Joseph Bonin, 25 ans, cultivateur ; Jean Chabréac, 36 ans, scieur de long habitent la même maison…
(5) Louis Jean Baptiste Dumond, né à Rive-de-Gier, époux de Maria Chartier, est qualifié de logeur. Il meurt le 31 octobre 1883 à l'âge de 45 ans à Montbrison. La déclaration est faite par Jean-Baptiste Laurent, marchand de bois, 56 ans, et Victor Laprade, maître d'hôtel, tous deux parents du défunt. En 1881, la famille Dumond habite n° 18, boulevard Saint-Jean et se compose de : Louis Dumond, propriétaire, 43 ans, de Maria Chartier, 37 ans et de leurs 4 enfants.
(6) Très probablement M. Victor Laprade apparenté aux Dumond-Chartier : voir note 5.
(7) Journal de Montbrison du 24 février 1856, n° 1 614.
(8) Cf. J. Barou, Montbrison de la seconde République à la Grande Guerre (1848-1914), chapitre "Les riches et les pauvres", Village de Forez, Montbrison, 2003.
*
* *
Au 4, rue de la Commanderie, faubourg Saint-Jean
Le 4, rue de la Commanderie (en 2020)
Les habitants de la maison no 4 de la rue de la Commanderie (1881-1942)
L’appellation « rue de la Commanderie » apparaît seulement au recensement de 1881, mais le lieu est habité depuis fort longtemps. Nous sommes là au cœur du faubourg Saint-Jean, entre la vieille commanderie du même nom et la route de Montbrison à Lyon près du bief qui emmène l’eau du Vizézy du pont Saint-Jean aux moulins de la Commanderie : le petit moulin et celui de Labay (qui est à l’origine du quartier de l’Abbaye d’aujourd’hui).
Selon le recensement de 1881, dans la maison au numéro 4 de la courte rue de la Commanderie habitent trois ménages formés chacun de deux personnes. Ce sont : Pierre Jailler, un cantonnier de 60 ans qui vit avec son fils Claude Jailler, un charpentier de 25 ans ; la veuve Vaast, née Claudine Dumont, qualifiée de journalière qui a une fille Marie Waast âgée de 13 ans et enfin un cultivateur, Georges Brunel, âgé de 60 ans et son épouse Pauline Giraud, 69 ans, ménagère. Ce sont de petites gens, bien représentatifs de la population du quartier formée de jardiniers, d’artisans et de journaliers.
Détail du Plan de la rivière Vizézy et du bief de dérivation entre Vauberey et le chemin de fer,
dressé par Remonty le 20 juillet 1866, archives municipales de Montbrison.
a – pont Saint-Jean ; b - commanderie Saint-Jean ; c – Petit moulin de Saint-Jean ; d - maison close du faubourg ;
e – Grand moulin de la Commanderie (aujourd’hui quartier de l’Abbaye)
1886
Cinq ans plus tard, le recensement de 1886 indique un important changement. Deux ménages seulement se partagent la maison. Georges Brunel et sa femme sont toujours là mais le reste des lieux est occupé par une famille atypique. Le chef de ménage, dénommé Victor Laprade, 46 ans, se déclare cafetier. Sa femme, Pauline Aymard, 38 ans, se dit ménagère. Un domestique, Pierre Pélisson, 34 ans, loge chez eux. De plus, les époux Laprade-Aymard hébergent cinq jeunes femmes sans parenté avec eux et qui, toutes, se prétendent couturières : Marie-Jeanne Rondy, 33 ans, Jeanne-Marie Chevalier, 32 ans, Marie Joséphine Biset, 27 ans, Anaïs Marcon, 27 ans et Marie-Josèphe Humeau, 22 ans.
Il ne s’agit pas, on l’a compris, d’un atelier de confection ou d’une pension de famille ! Le cafetier Victor Laprade tient l’une des maisons closes de la ville (1). Un autre élément le confirme. Le 7 juin 1886 il adresse une lettre au maire de Montbrison pour se plaindre de ce que certains bistrotiers de la ville lui font une concurrence déloyale et dépourvue de toute garantie en laissant des filles de brasserie travailler dans leurs établissements (2). L’histoire du 4, rue de la Commanderie commence. Elle durera près de soixante ans.
