Voyageurs et brigands foréziens
au XIXe siècle
Il y a plus d'un siècle, voyager nuitamment en Forez pouvait présenter quelque danger. Le pays avait ses bandits de grands chemins. La presse locale et aussi, parfois, la mémoire collective rapportent des agressions dont sont victimes voyageurs isolés ou voituriers que l'on cherche à détrousser. Relevons quelques petits récits significatifs. Ils décrivent bien le mode opératoire des malfaiteurs et la réaction des agressés.
1851 : sur la route de Feurs, un voiturier met en fuite deux brigands
Le 22 février 1851, sur les 7 heures ½ du soir, Benoît Dumas, voiturier au service de M. Dufour, marchand de vin à Saint-Germain-Laval, marche sur le bord de la grand-route de Roanne à Saint-Étienne, aujourd'hui la route nationale n° 82. En tête des premiers chevaux, il dirige seul un convoi de plusieurs charrettes chargées de tonneaux de vin. Le village d'Épercieux est dépassé, et Feurs n'est plus qu'à une demi-lieue. Heureusement ! Car il fait nuit noire et une mauvaise rencontre est possible.
Deux brigands : le "grand" et le "petit"
Benoît arrive déjà tout près la belle propriété de M. Bouchetal-Laroche. Laissons parler le chroniqueur de l'époque (1). Son récit vif et pittoresque s'enrichit du langage des mauvais garçons :
Un individu d'une haute stature sortant subitement de derrière une haie lui demande la bourse ou la vie. Au même instant, un autre individu plus petit que le premier, s'approcha de son camarade et lui dit à haute voix : "C'est un trimbaleur de ouate, il doit avoir de l'atout, il faut le refroidir" (c'est un roulier, il doit avoir de l'argent, il faut le tuer).
Benoît Dumas fait preuve d'un rare sang-froid. Aussitôt, le voiturier qui, sans comprendre l'argot, voyait bien qu'on allait lui faire un mauvais parti s'arma de son couteau et attendit.
Un rugissement horrible
L'attente fut courte. Un combat bref mais violent suivit. Les deux malfaiteurs se jetèrent sur lui et une lutte vigoureuse s'engagea entre eux. À bout de force, le voiturier sortit son couteau et le plongea dans le flanc du plus grand des deux brigands qui tomba en poussant un rugissement horrible. Le complice, effrayé, prit la fuite.EtBenoîtDumas, débarrassé de ses agresseurs, rejoignit ses voitures, abandonnant son couteau dans le flanc de son agresseur.
À la gendarmerie de Feurs
Peuaprès le voiturier se rend à la gendarmerie de Feurs pour signaler l'agression. Mais sur les lieux on ne trouve ni le malfaiteur ni trace de sang.L'agressé avait-il dit vrai ? Le rédacteur du Journal de Montbrison semble en douter car il conclut : Benoît Dumas avait ses vêtements en lambeaux ce qui ferait supposer que son récit est exact et qu'il a été vraiment l'objet d'une attaque. La justice informe.
Retrouva-t-elle le grand malandrin avec un couteau entre deux côtes ? Hélas, nous ne savons pas comment se finit l'histoire. Mais Benoît l'avait échappé belle et n'avait pas été refroidi. Il en fut quitte pour faire rapiécer ses vêtements et s'acheter un nouveau couteau !
Place de l'église à Feurs au milieu du XIXe siècle
1853, à Saint-Bonnet-le-Courreau : la bourse ou la vie !
Le 22 janvier 1853, Joseph Goure (2), un habitant du bourg de Saint-Bonnet-le-Courreau, sort de chez lui à neuf heures du soir pour vaquer à ses affaires. Il fait nuit mais il ne s'éloigne guère des habitations. Cependant voilà qu'à deux portées de fusil du bourg deux malfaiteurs vêtus de blouses l'arrêtent et l'interpellent : la bourse ou la vie !
Il répond qu'il n'a pas d'argent. Les malandrins le jettent à terre, le fouillent et lui dérobent trois francs et cinquante centimes. Puis ils le laissent partir en lui recommandant de ne rien dire à personne en même temps qu'ils montrent des armes cachées sous leurs habits (3).
Le rédacteur du Journal de Montbrison indique laconiquement la source de son information : On nous écrit de Saint-Bonnet-le-Courreau. Quia prévenu le journal ? Y a-t-il eu une plainte ? Qui étaient les agresseurs ? Quelles armes ? des pistolets sans doute plus faciles à dissimuler que des pétoires de campagne. Et comment se conclut l’affaire ?
1857 : agression dans les bois de Trelins
Le troisième fait divers, brièvement relaté par Michel Bernard, rédacteur du Journal de Montbrison (4), concerne un voyageur attaqué, cette fois, par un seul homme. Il pose bien des questions.
