Autour du "château" Chabet

Chabet, dessin de Gaston Jourda de Vaux, Les châteaux historiques du Forez, 1916

Chabet en 2006

 

UN CHATEAU "MORT-NE" EN FOREZ

par Jean Canard


Il était une fois...(l'histoire commence comme un conte de fée) une jeune fille dont le célibat semblait se prolonger au-delà des limites convenables pour faire un mariage prometteur, qui s'était éprise d'un gentilhomme qu'elle n'avait pas l'occasion de voir souvent... Une jeune fille qui n'avait rien d'une star internationale : si la fée qui préside aux destinées des gens fortunés l'avait assistée dès sa naissance, celle à qui l'on doit habituellement la beauté physique, devait être, ce jour-là, très occupée ailleurs."Qu'est-ce qu'elle n'était pas belle", se serait sûrement écrié un petit garçon de mes voisins, s'il avait eu la possibilité de la rencontrer.

Oui mais... elle était l'héritière d'une famille immensément riche, et tout le monde sait bien que, dans notre société occidentale, l'argent apporte une compensation qui permet de fermer les yeux sur beaucoup d'imperfections.

Cela se passait dans les premières années de la Troisième République. La jeune fille venait tous les ans, avec sa famille d'abord, puis seule, passer quelques semaines d'été dans la plaine forézienne. Elle se mêlait peu à la population du pays qui ne connaissait d'elle que l'irrégularité de ses traits. Mais, parce qu'elle était riche, les familles de la haute société l'invitaient volontiers à des réceptions. C'est au cours de l'une d'elles qu'elle sentit battre son cœur pour un jeune homme de son âge qui appartenait à la petite noblesse du pays : véritable "coup de foudre" qui se traduisit presque aussitôt en "coup de folie". A quoi ne se serait-elle pas résignée sinon pour aboutir à un lien indissoluble, du moins pour vivre le plus près possible de son chevalier servant. L'argent ne comptant pas pour elle, elle décida, sur le champ, sans hésitation ni calcul, de se faire construire un grand et beau château, à quelques centaines de mètres seulement de la résidence principale du garçon qu'elle voulait séduire. On raconte qu'elle rêvait même de relier les deux manoirs par une voie directe ...

La tradition a fidèlement rapporté ce qui précède. Venons-en maintenant à des explications plus précises. La jeune personne au visage ingrat qui s'est lancée dans cette aventure s'appelait Mademoiselle Bodinon. Elle appartenait à une famille lyonnaise de banquiers et marchands de biens, propriétaires notamment du grand domaine de Chabet, dont les bâtiments ruraux sont encore occupés à quatre cents mètres au nord du château du même nom.

L'emplacement choisi pour la nouvelle construction appartenait précisément au domaine de Chabet : un petit coteau boisé, du haut duquel on pouvait apercevoir le castelet qu'elle rêvait de relier au sien par une grande allée privée. L'immeuble projeté aurait du être un château comme on en voit peu en plaine forézienne : tout en pierre, le corps principal flanqué, au levant, d'une tour, et les cours entourées de dépendances confortables pour chevaux et calèches.

Les travaux furent menés si rondement par des ouvriers nombreux et habiles que la luxueuse demeure, couronnée de pierres taillées et surmontée d'une toiture pentue couverte d'ardoises, était achevée au bout de quelques mois. Portes et fenêtres posées, l'intérieur, pratiquement terminé, était desservi, au rez-de-chaussée, par un hall central d'où partait pour les étages un majestueux escalier.

On allait entreprendre la pose des tapisseries et les peintures quand, brusquement, dans des circonstances qui ne sont pas bien connues, la demoiselle quitta ce monde pour un autre dont on ne revient pas. Il y a de cela exactement un siècle. Ce fut une catastrophe et pour le château et pour la commune.

L'heureux bénéficiaire de l'héritage, un parent, officier de marine résidant à Toulouse, ne chercha pas à nouer des liens avec notre province qui lui était étrangère. Au lieu de prendre en charge l'achèvement de la magnifique résidence de Montverdun, il préféra en tirer profit tout de suite, et se débarrasser de tout ce qui pouvait en être aisément détaché. En quelques semaines le bâtiment fut réduit à l'état de squelette et abandonné au pillage. A l'issue de la Grande Guerre, la construction elle-même et le terrain d'alentour furent vendus à un cafetier de Boën, originaire du quartier. Le tout échappait ainsi définitivement à la tutelle des parents de la grande famille lyonnaise.

Nous n'avons pas à entrer dans le détail des avatars survenus aux descendants de l'acquéreur qui, semble-t-il, poursuivis par le mauvais sort accroché dès les origines à ce château, furent amenés à dépecer le domaine pour ne pas sombrer dans la faillite.

En 1925, la toiture résistait encore aux intempéries, conservant au monument inachevé une certaine noblesse. Dix ans plus tard environ s'effondrait la tour, entraînant dans sa chute une partie de la grosse charpente du corps principal qui s'en trouva déséquilibré. C'était la fin ! Pour écrire, les écoliers purent faire ample provision d'ardoises, et les voisins trouvèrent pierres et ferrures à volonté pour construire ailleurs. Voyant cela, le propriétaire du moment, après un maladroit essai de consolidation, s'empresse de faire enlever le grand escalier, les pierres taillées du couronnement et quelques-uns des encadrements d'ouvertures, le tout cédé à bas prix. Pour desceller plus facilement certaines ferrures importantes, on alla jusqu'à utiliser la dynamite. Ce qui eut pour effet d'ébranler tout l'édifice, et de rendre impossible toute forme de restauration ultérieure.

Les pans de murs restés debout sont visibles, au-delà du petit ruisseau Dru gent, à un demi-kilomètre environ de la route de Marcilly-le-Châtel à Monverdun ; vestiges grandioses et impressionnants qui donnent une petite idée de ce que devait être ce grand immeuble à l'état neuf, construit sur une vaste plate-forme en terrasse. Au sud, la façade principale se développe sur une longueur de vingt-cinq mètres environ, tandis qu'en profondeur, les côtés est et ouest en mesurent une quinzaine.

On distingue très bien les trois niveaux superposés de l'édifice un rez-de-chaussée (ou plutôt une sorte d'entresol) surélevé de quelques décimètres par rapport à la cour, au-dessus de caves voûtées. Deux étages étaient habitables, le second, sous la toiture, éclairé par de grandes ouvertures mansardées.
Dernières précisions : le plan levé par l'état-major en 1852, n'indique pas de constructions en cet endroit ; l'Atlas Cantonal du Département publié en 1887 y mentionne un château et la dernière carte de l'I.G.N. ne parle plus que de "maisons ruinées".

Ainsi va le monde ! Beaucoup de beautés disparaissent sans atteindre leur plein épanouissement. Le château Bodinon a vécu le temps d'un rêve inachevé ; lentement les ruines retournent au néant dont elles n'étaient sorties que pour vivre un espoir non tenu...

Jean Canard

Un château "mort-né" en Forez

(dessin de Claude Beaudinat)

(Village de Forez, n° 14, avril 1983)


Conception
David Barou
textes et documentation
Joseph Barou


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5 juillet 2011