1891
Au recensement de 1891, la maison entière est occupée par cet établissement particulier. Désormais ce sera le cas jusqu’en 1945. Le tenancier est mort et c’est sa veuve, Pauline Aymard, femme Laprade, cafetière elle aussi, 47 ans, qui le dirige. Elle vit avec sa fille Victorine Laprade âgée de 19 ans. Le personnel est composé de deux domestiques sans doute de la même famille : Pierre Pélisson déjà présent en 1886 et Marie Armand, née Pélisson, 30 ans. Cinq pensionnaires, toutes nouvelles par rapport au précédent recensement, complètent la maisonnée. Elles annoncent des professions variées : Claudine Bergiron, 28 ans, tisseuse, Claire Sureau, 34 ans, cartonnière, Marguerite Elvan, 25 ans, polisseuse, Taravel Victorine, 22 ans, couturière et enfin Catherine Ganz, 28 ans, couturière également et de nationalité allemande.
1896
Tout change en 1896. Le nouveau patron est un homme jeune, Antoine Giraud, 32 ans, qui se déclare cafetier. Il est marié avec Angélique Bonnet, 29 ans, sans profession. Il n’y a pas de domestique et quatre pensionnaires seulement sont présentes : Marie-Julie Fontaine, 28 ans, modiste, Marie Louise Trivoire, 26 ans, couturière, Ernestine-Augustine Bizien, 27 ans, repasseuse, Joline-Louise Oudry, 30 ans, couturière.
1901
La situation a encore totalement changé en 1901. Le patron est alors un Auvergnat : Joseph Fougerouse, 30 ans, né à Saint-Anthème, cafetier. Il est marié à Fanny Bonnet, 25 ans, née à Saint-Jean-Bonnefond déclarée sans profession et qui estprobablement apparentée à Angélique Bonnet, l’épouse d’Antoine Giraud, le tenancier précédent. La maison compte encore cinq nouvelles pensionnaires : Élisa Blos, 44 ans, Mariette Thivent, 34 ans, Elise Bomblé, 26 ans, Anne-Marie Marion, 26 ans et Marie André, 24 ans. Toutes sont déclarées sans profession comme leur patronne.
L’absence de qualification professionnelle des pensionnaires indique, semble-t-il, que le 4, rue de la Commanderie ne cherche pas à dissimuler ses activités en pension de famille, signe qu’il est bien connu comme une maison de prostitution et fait partie du paysage montbrisonnais. Est-ce bien accepté ? Pour la société, note alors Michel Winock, l’amour vénal est considéré par les hygiénistes et les moralistes comme un « mal nécessaire », favorisé par le mariage tardif des hommes, l’existence des célibataires prolongés et les contraintes du mariage bourgeois… (3). Le tout Montbrison connaît cette adresse mais feint de l’ignorer ou en parle à mots couverts. De plus la ville possède une garnison (un bataillon du 16e régiment d’infanterie). La municipalité réclame même à cors et à cris l’installation d’un régiment complet (4) pour accroître le commerce local. La présence de maisons closes dans la sous-préfecture est un argument discrètement évoqué par les édiles face aux autorités militaires.
1906
C’est encore Joseph Fougerouse et sa femme Fanny Bonnet qui tiennent l’établissement en 1906. Ils emploient alors deux personnes : Rose Jouve, 58 ans, née à Rosières en Haute-Loire qui est cuisinière et Marie Lée, 52 ans, née à Tonnerre dans l’Yonne. Cinq pensionnaires, sans profession, toutes nouvelles, sont enregistrées cette année-là. On connaît désormais leur lieu de naissance. Ce sont Marie Rauber, 36 ans, née à Hayes (?), Jeanne Marie Dechame, 33 ans, née dans la Drôme, Anne Kotz, née à Metz, Marie Sabre, 30 ans, née à Moulins (Allier) et enfin Joséphine Telly, 26 ans, née à Roanne.