En route pour aller chez la sorcière de Bussières
Le 24 mai 1857, Antoine Boudier (5), un habitant de Saint-Georges-en-Couzan, décide de se rendre à pied à Bussières pour consulter la sorcière. Cette femmeestsans doute une guérisseuse ou rebouteuse bien connue car, selon le journal local, beaucoup de gens de campagne en ont fait leur médecin. Il part de chez lui au début de la soirée pour marcher de nuit. Le chemin sera long : près de quarante kilomètres ! Il souhaite probablement arriver au petit matin à Bussières.
Attaque à l'orée du bois
Au milieu de la nuit il se trouve seul dans un bosquet – sans doute prend-il des "coursières" ? – sur le territoire de Trelins, tout près de la route qui va de Boën à Montbrison. C'est alors que sort d'un fourré un homme de haute taille, maigre, vêtu d'habits de couleur obscure, qui le prend au collet, lui demande son argent et s'efforce de l'entraîner vers le bois.
Antoine Boudier réagit vivement. Il lance un coup de coude dans la poitrine de son agresseur, le renverse et lui assène un coup de bâton sur la tête, assez fort pour que le gourdin reste taché de sang. Il se sauve ensuite vers la route en criant à l'assassin.
Les deux voituriers prudents
Sur la route il rencontre deux voituriers de Montbrison et leur raconte son agression. Tout à sa colère, Antoine Boudier leur demande de retourner avec lui dans le bois pour y rechercher son agresseur. Prudemment les deux voituriers refusent et lui déconseillent de s'attarder sur les lieux craignant d'avoir affaire à une bande à laquelle le voleur aurait appartenu.
Notre voyageur poursuivit-il son chemin jusqu'à Bussières ? Peut-être, car selon le journal, il ne prévient que tardivement la gendarmerie. C'était regrettable : les recherches auraient peut-être amené l'arrestation du malfaiteur du bois de Trelins. Le journaliste, un brin soupçonneux, écrit enfin : Il paraît qu'il y a lieu d'ajouter foi à sa déclaration.
Mystères !
En effet beaucoup de points restent à éclaircir. Quel était le but de ce déplacement nocturne pour consulter, au mois de mai, une "sorcière" ? L'homme maigre habillé de noir et de grande taille connaissait-il Antoine Boudier ? Savait-il qu'il allait emprunter un raccourci ? L'agressé avait-il reconnu son agresseur puisqu'il donne quelques détails sur lui alors que la scène se passe de nuit, dans un bois ? Pourquoi, sans paraître trop effrayé, souhaite-t-il le poursuivre… Et enfin, que signifie cette déclaration tardive ? Voilà qui est bien mystérieux !
Eglise de Trelins
1912 : attaqué près de Mornand
Un demi-siècle plus tard, en 1911, le quatrième cas fait l'objet d’un maigre entrefilet dans les bulletins locaux du Montbrisonnais (6) et du Journal de Montbrison (7). Il s'agit, cette fois, d'un particulier attaqué par trois malfaiteurs.
Au début de la nuit du 3 au 4 avril, Jean Marie Moutot (8), maître meunier au hameau de Beaurevert, rentre chez lui en voiture. Près du bourg de Mornand, alors qu'il est presque arrivé à la maison, il dit avoir été arrêté par trois individus. L'un saute à la bride de son cheval, un autre tente de se hisser dans la charrette, et le troisième larron fait le guet. L'équipe est complète et le guet-apens paraît parfaitement organisé.
Le meunier ne perd pas son sang-froid. Il frappe avec le manche de son fouet la tête de celui qui veut arrêter le cheval. Le coup porte. L'homme lâche la bride. L'animal fouetté part à toute vitesse et les agresseurs restent sur place. La tentative a échoué. Moutot prévient par téléphone la gendarmerie de Feurs. Les gendarmes se déplacent aussitôt et battent la campagne jusqu’à minuit. En vain.
Là encore nous avons peu d'informations. Est-on tout à fait sûr de la déclaration de l'agressé ? Le rédacteur du Montbrisonnais semble sceptique. Il utilise le conditionnel : il aurait été arrêté par trois individus... Et il conclut encore par une phrase sybilline : du reste, les agresseurs n'ont pas été retrouvés.
(Journal de Montbrison du 6 avril 1912)
Au début du XXe siècle : histoire de loup-garou et de dame blanche
Pour le dernier récit, nos sources sont d'un autre type. Il s'agit de la mémoire familiale avec son lot d'incertitudes et, sans doute, quelques enjolivements. Au cours d'une veillée, en 1980, au centre social de Montbrison, Pierre Dumas (1911-1995) racontait en patois de Saint-Didier-sur-Rochefort l'aventure qu'aurait vécue son grand-père. La scène se passe à la fin du XIXe siècle sur une route entre Saint-Étienne et Saint-Didier. Écoutons son récit tel qu'il a été transcrit dans le bulletin Patois vivant (9) sous le titre Histoire de loup-garou :
Autrefois, il y avait beaucoup des "dames blanches", beaucoup de sorcières, et beaucoup d'hommes qui faisaient peur. Et parfois, ils n'étaient pas du tout habillés de blanc, ils vous faisaient peur tout de même. Toujours est-il qu'il y en avait bien un habillé de blanc. Et mon grand-père revenait tous les samedis de Saint-Étienne avec ses chevaux qui transportaient des piquets.