1911
Cette année-là, au 4 de la rue de la Commanderie, Jean-Baptiste Fléchet, 38 ans, né à Saint-Genis-Terrenoire (Loire), qualifié de maître d’hôtel, vit avec sa femme Augustine Magnier, 35 ans, née à Boulogne-sur-Mer. Ils ont avec eux leur enfant, le petit Maurice Fléchet, 4 ans, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Deux employés sont à leur service : Charles Ancian, 36 ans, né à Hauteville (Ain) et Marie Groubon, 39 ans, née à Puy-Guillaume (Puy-de-Dôme) qui est cuisinière.
Il y a six pensionnaires sans profession : Anna Julien, 39 ans, née à Romigny (Marne), Marie Henriette Boitel, 29 ans, née à Forges-les-Eaux (Seine-Maritime), Joséphine Perrot, 28 ans, née à Pleumeur-Gautier (Côtes-du-Nord), Albertine Bertaut, 27 ans, née à Paris, Marguerite Cartalas, 27 ans, née à Saint-Bonnet-des-Quarts (Loire), et Madeleine Thomas, 25 ans, née à Gannay-sur-Loire (Allier). Plusieurs remarques concernent cette période précédant la Grande Guerre. C’est un couple avec un jeune enfant qui gère la maison ce qui lui donne un caractère familial un peu inattendu. Il y a six pensionnaires, effectif maximum relevé. Et cinq filles sur six ont moins de 30 ans. L’établissement semble prospérer en cette fin de la Belle Époque.
1921
Dix ans plus tard – le recensement prévu en 1916 n’ayant pas eu lieu à cause de la guerre – on trouve comme « chef de famille » Claude Robert, 34 ans, né à Izieux (Loire). Il déclare être tourneur et a comme associée (relevons le terme), Julienne Tixier, 46 ans, née à Mâcon. En revanche, il n’y a aucun domestique mais cinq pensionnaires toujours sans profession : Suzanne Camille Guidet, 49 ans, née à Tours (Indre-et-Loire), Élise Étiennette Chabance, 36 ans, née à Montbrison, Lucie Leboedec, 32 ans, née à Paris, Eugénie Duplain, 29 ans, née à la Ricamarie (Loire), et Augustine Haon, 24 ans, née à Saint-Étienne (Loire). Notons que trois d’entre elles sont des ligériennes de naissance.
1926
Le chef de ménage du 4 est alors Henri Lauzine, 25 ans, né à Toulon qui se déclare, lui aussi, sans profession. Il est marié avec Louise Lauzine, 30 ans, née à Paris. C’est Céline Lauzine, 59 ans, née à Grenoble, mère du chef de famille qui dit être hôtelière, donc gérante de la maison. Un garçon d’hôtel y est employé, Francisque Chapuis, 23 ans, originaire de Saint-Chef (Isère), pourtant il n’y a que trois pensionnaires : Hortense Thuillier, 34 ans, née à Paris, Simone Camus, 28 ans, née à Nevers, et Marie Reydy, 24 ans, née à Périgueux. Ce faible nombre de filles vient-il de ce que, depuis 1923, avec le départ du 16e régiment d’infanterie, Montbrison n’est plus une ville de garnison ?
1931
Pour la première fois, l’établissement du 4, rue de la Commanderie est qualifié de maison de tolérance avec pour gérante la dame Lucienne Coupé, 24 ans, née à Paris. Il y a un employé, Aimé Lacour, 42 ans, né à Toulouse et seulement quatre pensionnaires dont trois âgées de plus de 40 ans : Marie Marin, 47 ans, Suzanne Begey, 47 ans, née à Bar-le-Duc, Honorine Toquer, 41 ans et enfin, Marinette Perrin, 24 ans, née à Unieux (Loire).
1936
Le patron de la maison est Élie Touzet, 33 ans, né Bellevue-la-Montagne (Haute-Loire), qualifié d’hôtelier. Son épouse Françoise (… ?), 35 ans, née à Marseille est l’hôtelière. Comme personnel, il y a une cuisinière, la veuve Alexandrine Pister, 64 ans, et une femme de chambre, Jeanne Poutay, 53 ans. Logent encore dans la maison Alexandre Vigouroux, 28 ans, né au Puy (Haute-Loire), déclaré plâtrier-peintre ainsi que cinq pensionnaires : Aimée Mathieu, 38 ans, née au Puy (Haute-Loire), Madeleine Bazin, 32 ans, née au Chambon-Feugerolles, Germaine Sarazi, 29 ans, née à Paris, Jeanne Coste, 27 ans, née à Lyon, Pierrette Pierre, 25 ans, née à Paris.
La fin de la maison publique
En 1942, la dame Touzet, épouse Pétaud, exploite une maison publique. Elle se plaint devant la justice de paix de Montbrison des dégâts qu’a subis son établissement le 3 janvier 1941 à la suite d’une crue du Vizézy. L’inondation de sa cave par les eaux du bief qui passe près de sa maison, mal entretenu selon elle, lui aurait causé des dépens importants. Elle réclame aux responsables de cette négligence (notamment la ville de Montbrison) 1 207,40 F pour réparation à l’immeuble, 350 F pour la perte de 100 kg de cristaux (de soude), 225 F pour 15 bouteilles de vin bouché, 400 F pour 20 bouteilles de champagne, 150 F pour frais de nettoyage et déblayage…(5). Vin bouché, champagne, produits d’entretien, voilà d’intéressantes précisions sur le train de vie de l’établissement en cette période de guerre. Mais nous ne savons pas si elle a obtenu satisfaction.
1946, fin de la guerre et aussi fin de l’histoire du 4, rue de la Commanderie. La loi dite de Marthe Richard est votée en avril 1946 et met fin à l’existence des maisons closes. Cependant cette année-là il reste encore dans la maison autour de l‘hôtelière Renée G. (6), 33 ans, cinq femmes pensionnaires sans parenté entre elles : Marie S., 53 ans, Lucienne A., 35 ans, Madeleine C., 29 ans, Yvette J., 23 ans et Louise H., 22 ans. Peut-être sont-elles toutes sur le départ ?
Qui étaient les pensionnaires ?
Les pensionnaires enregistrées au cours des onze recensements effectués de 1886 à 1946 sont au nombre de 52 ; de 3 à 6 filles sont présentes à chaque recensement. Mais, selon le témoignage de vieux Montbrisonnais aujourd’hui disparus, la maison recevait le renfort de péripatéticiennes de Saint-Étienne à certaines occasions comme la fête patronale de la Saint-Aubrin en juillet et le Grand Samedi, l’importante foire de Noël (7).
L’âge moyen de celles qui ont été recensées est de presque 31 ans (30 ans 10 mois) et varie de 22 à 53 ans. La majorité d’entre elles, 42 sur 52, a moins de 36 ans. Aucune ne figure dans deux recensements successifs. Les recensements se succédant, tous les cinq ans, sauf exceptions pour empêchement dû à la guerre, on peut en conclure que leur séjour à Montbrison est de courte durée, moins de cinq années sans doute.
Nous connaissons le lieu de naissance de la moitié d’entre elles (26 sur 52). 7 sont originaires de la Loire : 4 du bassin stéphanois (Saint-Étienne, la Ricamarie, le Chambon-Feugerolles, Unieux), 2 du Roannais (Roanne et Saint-Bonnet-des-Quarts) et une seule de Montbrison. On trouve 5 Parisiennes. 3 pensionnaires sont nées en Lorraine (2 dans la Moselle, 1 dans la Meuse), 2 dans l’Allier. On retrouve encore, pour un seul cas, la Drôme, la Marne, la Seine-Inférieure, les Côtes-du-Nord, l’Indre-et-Loire, la Nièvre, la Dordogne, la Haute-Loire et le Rhône soit, en tout, 14 départements différents. Séjours courts, origines géographiques variées, il s’agit d’une population particulièrement mobile… Ajoutons qu’en 1891, une pensionnaire dont on n’a pas le lieu de naissance est de nationalité allemande.