Un jour...
Et un jour il était attendu... Ils étaient trois ou quatre. Ils passaient devant le cheval, le tiraient par la bride, et puis ils bousculaient mon grand-père. Il se dit : "Eh bien mon vieux, s'ils me font ces "grimaces" tout le long du chemin !"
Un peu plus loin, mon grand-père avait un copain. Il lui dit : "Tu ne pourrais pas m'accompagner un peu, parce que j'ai trop peur. Ils sont quatre ou cinq, avec un drap sur la tête qui tournent autour de moi." Et l'autre dit : "Eh bien d'accord, puisque c'est comme ça, je m'en vais y aller !" Et il prit un piquet du chargement, un bon gourdin, et il dit : "À nous deux, nous verrons bien, le premier qui s'approche !..."
Malheureux, tu m'as tué !
Et ils commençaient à s'approcher mais ils n'osaient pas bien. Finalement ils continuèrent leur chemin en faisant comme s'ils ne les voyaient pas… Le copain de mon grand-père avait toujours son piquet à la main : il s'en servait de canne. Il se tenait du côté du char et un moment il s'en écarta. Et l'autre arrive et se met à le bousculer comme ils faisaient avant. Tout d'un coup, il tire son piquet, lui assène un coup sur la tête. L'homme est à bas. Il lui dit : "Tiens, le loup-garou est mort !"
Et l'autre lui dit : "Malheureux, tu m'as tué !" Mais ils ne le relevèrent pas. Ils sont partis et ils n'ont jamais su de qui il s'agissait.
Est-ce une farce qui tourne mal ou un véritable guet-apens ? Le mode opératoire est le même que dans les récits précédents : nuit noire et voyageur isolé attendu sur un chemin. Cependant des éléments nouveaux entrent en jeu. Les agresseurs sont nombreux, quatre ou cinq, couverts d'un drap blanc qui leur donne l'air de fantômes. Ils n'attaquent pas brusquement mais commencent par narguer le voiturier en tournant autour de sa charrette et en le bousculant. L'action est progressive. Ces "grimaces" durent un long moment au cours du trajet. On cherche à le terroriser par une sorte de danse macabre du plus mauvais goût. Mais c'est peine perdue, le grand-père de Pierre Dumas trouve, heureusement, un ami qui habite près de la route. Celui-ci l'accompagne et réagit vigoureusement…
Légendes populaires et faits-divers se mêlent mais les malfaiteurs n'utilisaient-il pas, parfois, les vieux contes des veillées pour faciliter leurs mauvais coups ?
Finalement ces récits ont de nombreux points communs. Les agresseurs agissent de la même façon. Il y a la même réaction énergique de la part des agressés pour qui l'aventure se finit sans dommages. Le ou les malfaiteurs ne sont pas retrouvés. Et des incertitudes demeurent sur la véracité des faits rapportés laconiquement par les feuilles locales ou, pour le dernier cas, par une mémoire familiale incertaine.
Il n'est pas possible de tirer des conclusions générales de ces cinq cas particuliers. Remarquons seulement que la violence était présente sur les routes foréziennes, il y a un siècle, favorisée, quelquefois, par un climat de superstition baignant encore le monde rural.
Joseph Barou
[Village de Forez n° 123, avril 2016]
(1) Journal de Montbrison du 27 février 1851, n° 1102 ; archives de la Diana.
(2) Joseph Goure, journalier, âgé de 24 ans (en 1853) est marié à Antoinette Mathevon, âgée de 27 ans ; ils habitent le bourg de Saint-Bonnet-le-Courreau et ont une fille, Mariette, 1 an (recensement de 1856, ADL).
(3) Journal de Montbrison du 27 janvier 1853.
(4) Journal de Montbrison du 7 juin 1857.
(5) Antoine Boudier, manœuvre, 61 ans, habite le bourg de Saint-Georges ; il est marié à Marie Chatelet, 48 ans, et ils ont un fils, Pierre, âgé de 12 ans (recensement de 1856, ADL).
(6) Le Montbrisonnais du 6 avril 1912.
(7) Journal de Montbrison du 6 avril 1912.
(8) Jean Marie Moutot, né en 1867 à Bourg-Argental, époux de Joséphine Gache née en 1868 à Peaugres, patron-meunier à Beaurevert. Le couple a trois enfants. En 1911, ce hameau de la commune de Mornand compte alors 8 maisons et 51 habitants (recensement de 1911, ADL).
(9) Patois vivant, n° 9, novembre 1981.
En ligne :
Joseph Barou, Voyageurs et brigands foréziens au XIXe siècle, Village de Forez n° 123, avril 2016
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à jour : 14-08-2017 |
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