Le peu de renseignements que nous avons glanés sur leur origine sociale laissent penser qu’elle est très modeste. Nous trouvons ainsi la fille naturelle d’une journalière née dans les monts du Forez, la fille d’un cultivateur, la fille d’un mineur et celle d’un métallurgiste de la région stéphanoise… Nous avons trouvé la trace de deux d’entre elles qui se marient : Marinette P. à Paris à l’âge de 28 ans et Augustine H. à 46 ans à Lyon.
Qui étaient les gérants ?
Remarquons d’abord qu’ils déclarent le plus souvent comme profession un métier tout à fait honorable du secteur de l’hôtellerie : cafetier, hôtelier. En 1921, apparaît, une seule fois, une mention qui n’a rien à voir : tourneur. Tardivement, en 1931, une jeune femme (24 ans) est déclarée gérante de maison de tolérance.
La gérance de la maison est assurée par des hommes (6 cas sur 10) mais il s’agit de la logique des recenseurs qui indiquent le « chef de ménage » plutôt que le gestionnaire réel. Ils sont relativement jeunes : 36 ans d’âge moyen. Ils ont tous une compagne : cinq sont mariés, un est déclaré associé. Un de ces couples vit même avec un jeune enfant. La première femme tenancière, en 1891, est une veuve qui succède à son mari. En 1926, pour l’administration, le « chef de ménage » est le fils âgé de 25 ans, sans profession, mais c’est sa mère, 59 ans qui se déclare hôtelière.
Le gérant (ou la gérante) est secondé par son conjoint, si conjoint il y a. Le plus souvent, 7 cas sur 11, quelques domestiques vivent dans la maison. Nous relevons 10 personnes membres du personnel soit 4 hommes et 6 femmes : cuisinières, garçon d’hôtel, femme de chambre…
Nous ne savons, hélas, que très peu de choses des conditions de vie des habitants du 4, rue de la Commanderie. La maison elle-même, sans doute rebâtie à la fin du xixe siècle ou au début du xxe siècle, paraît solide et discrète. Relativement petite pour loger une dizaine de personnes, avec une façade soignée en pierre, quatre fenêtres bien régulières à l’étage et une génoise de brique, elle n’a rien d’ostentatoire. Il s’agit, en tout cas, de la dernière maison de tolérance de la ville. Ne jugeons pas ses habitants, encore moins ses habitantes. Elles ont eu leur lot de misères et de chagrins mêlés sans doute à quelques humbles petits bonheurs. Qui sait ? Leur histoire reste à faire.
Joseph Barou (à paraître dans le n° 132, d'octobre 2020, de Village de Forez)
(1) Cf. Joseph Barou, « Prostitution et maisons closes à Montbrison », n° 97-98 de Village de Forez, Montbrison.
(2) Comptes rendus des séances du conseil municipal de Montbrison, année 1886, archives municipales de Montbrison.
(3) Cf. Michel Winock, La Belle Epoque, édition Perrin, 2002-2003, Tempus, Paris, 2012, p.164.
(4)
Cf. Joseph Barou, « Quand Montbrison réclamait un régiment entier », Montbrison de la Seconde République à la Grande Guerre (1848-1914) : tableaux d’une ville assoupie, Supplément au n° 93-94 d’avril 2003 de Village de Forez.
(5)
Cf. Copie libre du jugement du 23 février 1942 (six feuillets dactylographiés, archives privées).
(6) Dans l’un de ses romans, Frédéric Dard parle de Madame Renée qui tenait un claque à Montbrison (renseignement fourni par Bernard Laroche que je remercie).
(7) Cf. Emmanuelle Cohendet, « Ces maisons qu’on tolérait », La Gazette de la Loire, édition de la Plaine, 21 novembre 2003.
textes
et documentation
Joseph Barou
questions,
remarques ou suggestions
s'adresser :
|
|
mise
à jour : 24 octobre 2020 |
|